Chapitre 2

Le jeudi arriva donc beaucoup plus tôt que prévu. J'avais mis mon alarme à huit heures du matin, le soir d'avant, mais ma tante, qui pense toujours à tout, débarqua dans ma chambre pour me réveiller à sept heures cinquante-quatre avec un petit déjeuner au lit.

- Jake, debout, murmura-t-elle doucement en passant les doigts dans mes cheveux. Tu fais ta rentrée, aujourd'hui, dans ta nouvelle école ! Enfin, c'est seulement si tu veux, hein. Il n'est pas trop tard pour repousser le moment jusqu'à lundi.

J'eus besoin d'une vingtaine de secondes en plus pour ouvrir les yeux et les fixer sur Carole qui, le cabaret dans les mains, attendait que je m'assois correctement pour l'installer sur mes genoux.

- C'est bon, dis-je dans un bâillement. Comme on dit, faut pas remettre à demain ce qu'on peut faire aujourd'hui... même si c'est tentant.

Je me redressai dans le lit, calant l'oreiller dans mon dos, et ma tante posa le plateau devant moi. C'était des crêpes et du bacon accompagné d'un petit pot contenant du sirop d'érable, avec un verre de jus d'orange. Carole passa à nouveau une main dans mes cheveux, comme si j'avais six ans plutôt que seize, puis quitta la chambre. Remarquant une feuille à moitié coincée sous l'assiette, je la pris et lis le message ; « nous sommes tous derrière toi, Jake ! XOX ». Je levai les yeux au ciel en chiffonnant le papier et le lançant dans ma corbeille, à l'autre bout de la pièce.

En deux jours, j'avais été dorloté à un point que ça en était aussi exaspérant que de l'intimidation. Il était vraiment temps que je prenne de l'air.

Mon réveil sonna enfin alors que j'avais déjà terminé de manger. Incapable de marcher et de tenir des choses lourdes à la fois, avec ma jambe dans le plâtre, je laissai le plateau sur mon bureau, songeant que ma tante se débrouillerait avec, puis sortis de mon lit avec l'aide précieuse de mes béquilles pour me rendre à ma penderie, choisissant quelques vêtements que j'emportai avec moi à la salle d'eau pour les enfiler après un bain rapide. Quand je fus prêt, il était à peine huit heures vingt, Sabrine fut prête à huit heures vingt-cinq, le temps que mon oncle se souvienne qu'il devait nous conduire, huit heures vingt-huit, et tout le trajet après avoir passé pour la toute première fois les grandes portes de ma nouvelle école, huit heures trente-deux - elle était très près de la maison.

Enfin arrivé, Sabrine me guida jusqu'au secrétariat, où une réceptionniste me donna mon horaire de cour et mon code de casier.

Je revins auprès de Sabrine, qui m'attendait où elle l'avait indiqué un peu plus tôt. Je lui montrai mes papiers, qu'elle examina avec moi.

- Cool, on a la math ensemble, dit-elle en souriant à pleines dents. Tu pourras m'aider, je suis nulle.

- C'est surement pas la même math, t'as une grade de plus que moi.

- Ouais, sauf que j'ai raté le cours, l'an dernier, dit-elle en rougissant. Bon, on a plus assez de temps pour une visite de chaque recoin, alors on la fera sur l'heure du déjeuner, ça te va ?

- Pas de problème.

- Allons donc en math...

Nous allâmes donc en math. Et comme je l'avais redouté, le prof me demanda de faire une brève présentation de moi-même, ce que je fis à regret, marmonnant un simple « Je m'appelle Jacob, mais appelez-moi Jake, tout le monde le fait, même si j'aime pas tellement ». L'enseignant en fut satisfait, et je pus ensuite assister à mon premier cours de la journée. Commencer avec la math, c'était ce qu'on pouvait surnommer une entrée en force, surtout à commencer par un sujet que je ne comprenais pas, puisque je venais tout juste de passer plus d'un mois sans faire mes devoirs.

La matière suivante fut l'art, tout ce qu'il peut y avoir de plus relaxant. Ça faisait contraste. Et après, histoire.

Enfin, l'heure du déjeuner était arrivée. Même sans l'aide de Sabrine, je parvins à repérer la cafétéria, puisqu'elle était exactement au centre de l'école. Ici, sur l'un des murs, il y avait un énorme dessin de requin sous fond marin, donnant l'impression d'être dans l'océan. Mais j'aimais bien.

Je patientais, posé au coin d'une table libre, guêttant l'arrivée. J'avais le même problème que ce matin ; j'étais incapable de porter quelque chose et manipuler une paire de béquilles en même temps, j'étais donc condamné soit à manger directement à la caisse, soit à attendre le retour de Sabrine. Ce qui dura plus d'une vingtaine de minutes, alors qu'elle s'asseyait avec une assiette de poulet et de riz, qu'elle poussa devant moi.

- Salut, dit-elle avec un grand sourire. Alors, ton premier avant-midi d'école ?

- Ennuyeux à souhait, dis-je en prenant la fourchette dans le plateau. J'ai dû me présenter à chaque cour. Tu crois que les gens savent que je suis le Jacob Lane ?

- Il n'y a pas de Jacob Lane, dit Sabrine en secouant la tête. Il aurait fallu te connaitre d'avance, toi ou ta famille, pour faire le rapprochement. T'inquiètes, personne ici n'est au courant de ton histoire. Ton nom n'est mentionné dans aucun journal. C'est ça, les joies d'être mineurs, dit-elle dans un petit rire. Maintenant, excuse-moi, je reviens tout de suite...

Sabrine se leva pour disparaitre dans la foule, pour réapparaitre une minute plus tard avec un second plateau, qu'elle posa sur la table avant de s'assoir.

- Et tu me dois cinq dollars, pour ton repas, dit-elle en guise de salutation.

Je laissai échapper un rire en me penchant pour récupérer un peu de monnaie dans le fond de mes poches, pour ensuite la présenter à Sabrine.

- J'ai qu'un dix.

- Ça fera l'affaire, t'auras qu'à me rendre le reste demain, dit-elle en prenant le billet.

- Je comprends pourquoi t'as raté ta math.

- Je vois pas de quoi tu parles. (Sabrine promena un instant son regard dans la cafétéria, avant de revenir à moi.) Bon, t'es prêt ? Je te fais les présentations à sens unique des quelques célébrités de la place que tu ne sauras jamais apercevoir de plus près.

Les minutes suivantes, Sabrine ne fit que lancer toute sorte de noms en pointant toute sorte de têtes. Quand bien même j'aurais voulu porter attention, je n'aurais rien enregistré. Elle allait beaucoup trop vite.

Sabrine continua ainsi, à nommer chaque fille assise sur cette table en les différenciant par leurs couleurs de cheveux, les numérotant quand ils y avaient plusieurs brunes d'affilées, mais je n'écoutai qu'à moitié. En me lançant autant de prénoms à la figure, il n'y en avait qu'un sur quatre qui restait dans ma tête.

Alors que je laissais Sabrine monologuer dans son coin, je mangeai mon repas en regardant un peu partout dans la salle, à la recherche d'ami potentiel et - il faut bien l'avouer - de petite amie potentielle. Et justement, mes yeux croisèrent ceux d'une fille, passant dans la file de caisse. Tout au long de sa marche, jusqu'à ce qu'elle me tourne le dos, nos regards ne s'étaient pas quittés une seule seconde.

- Sabrine, appelai-je. (Elle s'interrompit au milieu de son discours pour reporter son attention sur moi. Je pointai la fille d'un mouvement de menton.) Et elle, c'est qui ?

- Celle avec des cheveux bruns ?

- Elle est seule à la caisse, fais pas comme si tu risquais de la confondre, dis-je en roulant les yeux.

- Je posais la question pour m'assurer, au cas ou... parce que c'est un très mauvais choix ! Tu vois les films américains, avec la pom pom girl populaire, salope comme pas possible ? Bah c'est elle.

- J'en ai rien à faire des clichés, je veux juste son nom.

- Bah, tu l'auras pas. Je veux pas être complice dans cette histoire.

- Qu'est-ce que tu racontes ?

- Tu regardes les films américains, oui ou non ?

- Oui, soupirai-je. Mais les films américains représentent environ cent-trois pour cent du marché.

- T'es un cas désespéré...

- Son nom ?

- Non.

- T'es plus désespérante que moi !

- Il faut bien, je suis techniquement ta sœur, maintenant !

Je secouai la tête, préférant terminer là cette conversation. Sabrine m'avait donné un coup de poing en plein cœur en disant le simple mot « sœur ». Si j'avais eu mes deux jambes valides, je me serais enfui en courant pour me cacher dans un coin. Mais puisque j'étais nouveau dans cette école, je me serais probablement égaré.

- Oh... Jake, je suis désolé, je voulais pas... commença Sabrine.

Je secouai à nouveau la tête pour la faire taire. J'avais perdu toute envie d'utiliser des mots pour un bon moment.

Nous mangeâmes nos repas en silence. Sabrine termina avant moi, mais resta assise là à m'attendre, alors que je prenais tout mon temps. Mais je j'achevai au bout de cinq minutes supplémentaires. Il y avaitl encore un peu plus d'une demi-heure avant le prochain cours.

- Tu veux toujours visiter ?

Je haussai les épaules, indifférent.

- Lève-toi, Jake. Ma mère m'a clairement fait comprendre qu'il ne fallait pas que tu déprime dans ton coin. Et surtout ne pas te laisser aller dans une de tes crises de mutisme.

- C'est pas des crises, j'ai juste pas envie de parler, dis-je dans un grognement.

- Tu aurais préféré attendre à lundi pour faire ta rentrée ?

Je hochai la tête. Sabrine me donna un coup de pied sur ma jambe plâtrée, et je sursautai de douleur en hurlant un énorme « merde ! » qui me valut une centaine de regards se retournant vers moi.

- Salope, dis-je entre mes dents.

- Désolé, je croyais que c'était l'autre jambe qui était dans le plâtre.

- Quand tu sais pas, tu prends pas de chance !

- Je prends note.

Sabrine se leva et je l'imitai. Le mal aura au moins réussi à me faire oublier pourquoi je lui en voulais quelques minutes plus tôt.

Sabrine me fit donc visiter l'école, s'arrêtant de temps en temps pour saluer telle ou telle personne et de faire les présentations pour moi. J'avais hâte d'en arriver à bout ; c'était fatigant de faire toute cette distance avec des béquilles.

Heureusement, alors que nous parcourions un corridor, Sabrine se trouva encore une autre bande d'amis à me faire découvrir. Je m'empressais de m'assoir sur un banc, à bout de souffle.

- Coucou tout le monde, dit-elle comme elle l'avait déjà fait une dizaine de fois. Voici Jacob, c'est mon cousin. Il est nouveau, je lui fais la visite.

Sans faire attention à la discutions, je regardai le décor. Le mur en face de moi représentait des méduses, avec quelques petits poissons.

Je levai les yeux au bout d'un moment, alors que je remarquai le silence dans la conversation. Tous m'observaient, soit trois filles et trois gars, précisément.

- Hm... Salut, marmonnai-je distraitement.

- Ça ne répond pas à la question, dit l'un des garçon, qui portait un blouson de requin.

- Il s'est pris un coup sur la tête ? chuchota une fille dans l'oreille d'une autre.

Je ne répliquai rien à ça puisque, justement, j'en avais reçu un assez gros pour me faire plonger dans le coma. En dehors de mon tibia cassé et quelques coupures qui semblaient avoir été causées par un couteau, la seule blessure que les docteurs avaient su trouver sur moi avait été une prune derrière le crâne et une commotion cérébrale.

- Qu'est-ce qui t'est arrivé à la jambe ? dit le gars au blouson. C'était ça, la question, au départ.

- T'es pas obligé de répondre, dit Sabrine en secouant la tête.

- Un truc lourd m'est tombé dessus, dis-je pour les faire taire.

- Quel truc ?

Alors là, je n'en avais aucune idée. Ça faisait partie de ce que j'avais oubliés.

- Un truc, dis-je vaguement.

Le gars me défia du regard un long moment, comme s'il tentait d'évaluer ma santé mentale. Il dut être satisfait du résultat, car il me tendit la main avec un grand sourire.

- Je suis Justin, dit-il alors que je me décidai enfin à lui renvoyer sa poigne.

- Jacob.

- Alors, Jacob... tu veux être mon ami ? demanda Justin d'une petite voix enfantine.

- OK, dis-je en éclatant de rire. Soyons amis.

- Tu le retires quand, ce plâtre ?

- J'ai un rendez-vous mercredi prochain.

- Tu seras assez rétabli samedi de la même semaine ?

- Normalement, ouais.

Justin me tourna le dos et, levant les poings au ciel, s'écria assez fort pour être entendu dans l'école en entier ;

- Une fête chez moi samedi prochain !

- Justin ! cria en retour un prof qui passait par là. Baisse le ton !

- Oui, m'sieur ! hurla à nouveau Justin, faisant éclater de rire tous les autres étudiants, moi y compris.

Alors donc, voilà. J'étais élève de cette école depuis plus ou moins quatre heures, j'avais déjà eu la connaissance de « la table des sportifs » et de la « salope pom pom girl », et j'étais maintenant invité à un party.

- T'avais raison, dis-je en tournant la tête vers Sabrine, qui était parmi les filles un peu plus loin. Cette école est vraiment le cliché des films américains.

- T'étais prévenu, dit-elle dans un rire.

Par la suite, il ne nous restait qu'une dizaine de minutes de pause pour les présentations. En dehors de Justin, il y avait donc Nico et Sam, qui, comme Justin, était dans l'équipe de natation. Et parmi les filles, hormis Sabrine, il y avait Emma, Manon et Chloé. Aucune d'entre elles n'était dans la natation, mais allaient tout de même assez souvent à la piscine pour s'amuser. À la fin des présentations, j'avais déjà oublié quel prénom appartenait quel visage, mais heureusement, un « Hé » était suffisant en toute circonstance.

Puis les cours reprirent. C'était donc ma première - et dernière - journée tranquille avant un long moment.

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