La vie après la mort

Tout n'était plus que froid et amertume.

    Jamais je n'aurais imaginé la Mort comme ceci. Les scientifiques, les écrivains, les enfants, depuis la nuit des temps l'humanité se demandait où voguait la conscience des Hommes après leur séjour sur Terre.

    C'était tout là le but des religions, des croyances, de la mythologie; d'atténuer la peur de la Mort en lui trouvant toujours plus d'explications, plus d'allégories, plus de mythes de tous genres et de toutes espèces, souvent excentriques et dénués de toute science, prouvant par le biais de croyances infondées qu'il y avait un Dieu ou un je-ne-sais-quoi qui vous observait durant votre vie et vous protégeait durant votre mort.

    La vérité était toute autre. Il y avait bien une conscience séparée du corps, ce que les chrétiens et autres civilisations antiques ou actuelles appelaient et appellent encore "âme". Cette conscience, aussi futile soit-elle, était celle qui me permettait aujourd'hui d'exprimer mes pensées profondes ou, plutôt, de me morfondre sur mon triste sort.

    Parce qu'on avait enfermé ma conscience, comme celle de milliards d'êtres vivants avant moi et malheureusement celle de milliards de générations qui me suivront, dans une longue et étroite boîte de bois, prison ainsi nommée "cercueil". Et puis, on l'avait enterrée, on m'avait enterré, sous six pieds de terre humide et qui sentait l'odeur âcre et presque insupportable du petrichor. Cette odeur qui, et je le savais, allait m'accompagner pour le reste de ma petite éternité.

    Moi aussi, enfant, on m'avait empli la tête d'idéaux ridicules et dérisoires, parlant du Paradis et de l'Enfer, parlant de Dieu et de Satan. Moi aussi, j'avais suivi des heures durant des cours de catéchisme, écoutant un vieil homme raconter des histoires illusoires et moyenâgeuses sur Adam et Ève.

    Je n'avais jamais été sûr d'y croire. Ou plutôt, je n'y avais jamais cru.

    Et puis, une belle soirée de février, je m'étais éteint; mon âme avait déserté mon corps après des années de lutte contre cette étrange maladie qu'on appelait cancer. Aujourd'hui, après toutes ces souffrances, je pouvais enfin répondre à la question, qui maintenait la civilisation humaine éveillée.

    Après la Mort, il n'y avait rien. Il n'y avait ni Champs Elysées, ni Charon, ni Jugement; tout n'était qu'une étendue nihiliste et composée de vide, de bois, de petrichor et de poussière. De rien, en somme.

    Rien du tout.

    Seulement l'âme d'un adolescent pessimiste enfermée dans une boîte de bois sculptée et vernie. C'était d'une absurdité dérisoire.

    Cette boîte. Quels humbles mots pourrait-on utiliser pour la décrire, sans offense ni vulgarité? Comment pourrait-on formuler l'atrocité et la disgrâce de cet effroyable, de cet abominable bout de pin?

    Son odeur ? Infecte. Sa texture ? Horrifique. Sa vision ? Épouvantable. L'ensemble n'en était que déprimant... enfin, j'y résiderais pour l'éternité, alors il fallait absolument que je m'y habitue et que j'apprenne à aimer cet endroit si étroit. Que je le charrie et que je l'apprécie à sa juste valeur.

    C'était facile à dire, quand on était un simple ado comme moi; une conscience à peine séparée de son corps en décomposition, un bout de rien dans une infinité de rien, une âme qui avait toujours vu tout en négatif et qui avait mené une existence terne, morne et monotone, et surtout beaucoup trop courte.

    Le cancer était arrivé comme une fleur dans ma misérable et insignifiante existence. Il était apparu, silencieux, furtif, et s'était emparé de mon rein droit bien avant que je ne m'en rende compte.

    Puis ça a été la douleur. Une douleur insoutenable, qui me faisait vomir, qui m'empêchait de me nourrir, qui m'empêchait de respirer.

    Les médecins ont pensé à l'appendicite. Ils m'ont opéré. Ce n'était pas ça, mon appendice allait très bien.

    A onze ans à peine, on m'a diagnostiqué un cancer de stade avancé. On me disait qu'il ne me restait qu'une demi année à vivre, que je ne tiendrais pas plus de cinq mois.

    J'ai tenu cinq ans.

    Cinq années consécutives de galère, de chimio, d'opérations qui ne servaient à rien. On a fini par enlever mon rein droit, et on l'a remplacé par une espèce de sac que je devais porter chaque jour sur moi. Ce sac était censé compenser l'absence de mon rein et à aider celui restant à faire deux fois plus de boulot.

    Bien sûr, on ne m'a jamais proposé de greffe; à quoi cela pouvait-il servir, pour un cas désespéré comme le mien?

    Je n'étais pas idéaliste ni opportuniste. Je n'étais ni naïf, ni enthousiaste, encore moins optimiste. Je ne compte plus le nombre d'heures que j'avais passées, à fixer mon plafond, allongé sur le dos dans mon pauvre petit lit, à remettre en question l'Univers et à maudire le Destin de m'avoir offert un temps si limité pour vivre toute une vie.

    J'avais vidé ma peine à coups de larmes et de médicaments, censés diminuer, mais pas guérir. Si j'avais pu tenir ces cinq ans, c'était en grande partie grâce à eux. Grâce à cette centaine de gélules rouges et bleues, grâce à ces sirops infectes et ces vitamines pas si inutiles.

    Ma cancérologue n'arrêtait pas de me répéter que si j'étais encore en vie, c'était que je n'avais pas vécu tout ce que j'avais à vivre, parce que mon cancer devait me maintenir en vie jusqu'à ce que « j'accomplisse ce que j'avais à accomplir ».

    Sur le moment, j'avais trouvé ça totalement dérisoire et absurde. Dire ça à un enfant atteint d'un cancer, c'était comme dire à un animal destiné à l'abattoir que son séjour dans sa case était allongée, parce que son éleveur avait eu un mauvais mois; ou dire à une carotte qu'elle ne serait pas mangée aujourd'hui parce que son cuisinier avait mal dosé ses dépenses.

    Et, comparer un enfant malade et condamné à une carotte ou à une vache, ce n'était pas la meilleure façon de le rassurer.

J'étais loin de m'imaginer que ma cancérologue avait raison.

Je ne l'ai compris qu'à ta mort, malheureusement; on se rend compte de ces choses-là toujours trop tard.

    En un éclair, tu étais rentré dans ma vie, comme le soleil se lève après six mois d'absence dans les Pôles. Tu avais adouci ma douleur à coups de rires et de sourires, puis à coups d'étreintes et de baisers.

    Nous deux, nous avions un temps limité sur cette Terre, un minuscule bout d'éternité à vivre le plus rapidement possible. Une infinité de souvenirs à se créer avant que nous ne disparaissions.

    Notre amour n'était pas une amourette adolescente; il aurait pu durer deux mille ans si leur « Dieu » nous en avait laissé le temps. Alors, comme notre infinité était limitée, comme notre éternité l'était aussi, on a profité.

On a profité de la vie comme je ne l'avais jamais fait; ou plutôt, comme je n'avais jamais osé le faire. Tu m'as appris des choses simples qui m'étaient jusqu'alors inconnues; tu m'as appris que le soleil revenait toujours après l'orage, tu m'as appris que rien ne valait un véritable sourire, tu m'as appris à rire, à pleurer, à apprécier notre existence et ce qu'elle nous offrait.

    Tu m'as appris à vivre.

    On en riait souvent, lorsque nos cœurs nostalgiques se laissaient aller, à la clarté que les étoiles nous offraient. C'était dans ces étranges moments de paix que je me mettais à philosopher; et toi, sans jamais broncher, tu m'écoutais. Tu écoutais mes rêves, mes angoisses, ma vision de la vie.

    On avait longuement débattu, des nuits durant, assis sur le toit de l'hôpital, sur la Vie et la Mort, sur la durée limitée de notre petit bout d'éternité. Ce qui est bien, lorsqu'on sait que nos jours sont comptés, c'est que l'on apprend à libérer nos pensées sans aucun tabou. On n'avait peur de rien.

    Et puis, un jour, tu as posé la question de trop.

    On était sur notre toit, dans notre jardin secret. Les étoiles veillaient sur nous, simples êtres de lumière enfermés dans une texture de chair et d'os. Je venais d'apprendre que ton cancer s'était étendu, qu'il était devenu général, et qu'il était maintenant encore plus incurable qu'il ne l'était déjà.

    Que ton temps à vivre ne se comptait plus en jours, mais en secondes.

    Alors on s'était embrassés. Aussi furtivement que nos corps de malades incurables nous le permettait. Mais cependant, l'espace d'un instant, d'une seconde qui me semblait durer des heures, j'oubliais. J'oubliais que nos jours étaient comptés. Un bref moment, on était juste de simples ados bourrés d'hormones qui se laissaient aller.

    On n'était plus de pauvres gosses condamnés à finir leur vie dans un lit d'hosto. On n'était plus les oubliés de la société, qu'on soutient de loin et qu'on fait comme si nous n'existions pas.

    On était juste... nous.

    Et puis, une fois que nos langues finirent de valser, une fois que nos têtes finirent de tourner, une fois que nos souffles finirent par s'épuiser, tu m'as pris dans tes bras, tu as passé ta main froide sur ma nuque encore transpirante de ce si long baiser et tu avais murmuré, d'une voix sérieuse que je ne te connaissais pas...

«Sautons. Ensemble.»

    Souvent, tu me disais que tu ne voulais pas que ton cancer gagne. Que tu voulais choisir toi-même la date et la façon de ta mort. Que tu voulais être libre, jusqu'au bout.

    Le jour suivant, je crois, tu n'aurais même plus tes jambes; on te mettrait en fauteuil roulant...

    Quand tu m'avais proposé de partir avec toi, de mourir avec toi, je nous avais écarté et j'avais plongé mon regard ambré dans le tien. Mes larmes cherchaient vainement un éclair de joie pure, un éclat de rire, dans l'obscurité de tes yeux azur.

    Mais il ne vint pas.

    Alors, je ne savais pas quoi faire. Je n'arrivais pas à me dire que notre éternité prendrait fin plus vite que prévu. Qu'on se retrouverait peut être tout aussi vite que l'on s'était quittés, mais cependant... je refusais. Je crois que, malgré tout, je voulais me battre jusqu'au bout.

    Ce fut sans doute la pire erreur de toute ma lamentable existence.

    Tu partis quelques jours plus tard, une nuit de fin janvier, quand il ne pleuvait pas et que le ciel était dégagé. Combien d'étoiles ont-elles prié pour que tu ne souffres pas trop ?

    Dans la matinée, tu étais venu me voir, dans ma petite chambre miteuse. Tu m'avais regardé, pris les mains, et tu avais murmuré d'une voix désolée que ça y est, c'était pour ce soir.

    Je crois que jamais encore je n'avais pleuré devant toi. J'avais retenu mes larmes jusqu'à la fin, jusqu'à ce que le vase déborde et n'explose.

    Mes mains cramponnées à tes vêtements, je pensais à tous les moments qu'on n'avait pas vécus. À tous les souvenirs que nous n'avions pas pu créer. À tous les enfants que nous n'avions pas faits, à tous les avenirs que nous n'avions pas construits. Je n'avais jamais autant pleuré de toute ma vie.

    Mes cris de détresse emplissaient le vide de mon cœur, et toi, tu me caressais le dos, répétant inlassablement que tu étais désolé. Je te pardonnais, bien sûr, mais je ne te l'ai jamais dit.

    On avait passé la journée à parler. Ta Dernière Bonne Journée, comme on l'appelait, dans le métier.

    Tes yeux, soulignés de cernes profondes, écoutaient le récit que je faisais de la vie qu'on avait pas eue. Je parlais des champs de blés de notre future maison, qui resterait imaginaire, de nos quatre chats, qu'on n'adopterait jamais, de nos méchants voisins, qu'on ne rencontrerait pas. Ton corps, pâle et frêle, était serré contre le mien. Ta chaleur était le dernier souvenir que j'aurais de toi.

    La nuit de ton départ, je n'ai pas fermé l'œil. Tu n'avais pas souhaité que je t'accompagne, que je te vois ainsi détruire les derniers espoirs de ton rétablissement... qui n'arriverait bien sûr jamais. Personne ne guérit jamais vraiment, de toutes façons.

    J'avais tenu à assister à tes obsèques. Mes médecins n'y étaient pas favorables; mais ma mère m'avait quand même laissé y aller. Le souvenir de ton visage froid, dépourvu de vie, de ton sourire fané et de tes yeux fermés m'avait hanté chaque nuit qui me séparait de toi.

      Tu aurais sans doute ri devant le discours horrible que je t'avais fait. Je n'avais fait que raconter notre rencontre et les moments de paix et de naïveté que tu m'avais offerts, dans notre éternité si courte.

      Je t'avais rejoint deux semaines plus tard; deux semaines de lutte et de déprime, parce que je savais que tu ne serais pas là à mon enterrement, à mes funérailles. Parce que je n'avais pas eu la force de me lever le matin de ton inhumation. Une autre des nombreuses fautes qui peuplent ma triste et courte vie.

      J'avais su que j'étais mort lorsque j'avais vu mon corps inanimé dans le lit d'hôpital, ainsi que ma mère et mes jeunes sœurs pleurer à mon chevet.

      Maman, je suis désolé. Tellement désolé. J'aurais aimé être le fils parfait qui t'aurais aidé à faire les courses et à élever nos trois petites chipies; pas le fils qui te ruinait à coups de médicaments qui jamais ne marchaient.

    Laly, Helga, Delphine; je m'excuse. Je m'excuse d'être mort et de vous laisser sans grand frère pour vous protéger des malheurs de la vie. Je m'excuse, parce que je ne serais jamais présent à votre entrée au collège, à votre remise de diplôme, à votre mariage, à la naissance de vos enfants. Je m'excuse pour la vie heureuse de fratrie unie que nous n'avons pas vécue.

    Je m'excuse, parce que, dans cette boîte de pin, sellé et enfermé comme je le suis, je ne vous verrais jamais grandir.

    En mourant, je n'avais jamais pensé rejoindre les étoiles. Mais jamais je n'aurais pensé rester enfermé dans un cercueil pour l'éternité.

    Parce que, ici, dans le froid et l'amertume, je ne pouvais penser qu'à nos jours heureux, qu'à vos jours heureux, à ceux qu'on n'avait pas vécus et à ceux que vous vivrez sans moi.

    Ici, dans la douleur et les regrets, je ne pouvais penser qu'à mon petit bout d'éternité, qu'à mes souvenirs en noir et blanc, à ceux qu'ils me restaient et que le temps finirait sans doute par faire disparaître.

    Ici, dans la terre et dans la moisissure, je ne pouvais penser qu'à toi, qu'à tes beaux yeux azur, qu'à ton sourire heureux, qu'à ta joie de vivre innocente qui devait être avec toi dans une boîte, sûrement pas si loin de la mienne.

    Je ne savais pas si une conscience pouvait réellement s'endormir. S'il y avait un mode veille pour arrêter de penser.

    La fatigue avait finalement fini par s'emparer de moi. Je n'avais plus de sens, seulement une ouïe de fantôme et une vue de spectre. J'entendais des voix étranges que j'assimilais à celles qui avaient peuplé ma triste vie et le brouillard devant mes yeux à l'obscurité de la boîte où je me trouvais.

     Lorsque j'ai senti mon esprit vaciller, je ne savais pas si un jour je me réveillerais. Si c'était le cas, me réveillerai-je ici, dans cette boîte, sans connaître la date ni le siècle auquel je serais? Si cela ne l'était pas, me serais-je réincarné en un enfant heureux?

    Me souviendrais-je de toi et de tes yeux rieurs ? Me souviendrais-je de l'éternité limitée que l'Univers nous avait offerte ?

    Je ne savais rien de tout cela. J'ignorais même si je me réveillerais un jour.

    Mais en tout cas, lorsque mes yeux d'oxygène et d'azote se fermèrent, je voyais ton visage en face de moi. Je sentais la chaleur de ton corps invisible autour de mon ombre. Je respirais ton odeur de cannelle et de lavande.

    Ton souvenir était près de moi. Et cela me suffisait.

    Mes paupières closes, les moments qu'on ne vivrait jamais dans la tête, je finis par m'endormir. Le cœur léger.

Mais qu'est ce qu'on va faire de tous
les moments qu'on a pas vécus ?

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