Chapitre 3

Le weekend était de retour, après avoir passé deux jours à suivre Sabrine partout dans les corridors. Vers la fin de vendredi, j'arrivais assez à me repérer pour trouver mes classes moi-même - en retard, mais puisque j'étais nouveau, en plus d'avoir une jambe dans le plâtre, les profs ne me donnèrent aucune retenue. Avec mon vieux sac à dos, je n'eus besoin de Sabrine que pour aller chercher mon repas à l'heure du déjeuner. Pour le reste, j'étais presque autonome.

Nous étions samedi, je dormais paisiblement, jusqu'à ce que mon réveil sonne pour huit heures du matin. J'avais oublié de le désactiver la veille.

J'ouvris difficilement un œil, le visage enfoncé dans l'oreiller, et tâtai mon bureau à la recherche du cadran. Quand je le trouvai enfin pour appuyer rageusement sur le snooze, je remarquai que le son ne venait pas de là ; c'était mon téléphone. Je l'attrapai et me tournai sur le dos pour voir l'écran. L'image d'un doigt entouré d'une boucle était apparue, avec les mots « pense-bête ». Je déverrouillai pour regarder le message.

« Souviens-toi. J. ».

C'était la seule chose qui était inscrite.

Je me redressai, appuyé à la tête de lit, et relus le texte plusieurs fois. Pourquoi j'aurais écrit ça en pense-bête ? Premièrement, je n'utilisais jamais cette application. Et ensuite... me souvenir de quoi ? Tout ce dont j'avais oubliée, c'était le meurtre de ma famille, un mois plus tôt, et je n'avais pas tellement envie que ça me revienne. Pas maintenant, du moins.

J'ouvris l'appli, pour vérifier. Le fameux message était le seul dans la liste. Il n'y avait pas de date, pour indiquer quand je l'aurais créé. Et je ne me souvenais absolument pas avoir écrit « souviens-toi ». C'était d'un tel paradoxe que ça acheva de me réveiller.

Ne sachant plus quoi faire du problème, je décidais d'oublier de me souvenir. Je branchai mes écouteurs à mon téléphone et ouvris Netflix.

*

La journée passa tranquillement. J'avais regardé une série avec Sabrine dans sa chambre, qui était juste à côté de la mienne, pendant qu'elle essayait de m'apprendre les personnalités de chacun de ses amis. En dehors de Justin, j'étais déjà incapable de remettre quel nom allait avec quel visage. Un peu plus tard, ce fut un film en sandwich entre ma tante et mon oncle, où j'avais passé une bonne partie du visionner à ronfler contre Harry tellement ça m'ennuyait.

Une dizaine de minutes à peine après mon réveil, après avoir laissé une belle tache de bave sur l'épaule de Harry, mon cellulaire vibrap intensément. Je le sortis de ma poche et eus le choc de voir que c'était encore mon application pense-bête. « Fais un effort. »

- Rien de grave ? demanda ma tante en remarquant mon expression.

- Non, rien, c'est juste... mon telephone doit avoir un virus. Il est bizarre, depuis ce matin.

- Ne me dis pas que tu as ouvert les courriels « agrandissez votre pénis de 50 % ! », dit mon oncle. Crois-moi, c'est de l'arnaque.

- Je confirme, dit ma tante dans un soupir de tristesse.

Je fronçai les sourcils, incertain.

- Vous êtes encore plus bizarres que mon téléphone, dis-je lentement. (Je me retournai vers Harry, qui regardait le film comme si cette conversation n'avait jamais eu lieu.) Tu me passes mes béquilles, s'te plait ?

Mon oncle me les tendit, puisqu'ils étaient juste à côté de lui. Je me levai et, m'efforçant d'oublier malgré les consignes contraires de mes mystérieux messages, allai à la chambre de Sabrine et frappai trois coups contre la porte.

- Entre, dit-elle.

J'ouvris pour trouver ma cousine affalée dans le lit à se peinturer les ongles en bleu. J'allai m'assoir à la chaise de son bureau, fronçant le nez à l'odeur de verni.

- Tu t'y connais, en technologie ?

- Je sais faire des recherches sur Google et utiliser Word et PowerPoint.

- Mon téléphone est bizarre. Et t'es la seule à qui je peux demander de l'aide.

- OK, je garantis rien, mais je peux toujours me regarder.

Je montrai donc le message en pense-bête.

- « Fais un effort », lit-elle en haussant les sourcils. C'est quelqu'un qui t'aurait envoyé ça ?

- Non, je me le serais écrit moi-même.

- Pourquoi ?

- C'est bien là, le problème. Je n'ai pas écrit ce message.

Sabrine garda le silence un moment, vernissant difficilement le pouce de sa main droite en se mordant la langue.

- Tu dois avoir un virus, dit-elle enfin. T'aurais pas dû ouvrir les courriels « agrandissez votre pénis de 50 % ».

- Ton père a dit la même chose, soupirai-je lassement.

Sabrine fit une grimace en secouant la tête, comme pour chasser l'info de sa mémoire.

- Plus sérieusement, je sais pas.

- C'est le deuxième message que j'ai eu. Je me suis fait réveiller par le premier, ce matin. Simplement : « souviens-toi. J. ».

- J ? remarqua Sabrine. J comme Jacob ?

- Ou J comme Jimporte qui d'autre. Parce que j'ai pas écrit ce message !

- Peut-être que si, mais que tu t'en rappelle pas, justement. Et c'est pour ça qu'il faut que tu t'en souviennes. (Sabrine referma son tube, alors même qu'il lui restait encore trois doigts sans peinture, puis se tourna enfin pour me faire face.) Ton amnésie sélective ? Ça pourrait te faire oublier d'autre trucs ?

- La psy avait dit que ça concernait uniquement ça. Y'a une différence entre l'amnésie sélective et l'Alzheimer.

- J'espère bien ! Mais c'est juste une idée. Faudrait mener une enquête. Et que ce soit moi qui le fasse, parce si j'ai raison, t'es pas fiable.

- Je vais pas te donner mon téléphone.

- Verrouille-le. Je pourrais pas voir tes messages. Toute façon, tu me croiras peut-être pas, mais ça ne m'intéresse pas.

Je soupirai, frustré. Après un instant d'hésitation, pendant lequel Sabrine avait à nouveau ouvert son tube de vernis pour continuer à se faire ses ongles, j'éteignis totalement l'appareil et le laissai sur son bureau avant de sortir de la pièce.

*

Dimanche matin, ce fut un réveil en paix, à plus de onze heures. Sabrine cognait à la porte, et je lui permis d'entrer.

- Je te réveille ? dit-elle en s'asseyant à côté de moi sur le lit. Je te savais pas aussi paresseux.

- C'est bon, dis-je dans un bâillement.

Je tendis la main et Sabrine y posa mon téléphone.

- Diagnostic ? dis-je en l'allumant.

- Il est resté complètement mort.

Quelques minutes furent nécessaires avant qu'il ne revienne à la vie. Presque aussitôt, un message apparut : « Mercredi, il sera trop tard - Jake ».

Troublé, je tournai l'appareil pour que Sabrine puisse lire.

- Là, c'est clairement toi, dit-elle.

- Comment j'aurais pu écrire ça, il était éteint ! m'énervai-je.

Sabrine prit le téléphone, puis inclina l'écran vers moi pour me montrer quelque chose que je n'avais pas remarqué ; sous le message, il y avait une petite note indiquant « envoyé depuis ordinateur ».

- C'était presque flippant, mais là, t'es grillé, soupira-t-elle.

- J'ai rien écrit - sur mon téléphone et mon ordi. Je l'ai utilisé que pour aller sur Messenger et parler avec ces cons que je surnommais « amis », et qui ne sont même pas capables de faire une heure de route pour moi, dis-je dans un grognement.

Sabrine attrapa mon portable sur mon bureau et le posa sur ses genoux avant de l'allumer.

- Qu'est-ce qui va se passer mercredi, d'après toi ? demanda-t-elle.

- J'ai un rendez-vous pour retirer le plâtre. En dehors de ça, c'est une journée banale.

- Peut-être que, pour quelqu'un d'autre, ce sera un peu plus particulier.

- Je sais pas qui. (Je pris l'ordinateur sur les genoux de Sabrine, fermai l'écran et le laissai sur le lit.) Oublions cette histoire, OK ? C'est trop compliqué pour moi.

- Et si on menait une enquête ?

- Peut-être bien, mais parmi les films américains que j'ai écoutés, le genre policier est rarement sur la liste. Je sais pas comment on fait ça.

- Laisse-moi m'en occuper, dit Sabrine avec un grand sourire.

- T'arrêteras de m'ennuyer seulement quand j'aurais accepté, de toute façon. Alors, vas-y, amuse-toi.

*

Sabrine se fit donc une joie de me suivre partout, toute la journée, prenant des notes dans un calepin et m'observant avec une loupe. Elle avait beaucoup de plaisir à jouer les détectives, mais elle n'arrivait qu'à me taper sur les nerfs.

Elle ne trouva rien de suspect à dire à propos de dimanche. Pareil pour lundi, pareil pour mardi. Nous fûmes trop longtemps séparés mercredi, alors qu'elle était à l'école et moi à l'hôpital, pour qu'elle puisse remarquer quoi que ce soit. Jeudi passa également, avec toujours rien de louche. Vendredi, Sabrine jeta l'éponge, lassée de ne rien découvrir et de me suivre à la trace encore plus efficacement que Grizzli, le yorkshire de la maison, qui avait fini par m'accepter comme un membre de la famille.

*

Samedi, je me réveillai à nouveau par mon téléphone, avec un nouveau message. C'était le premier depuis que ma cousine avait cessé de me pister tel un chasseur, comme quoi tout était prévu pour qu'elle ne le voie pas.

« Ne demande l'aide de personne. Tu dois comprendre par toi-même, ou je te jure que ta petite vie tranquille s'arrêtera assez rapidement. Et maintenant, souviens-toi !

Et oui, c'est toi-même qui as écrit ce message. 4h37 du matin, samedi.

J'aimerais te dire ce dont il faut que tu te souviennes, mais j'ai peur que les enquêteurs lisent ton téléphone. Tu serais dans la merde.

PS Ne va pas à la fête de ce soir. »

C'est n'importe quoi, pensai-je en effaçant le message. C'est n'importe quoi, mais c'est surtout flippant.

Je me rappelai vaguement m'être réveillé vers quatre heures, ce matin. J'avais ouvert les yeux, pour aucune raison, et je m'étais endormi aussitôt après. Je n'avais pas touché à mon téléphone à ce moment-là, je n'avais que levé la tête pour regarder l'heure sur mon cadran. C'était la seule et unique chose que j'avais faite à cette heure-là.

Mais en même temps... Si ce n'était pas moi, qui ce serait ? Comment aurait-il su que je m'étais réveillé à quatre heures, pour l'écrire dans le message ?

Je sortis du lit - sans béquille, j'en étais débarrassé depuis mercredi - et allai à la cuisine. Je ne m'étais pas rendu compte qu'il n'était que huit heures du matin, et j'étais le seul éveillé. Je me fis un bol de céréales et allai m'assoir dans le salon, allumant la télé et me dépêchant de baisser le son pour ne déranger personne. Je tombai sur les nouvelles et, songeant que je m'étais déconnecté de la vie depuis un peu trop longtemps, décidais de me mettre à jour. Il y eut l'annonce d'une quelconque célébrité qui faisait son entrée en désintox, un quelconque homme politique accusé d'attouchement sexuel sur des mineurs, puis une avis locale d'un petit chien perdu. Étrangement, je me sentais plus mal pour le chien. J'espérai que ces propriétaires allaient le retrouver rapidement.

Après un petit moment de publicité, j'avais terminé mes céréales et allai porter le bol dans l'évier. En revenant au salon pour éteindre la télévision, l'actualité avait repris et ce que je vis à l'écran me figea. L'enquête sur le massacre qu'il y avait eu dans la nuit de mercredi à jeudi n'avait toujours pas avancé, mais ils étaient au moins sur d'une chose ; c'était le même coupable que celle d'un mois plus tôt... celle de ma famille.

Le meurtrier avait encore frappé. Il y a plusieurs jours, et ce n'était que maintenant que j'en étais mis au courant !

Je m'empressai d'éteindre la télévision, répugné à l'idée d'entendre quoi que ce soit à ce sujet. Mais ce faisant, j'accrochai une chandelle sur la table basse et elle tomba contre son support en métal. Le bruit réveilla ma tante, dont la chambre était juste de l'autre côté du mur du salon. Avant qu'elle ne vienne vérifier ce que c'était, je me précipitai vers la mienne et fermai la porte, le cœur battant.

Les messages m'avaient averti. Mercredi, il sera trop tard. C'est qu'une coïncidence, si le meurtre s'était produit au même moment ?

Je regardai le téléphone, dans ma main, et allumai l'écran. Aucune nouveauté. Alors, je décidai d'en écrire un moi-même en pense-bête. « Trouve un moyen de m'expliquer ce que j'ai oublié. Est-ce que ce deuxième meurtre me concerne ? »

J'attendis un long moment, adossé à la porte de ma chambre et les yeux fixés à mon portable, mais rien n'apparut. Je retournai à mon lit, me glissant sous les couvertures et les remontant jusqu'au menton.

Le criminel courait toujours, et j'en étais convaincu, il voulait me tuer. Si je parvenais à me souvenir de ce qui s'était passé la nuit du massacre, je pourrais révéler son identité à la police et il irait tout droit en prison. Et il le savait.

Et il va vouloir me tuer avant que ça n'arrive.

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