Chapitre 16
Malgré le peu de sommeil auquel j'ai eu droit cette nuit-là, je fus obligé d'aller à l'école. Sabrine m'évitait à la maison, elle m'évitait encore mieux à l'école, et malgré mon envie de ne pas rejoindre ses amis, elle ne vint pas m'avertir que j'en avais toujours le droit. Cette fois, j'en étais assuré, je l'avais perdu.
Il m'avait fallu attendre près de quatre heures avant que Hyde ne redonne le contrôle de mon propre corps, au moins le temps qu'il s'endorme. À mon réveil, j'étais moi. Depuis, il ne s'était toujours pas manifesté. Il faut croire que prendre le contrôle l'avait calmé pour un petit moment. Du moins, j'espère. Je n'étais pas prêt à la lui rendre aussi facilement.
Dans la cafétéria à l'heure du midi, Élodie n'était nulle part en vue. J'avais prévu lui laisser au moins une ou deux journées de répit avant d'essayer de me faire pardonner, mais j'étais tout de même déçu de devoir suivre le plan. J'avais acheté du chocolat pour elle - ou du moins, Hyde s'en était acheté pour lui-même au milieu de la nuit, mais sur les deux tablettes, il n'en avait seulement mangé qu'une moitié. Et la seconde moitié fut mangée par moi-même, durant le cours de math.
Aujourd'hui, nous étions mardi. Ce sera mon premier rendez-vous avec la psychologue de l'école, à midi quarante-cinq. Il était midi quarante. Comme de fait, en levant les yeux de mon assiette, je vis un enseignant se diriger vers moi. Je retirai mes écouteurs et éteignis la musique - du Shawn Mendes, pour un peu de masochisme.
- Tu as fini de manger ? demanda-t-il en regardant mon assiette où il ne restait que quelques légumes. (Je hochai platement la tête.) Suis-moi, s'il te plait.
J'abandonnai mon cabaret et suivi le prof en travers la cafétéria. Nous passâmes près de la table de Sabrine et de ses amis. Tous me regardèrent passer avec un regard noir et quand même un peu curieux ; Sabrine avait encore tout raconté. Elle ne pouvait pas se la fermer, une minute ?!
Le prof m'entraina jusqu'à un coin où je n'avais encore jamais mis les pieds, puis m'ouvrit la porte d'un petit bureau. Là derrière le bureau, il y avait une femme devant avoir dans les trente ans, une jolie blonde avec un sourire éclatant. Je ne me sentis pas la force de répondre à son sourire.
J'allai m'assoir à la chaise devant elle pendant que le prof fermait la porte pour m'abandonner ici, avec la psy. Je baissai les yeux vers mon téléphone, que je tripotai nerveusement. Un téléphone qui ne me servait plus à rien ; je n'avais plus d'ami à texter, même Hyde ne m'envoyait plus de message, puisque tout - littéralement - se passait dans ma tête.
- Alors, Jacob, commença-t-elle d'un ton aimable.
- La ferme, dis-je en lui envoyant un regard noir.
La psy se redressa, étonnée. Je baissai à nouveau les yeux sur mon téléphone. Je voyais mon reflet sur l'écran noir, et je fus étonné de voir que j'avais l'air sur le point de me mettre à chialer. Je pris une grande inspiration, essayant de me calmer, puis remis mon téléphone dans ma poche.
- Désolé, soupirai-je.
Oh non, t'excuses pas. Ça commençait tellement bien !
Toi, tu la fermes ! pensai-je en serrant les poings. Si tu me parles encore, je répondrais à voix haute. Tu veux voir la réaction de la psy si je me mets à parler tout seul ?
Hyde ne répondit rien.
- Jacob, je comprends que tu sois à cran, mais je suis là pour t'aider, dit la psy.
- Oui, comme tout le monde...
- S'il y a quoi que ce soit que tu aies envie de dire, va-s'y. Rien de ce que tu me diras ne sortira d'ici.
- Même si je dis avoir une grave maladie et qu'il me faudrait des soins de toute urgence ?
- Non, dit-elle dans un rire nerveux. À ce point-là, j'avertirais les bonnes personnes.
Tu ne te débarrasseras pas de moi aussi facilement, Jekyll, répliqua Hyde. Change de sujet, ou je m'en chargerais.
Je serrai les poings, essayant de l'ignorer. Mais sa voix passait encore mieux dans mon cerveau que la musique de mes écouteurs.
- On pourrait pas mettre de la musique ?
- Oui, bien sûr, dit la psy dans un haussement d'épaules.
Je sortis mon téléphone de ma poche, sélectionnai Stressed out et mis le téléphone sur le bureau. Les premières notes me relaxèrent aussitôt, malgré ses paroles contradictoires.
- Bon choix, j'aime bien ! dit la psy avec un grand sourire. Et maintenant, toujours rien à dire ?
- Nop. Rien du tout. Le vide total. Ça vous dit, une partie de Monopoly ?
- Ne change pas de sujet, Jacob.
- À ce que j'en sais, on n'a même pas encore entamé un quelconque sujet.
- Je vais t'en faire, un sujet. Ce garçon que tu as tabassé, la semaine dernière. Parle-moi de ça.
Je levai les yeux au ciel, désespéré. Qu'est-ce que je pouvais dire là-dessus ? Honnêtement, je ne me rappelai même plus des mots qu'il avait employés pour me mettre en colère. Et puis même, j'étais pas si en colère que ça, j'aurais très bien pu résister à la tentation. C'était Hyde qui n'avait pas su résister.
- Il m'a poussé à bout, dis-je enfin en haussant les épaules. Il avait compris qui j'étais, et j'avais peur qu'il le répète à tout le monde. Mais maintenant, c'est stupide, parce que tout le monde à faire le rapprochement. Donc, ça ne risque plus d'arriver, autant parce que les menaces ne marchent plus, autant parce qu'ils ont tous peur de moi et que tout le monde me surnomme « Jacob le schizo ».
- Ils ont raison ?
- Si je suis schizo ? m'étonnai-je.
- D'avoir peur de toi, précisa-t-elle.
- Oh... Oui, définitivement.
- Pourquoi tu dis ça ?
Je repensai à Sabrine, que Hyde avait étranglée. Ma cousine Sabrine, qui me faisait chier au moins quatre-vingt-dix pour cent du temps. Mais c'est comme ça, avec la famille ; elle nous tape sur les nerfs, mais on l'aime quand même. Je n'ai jamais voulu lui faire du mal, et pourtant, c'était déjà fait.
- Ce qui m'est arrivé, ça me dépasse. Du coup, je suppose qu'il est normal - d'une certaine mesure - de réagir de façon étrange, dis-je lentement.
- C'est vrai, dit la psy. Mais il ne faudrait pas que tu utilises cette formule comme excuse pour tabasser tous ceux qui s'en prendront à toi. Garde ton calme et va tout dire à un adulte.
Je soupirai en secouant la tête. C'était trop cliché, comme conseil. Une chance que je ne payais rien pour cette psy.
- Je m'en souviendrai, dis-je enfin. Je suis sûr que l'occasion me viendra rapidement.
- Ne soyez pas pessimiste, dit la psy en secouant la tête.
En disant ces mots, la chanson de mon téléphone changea pour uptown funk. La psy sourit.
- Ça, c'est déjà mieux.
Je pris le téléphone et éteignis la musique avant de le glisser dans ma poche.
- Je l'ai trop écouté. Elle m'ennuie.
- Tu aurais pu mettre une autre chanson. Une joyeuse.
Je haussai les épaules. Rien que le fait que la psy m'encourageait à mettre de la musique m'enlevait toute envie d'en écouter.
- Est-ce que tu dors bien, ces temps-si ? demanda-t-elle après un petit moment de silence.
- Pourquoi ? J'ai des cernes ? demandai-je innocemment.
Je levai la main pour me tâter le visage, et mes doigts rencontrèrent une bosse de peau flasque sous mon œil. Ouep, j'avais vraiment des cernes... La psy fit un petit sourire, comme quoi la réponse était trop évidente pour être répondu.
- Je dors bien, en général, c'est juste cette nuit en particulier, dis-je en haussant les épaules.
La psy insista d'un regard et pendant un instant, je songeai à me sortir de cette histoire par un petit mensonge passepartout : j'ai commencé une nouvelle série sur Netflix. Mais mes pensées dévièrent vers Sabrine et sa grande gueule. À quoi bon garder le secret à la psy, si tout le reste de l'école en est probablement déjà au courant ? Je racontai alors avoir fugué pour une escapade nocturne à Bathurst, sans trop préciser ce que j'y avais fait. J'insistais uniquement sur la longueur du trajet, une heure allé, une heure à destination, une heure de retour, quatre heures à m'endormir par la suite, faute à l'adrénaline. Ce qui me faisait plus ou moins trente secondes de sommeil.
La psy se pencha par en avant, comme quoi elle aurait mis le doigt sur le problème. Je la regardais droit dans les yeux, à la fois inquiet et curieux de ce qu'elle allait me sortir.
- Quatre heures pour t'endormir ? répéta-t-elle.
- C'est l'adrénaline. C'est quand même la police qui m'ait retrouvé... c'était limite gênant.
- Mais quatre heures, c'est pas un peu excessif ? Tu dois être vraiment fatigué.
- Bah, non... ça va. Je dormirai ce soir.
- Est-ce que ça t'arrive souvent d'avoir de la difficulté à t'endormir ?
- Non, dis-je en toute honnêteté.
La psy s'appuya contre le dossier de son fauteuil. Elle semblait déçue, comme quoi sa théorie à mon sujet tombait à l'eau. Je me mordis nerveusement la langue, songeant que, dernièrement, il est vrai, j'avais quelque difficulté à dormir. Enfin, pour m'endormir, aucun problème. C'était plutôt au milieu de la nuit que je me réveillais, et ensuite, impossible de me rendormir avant plusieurs heures. Ça m'était arrivé une fois, il y a deux semaines. Et ensuite deux fois, la semaine dernière. Le compte augmentait...
Je levai les yeux vers l'horloge, accroché au mur à ma droite. Il était déjà une heure. Le prochain cours commençait dans quinze minutes. Je me levai de ma chaise, prit mon sac à dos et passai une bretelle sur mon épaule.
- Eh, Jacob, notre entretien n'est pas terminé.
- Ouais, mais les cours passent en premier, hein. J'ai un cours de bio dans quinze minutes, je veux réviser la matière dans le temps qu'il me reste. Mes notes sont en chute libre, et j'ai pas envie de devoir tout recommencer l'an prochain.
- Très bien, tu as raison, soupira-t-elle. On se revoit jeudi, dans ce cas.
- C'est ça.
Je sortis du bureau, marchant à grands pas dans les corridors tout en rebranchant mes écouteurs pour échapper aux railleries inévitables de la part des autres élèves de l'école. En reprenant la chanson uptown funk, que j'aimais toujours autant qu'à sa sortie, je me trouvai un banc dans le coin science de l'école. Je m'assis, sortis mon carnet où je copiais des notes pour la bio et le posai sur mes genoux, pour faire bonne mesure, puis autorisai l'accès aux données mobile dans mon téléphone pour faire la recherche. Schizophrénie + insomnie.
La recherche ne fut pas longue. Dès le premier site proposé par Google, j'avais déjà compris. L'insomnie était un symptôme de la schizophrénie.
La psy avait vraiment en théorie, comme tout le monde ici, que j'étais schizo. Je pinçai les lèvres, énervé, et regardai les autres symptômes proposés par le site. Il y en avait sept, en tout, sur ce site, et en dehors de l'insomnie, je n'en avais aucun. Je soupirai, fermant les données mobiles pour ensuite changer de chanson au hasard et lire mes notes dans mon livre.
Je ne suis pas schizo, pensai-je avec conviction.
Pas le moins du monde, renchérit Hyde dans un ricanement. Tu es ce qu'il y a de plus seins d'esprit. Pas vrai ?
La ferme.
J'ai rien dit. Voie, j'ai même pas ouvert la bouche.
Arrête de parler dans ma tête, tu soules !
Toi aussi, tu me soules, figure-toi.
- Arrête, tais-toi !
Je levai les yeux de mon livre pour remarquer que plusieurs têtes s'étaient retournées vers moi. Je pris une grande inspiration, essayant de garder mon calme alors que je sentais mes nerfs sur le point d'éclater, ramassai mon livre dans mon sac et allai vers ma classe de bio. La porte était fermée, mais elle était dans un coin de l'école qui était à la fois un cul-de-sac et où il n'y avait aucun casier. Du coup, il n'y avait absolument personne. Je me laissai tomber assis contre la porte, sorti à nouveau mon livre.
Je ne suis pas schizo, me répétai-je mentalement. Je ne suis pas fou.
Hyde ne répondit rien, il n'en avait pas besoin. Rien que sentir sa présence dans un recoin sombre de mon esprit, savoir qu'il était quelque part par-là à guetter tout ce qui se passait, me fit éclater en sanglot incontrôlé.
Je suis complètement fou.
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