Chapitre 18

Tout en marchant vers l'école, j'envoyai un texte à Élodie, me rependant encore une fois d'excuse. J'étais à peine entré dans le parking qu'elle me répondait déjà.

« Il était temps. Qu'est-ce qui t'empêchait de le dire plus tôt ? »

« Sabrine. Elle a changé ton numéro dans mon téléphone. »

« Quelle salope. »

J'éclatai de rire. Ça faisait trop longtemps que je n'avais pas parlé, ou a la limite texter, avec quelqu'un autre que ma famille ou la psychologue.

Pour m'assurer qu'elle ne me prendrait pas pour un menteur, je lui envoyai plusieurs photos de mon écran, où je pouvais voir tous les textes qu'elle n'avait pas reçus.

« Tu me manques. » ajoutai-je après une seconde d'hésitation. « T'es ma seule amie. »

« J'avoue que tu me manques un peu aussi, même si tu n'es pas mon seul ami. Ou peut-être, techniquement, tu es mon seul AMI, mais j'ai aussi une amiE. J'ai deux amis, mais tu es mon seul ami. Tu comprends ? »

« Plus ou moins. »

Je levai les yeux de mon écran pour voir que j'étais arrivé devant les portes de l'école. Un groupe d'ados passa devant moi en me bousculant.

« Tu es où ? » demandai-je.

« Bloc B. »

Le bloc B était le coin de l'école où il y avait la classe de musique, l'amphithéâtre, un deuxième étage généralement occupé par la classe d'art dramatique. Mais dans l'entrée du bloc, il y avait un grand espace avec des bancs et quelques oeuvres accroché au mur, un petit endroit cosy où attendaient les gens avant les spectacles. Je traversai le couloir en ligne droite depuis l'entrée, passant devant le bureau du secrétariat, puis débouchai dans le fameux bloc B. Là, seule sur un banc, les jambes croisées et les yeux rivés sur son téléphone, il y avait Élodie. Elle portait un sweatshirt motif armé, des jeans troués aux genoux, les cheveux remontés en boule sur le sommet de sa tête. Au moins, je n'aurais pas l'air trop négligé, à côté d'elle.

- Élodie ! appelai-je en levant la main bien haut pour qu'elle me remarque, malgré que je fusse seul avec elle dans la pièce.

- Jacob ! répondit-elle en levant elle aussi la main.

J'allai m'assoir dans le banc en face d'elle. Elle mit son téléphone dans la poche centrale de son sweat avant de relever la tête vers moi avec un petit sourire, qui s'évanouit la seconde d'après.

- Mon Dieu, Jake, ça fait combien de mois que t'as pas dormi ?

Je soupirai, sans répondre. C'était si visible que ça ?

- Je suis un peu nerveux avec les examens qui arrivent, c'est tout... Je vais bien, t'inquiète pas pour moi. (Je laissai planer un petit silence, pour mieux changer de sujet.) Je suis vraiment désolé, pour Bathurst, dis-je pour la millième fois.

- Ça va, soupira Élodie. J'aurais voulu ne pas te pardonner aussi facilement, mais je me dis tout le temps que, si j'étais à ta place, j'aurais fait des trucs débiles, moi aussi.

- Tu crois ? dis-je en pouffant.

J'imaginai mal Élodie guidée par une voix diabolique depuis le fond de son esprit tordu. Mais qui sait ?

- Je sais pas, mais je suppose, dit Élodie dans un haussement d'épaule. Mais je te jure, j'irais plus jamais en roadtrip avec toi.

- La prochaine fois, je t'inviterai même pas.

- C'est parfait comme ça !

- Sinon... on pourrait aller à Miramichi.

- Jake, grogna Élodie en m'envoyant un regard noir. C'est non. Et puis, y'a eu un meurtre là aussi, y'a pas si longtemps !

Je hochai la tête en soupirant. Mais sérieux, j'avais complètement oublié ce détail.

- En fait, c'était un suicide, signalai-je. C'est la police qui me l'a dit.

Mais avoue que c'est suspect, hein.

Taie-toi !... Même si t'as raison.

- Un suicide ? s'étonna Élodie. C'est suspect, comme suicide.

- Je pensai à la même chose, dis-je dans un petit rire nerveux.

La cloche du début de cours sonna, nous faisant rapidement oublier le sujet. Élodie attrapa son sac à dos, qui trainait près d'elle sur le banc. Je sortis mon téléphone et mes écouteurs de ma poche.

- On se revoit à midi ? demandai-je. Et puis t'étais où, tous les autres midis de la semaine ?

- Je venais ici, pour être sure de ne pas te croiser. Et oui, cette fois, j'irais à la cafétéria.

Mon premier cours de la journée, pour cette fois, fut le français. Le cours fut amusant et assez rapide ; j'avais dormi pendant presque toute l'heure. Pareil pour la mathématique qui venait après. Je mangeai quatre biscuits au chocolat pendant la pause, pour essayer de me booster un peu. Ensuite, ce fut le cours de gym ; quinze minutes à courir, comme premier exercice, dont je ne pus que marcher lentement, déjà à bout de souffle, pendant douze de ces quinze minutes. Quand nous allâmes dehors sur le terrain de tennis pour y jouer, je me pris la balle en pleine gueule pour cracher du sang sur le terrain. J'arrêtai là pour le reste de la partie, trop ramollie. Je me repris en histoire pour dormir encore un peu.

C'était vraiment insultant à savoir que ça faisait quatre jours que j'étais incapable de dormir la nuit, alors que j'arrivais parfaitement à dormir durant mes cours, quand c'était le moment de la journée où il ne fallait pas dormir.

À la cafétéria, j'étais à deux doigts de m'endormir dans mon assiette de cheeseburger quand Élodie arriva enfin pour s'assoir en face de moi.

- Faut vraiment que t'ailles dormir, dit-elle en guise de salutation.

- C'est ce que j'ai fait toute la matinée, dis-je dans un haussement d'épaules.

J'appuyai ma tête dans ma paume, les yeux dans le vague.

- À quoi tu penses ? demanda Élodie après un long silence.

- J'ai oublié de mettre du ketchup dans mon cheeseburger.

Je levai les yeux vers l'assiette d'Élodie, pour voir qu'elle s'était pris la même chose que moi. Et à voir la petite coulisse de rouge qui tombait dans son assiette, elle n'avait pas oublié le ketchup.

- On échange ?

- Non.

Comme par peur que je lui vole son assiette, Élodie s'empara de son repas pour en prendre une grande bouché. Je fermai les yeux, à bout de force.

- Jake, dit Élodie en claquant des doigts sous mon nez. Je suis sérieuse ; retourne chez toi et va te coucher !

- Non, grognai-je. Faut pas qu'ils sachent...

- Ton oncle et ta tante ?

- Mouais. Je sais ce qu'ils vont penser, et ce qui va se passer... J'ai pas envie de partir d'ici.

- Quoi ? S'il voit que t'arrive pas à dormir, ils vont t'envoyer ailleurs ? C'est idiot, voyons ! Ils te donneront des somnifères, c'est tout.

- Non... tu peux pas comprendre.

- Bah, explique-moi.

Je secouai la tête en soupirant, puis en bâillant.

- Je suis fou. L'insomnie, c'est un symptôme.

- Jacob le schizo, dit Élodie en reniflant. Tu dois pas croire ce que tout le monde dit.

- Mais peut-être qu'ils disent vrai.

- Écoute, la schizophrénie est assez rare en soit, elle l'est encore plus de se développer à seize ans.

- Alors pourquoi je fais de l'insomnie ?

- Ça peut être pour toutes sortes de raison. Le stress, tout simplement.

- Je suis pas stressé.

- Toute ta famille est morte et tu te retrouves dans une école où tout le monde te déteste. T'as toutes les raisons d'être stressé.

- Tu m'aides pas...

- Mais je dis vrai. Tu n'es pas schizo, voilà !

Je haussai les épaules, à bout de patience. Sentant mon estomac gronder, je me décidai enfin à aller mettre du ketchup dans mon burger. En revenant à la table où j'avais laissé Élodie, je vis qu'elle avait déjà terminé son repas et qu'elle attaquait le dessert.

- Est-ce que tu éprouves des sentiments pour moi ?

Je levai les yeux vers Élodie, la bouche pleine. Elle me regardait droit dans les yeux, le plus sérieusement du monde.

- Pourquoi tu demandes ?

- Curiosité.

- Je t'aime bien, dis-je dans un haussement d'épaules. Comme une amie.

- Seulement ?

- Qu'est-ce que ça peut te faire ? Toi, t'as des sentiments pour moi ?

- Je ne me prononcerais pas là-dessus. Non, c'était juste pour voir ce que tu répondrais.

Je haussai à nouveau les épaules. Élodie poussa un long soupir, continuant de manger son minuscule morceau de gâteau.

Tu paries qu'elle essayait de te trouver des symptômes ? dit Hyde. Difficulté à éprouver des émotions...

Sauf que j'en ai pas.

Ce matin même, tu as avoué devant Carole que tu l'aimais.

Je l'aime bien. Je suis pas en amour.

Bah moi, peut-être que oui. Il vaudrait mieux ne laisser passer aucun soupçon. Je prends la place.

Non !

Sans me laisser le temps de protester, je sentis un frisson me parcourir l'échine, et mon burger me glissa des doigts, tombant de travers dans mon assiette. Élodie haussa les sourcils pendant que Hyde léchait le ketchup qui me tachait les doigts avant de reprendre le cheeseburger et d'en prendre une bouchée.

- Je suis tellement fatigué que j'en ai des faiblesses, dis-je après avoir avalé ma bouchée.

- Va te coucher, alors.

- C'est ce que je vais faire... mais avant, je dois t'avouer un truc. Je t'aime beaucoup plus que par simple amitié, Élodie. Et je sais que ça parait super bizarre de te dire ça, juste comme ça, alors que je sens un petit morceau de viande de burger de coincer entre mes dents... c'est pas tellement romantique. Mais si tu veux, je peux aller au magasin chercher des fleurs en plastique et revenir avant la fin de la pause. Ça te dit ?

Je pris une seconde bouchée du burger en attendant sa réponse. Élodie était sérieuse, presque ennuyée par le petit discours de Hyde.

- Y'a « pas romantique » et « vraiment pas romantique ». Tu peux pas m'avouer ta flamme en restant aussi stoïque.

- Tu crois ? Qu'est-ce que je devrais changer ?

- Ne mange pas en même temps de parler !

- J'ai pas la bouche pleine, j'ai avalé avant de répondre !

- Arrête complètement de manger, pour au moins le temps que je te réponde : « oh, Jake, moi aussi, je t'aime tellement ! »

- Vraiment ? dis-je avec un sourire que je sentais forcer.

- Non, crétin. C'était qu'une mise en situation.

- Oh.

Je pris une dernière bouchée de burger, avant de l'abandonner dans l'assiette et de m'essuyer la bouche et les doigts avec une serviette en papier.

- Élodie, je suis amoureux de toi.

- Avec un sourire, Jake.

- Tu dois répondre « moi aussi ».

- J'aurais pu répondre « moi aussi », si seulement tu m'en avais donné l'envie. Mets un peu d'émotion dans ce que tu dis !

- Merde, c'est une déclaration d'amour, ou un cours d'art dramatique ?!

- T'es désespérant. Écoute, va dormir et ressaye demain.

Tu me fout la honte devant Élodie, grognai-je. Toi qui disais : « je suis sûr que je saurais mieux la séduire que toi ».

La ferme, Jekyll ! répliqua Hyde. Je fais de mon mieux, mais, sérieux, c'est comme s'il y avait un truc qui me bloquait le cerveau et qui me fait dire les trucs de travers.

Ne mens pas à ta propre conscience.

OK, très bien ! J'ai pensé ce que je disais, même si, je sais, c'était stupide. Mais c'était comme si j'arrivai pas à sourire, ni rien.

Je secouai la tête en soupirant, puis pris mon sac qui pendait à ma chaise et en ressortit une tablette de chocolat, que je posais dans le cabaret d'Élodie.

- En guise d'excuse pour ma pitoyabilité, dis-je avec un sourire, et je sentais bien qu'il était forcé. À demain.

Élodie répondit d'un second sourire, tout aussi forcé que le mien, et je quittai la cafétéria en l'abandonnant derrière moi.

Je sortis de l'école et allai faire un petit tour en ville à la pharmacie, autant pour une faim soudaine de bonbon que pour m'acheter des somnifères – il fallait une prescription que je n'avais pas, et je n'eus droit qu'à des genres de jujubes vitaminés. J'allais ensuite chez moi, passant par la fenêtre de ma chambre pour ne pas me faire remarquer par ma tante et mon oncle, puis fonçais direct sous les couvertures.

Peut-être parce que j'avais dormi en cour, mais encore une fois, je n'arrivais plus à dormir.

- C'est quoi, la prochaine étape ? murmura Hyde, les yeux fixés au plafond.

J'en sais rien, c'est toujours toi qui décides... On pourrait retourner à Bathurst, puisque je n'y ai rien compris la première fois. Sans Élodie.

- Nah. Plus de Bathurst. Toute façon, j'ai bien compris, t'a pas cru à mon souvenir.

Je sais que tu l'as inventé.

- T'as raison...

Je fermai les yeux et, malgré mes craintes, je réussis à m'endormir presque aussitôt. C'était surement Hyde qui s'était débrouillé pour ne pas répondre à ma prochaine question...

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