Chapitre 74


Quelque chose cloche. Trois mots que Noah Stilinski ne cessait de se répéter depuis deux jours, depuis... Qu'il s'était plongé à fond dans son travail. A vrai dire, il y consacrait même parfois quelques heures la nuit tant son cerveau avait besoin de s'occuper, de tout faire pour oublier cette chose... Ce détail qui lui déchirait le cœur.

Par détail, il entendait le refus de Stiles de le voir. Quoiqu'il ne lui avait pas dit non à proprement parler, puisqu'il lui avait simplement demandé un peu de temps. Mais Noah n'avait pas pris ça comme un « oui » à retardement. Pour lui, il s'agissait d'une forme de « non ».

Et ça, ça faisait mal. Parce que Noah ne voyait qu'au travers du prisme de l'ignorance : celui du père qui ne savait rien. Un père qui assistait à l'effondrement graduel de sa famille sans en comprendre l'origine. Un père qui tentait de s'ouvrir à de nouvelles perspectives, mais qui n'y arrivait pas. Pour lui, la façon dont Stiles l'éloignait de sa vie était inconcevable, dans le sens où... Ils étaient tout l'un pour l'autre. Les deux membres restants des Stilinski, ceux-là même qui avaient grandement peiné à accepter la mort de leur pilier, Claudia. Femme de l'un, mère de l'autre. C'était elle, qui les liait. Et elle était morte.

Elle, elle aurait su quoi faire.

Seul, sans repères et sans brides, Noah se laissait aller au travail compulsif et s'intéressait désormais grandement à cette affaire pour laquelle il n'avait au départ qu'un penchant des plus basiques. Avec les années, il avait l'habitude des meurtres et autres horreurs indicibles, dans le sens où... Des cas terribles, il en sortait tous les jours et Noah y était toujours aussi sensible, mais... Cette affaire-là devenait progressivement une obsession. Parce que certains des éléments qu'il avait sous les yeux lui rappelaient Stiles. Les victimes : adolescents, jeunes adultes. Oui, des jeunes. Plus ou moins de l'âge de son fils. Peut-être Noah était-il un peu trop fatigué, mais il arrivait à retrouver certains de ses traits sur ceux de ces pauvres défunts. C'était systématique : nez et visage fin, yeux marron clair, chocolat ou noisette selon les cas, cheveux châtain... C'était comme si son métier lui-même se mettait à jouer avec ses nerfs, à mettre l'objet de ses tourments sous ses yeux en permanence. Comme s'il devait voir quelque chose, en venir à une certaine conclusion.

Mais il continuait de ne pas voir laquelle.

Cependant, l'hypothétique ressemblance entre ces jeunes et Stiles n'était pas ce qui l'embêtait le plus à cet instant – il ne considérait cela que comme un fait du hasard.

Confortablement installé derrière son bureau, Noah Stilinski regardait chacune des six photos que l'auteur de ces meurtres avait gracieusement daigné faire parvenir au poste. Son arrogance toute particulière l'agaçait fortement : l'homme de loi détestait avoir à faire à ces personnalités narcissiques qui se pensaient intouchables simplement parce qu'elles n'avaient pas encore été retrouvées.

Mais ce qui retenait son attention depuis plusieurs minutes, c'était ces photos. Juste ces photos.

Leur nombre.

Sur le côté droit de son bureau, une autre série de photos, bien plus macabres que celles, anodines, qu'il avait reçues quelques temps plus tôt. Les cadavres des victimes avérées, prises au moment de l'exploitation de chaque scène de crime. Ces inscriptions près d'elles, ces nombres écrits de sang.

Le chiffre sept revenait à chaque fois.

7 - 1.

7 - 2.

7 - 3.

7 - 4.

Sept, et pas six. Le compte s'allongeait lentement mais sûrement, sous ses yeux, sans qu'il ait la moindre piste. La prochaine victime risquait d'ajouter une nouvelle soustraction à la liste... Et elle se trouvait là, sous ses yeux, parmi les six photos qu'il avait en sa possession. D'ailleurs, il y avait des nombres derrière chacune d'elles et ceux-là non plus, Noah ne les comprenait pas. Enfin il avait émis l'hypothèse qu'il puisse s'agir de dates, sans pouvoir dire à quoi, à quels évènements elles pourraient correspondre... D'autant plus qu'aucune photo n'en avait le même nombre. La première victime n'en avait qu'une, la seconde deux et... Ainsi de suite.

Noah avait demandé à ses équipes d'identifier et de rechercher les deux jeunes sur les dernières photos. Les deux seuls à être encore en vie pour l'instant. Enfin plus pour longtemps, car si les choses continuaient de cette manière, à cette vitesse... L'on retrouverait sans doute leur cadavre bientôt.

Il aligna les photographies sur son bureau et les regarda à nouveau une à une, en soupirant. Au départ, elles étaient sept. Il en était persuadé. Là, il n'y en avait que six. Mais il y en avait forcément une septième, quelque part. Les tueurs en série avaient tous, ou presque, une chose en commun : la méticulosité, à laquelle on reliait souvent un besoin de s'attaquer à des symboles. Le chiffre sept, chiffre de la chance. Chiffre des sept péchés capitaux, des sept merveilles du monde. En musique, il existait sept notes. Du reste, une semaine comptait sept jours distincts et uniques. Du lundi au dimanche.

Le sept était cyclique. Le commencement, la fin, la répétition – et ainsi de suite. C'était là une symbolique qui pouvait paraître un peu tirée par les cheveux mais qui terrifiait Noah. Car si le tueur après lequel il courait s'attachait à ce symbole précis, cela signifiait qu'il y aurait un autre cycle une fois celui-ci achevé. D'ailleurs, qui lui disait qu'il n'y en avait pas eu un avant celui-ci ? Ces six – sept – victimes étaient-elles son coup d'essai ou la suite d'une manœuvre on ne peut plus morbide ? Noah passa une main sur son visage. Mis à part des éléments et des suppositions bancales, il n'avait rien. Quoiqu'à côté du vide de ces dernières semaines dans sa tête, cela faisait beaucoup d'éléments. Mais toujours aucune piste, rien qui pourrait les rassembler et le conduire au meurtrier.

A côté de cela, il y avait la supposition qu'avait émise son adjoint. S'il avait mis un peu de temps à la considérer sérieusement, il avait finalement décidé de lui laisser la chance d'exister. Ainsi, il avait tardé, mais avait finalement demandé les rapports du légiste concernant chacun des corps, histoire de la vérifier. Parce que le raisonnement de Jordan Parrish par rapport à la dernière victime en date n'était pas idiot – il pouvait même avoir du sens. Noah considérait cependant que si une telle chose était avérée, il en aurait entendu parler bien plus tôt – et c'était là un élément qu'il auquel il aurait donné toute son importance. Car si le crime était également sexuel, cela changeait beaucoup de choses. A ce moment-là, le meurtrier, si l'on arrivait à l'arrêter, ne connaîtrait plus jamais l'air pur extérieur puisqu'il serait condamné à passer le restant de ses jours en prison. Si les meurtres, d'autant plus en série, étaient déjà sévèrement punis dans ce pays, chaque crime qui s'y ajoutait traçait l'ébauche d'une perpétuité inflexible.

Noah soupira à nouveau. Il avait besoin d'un verre. De dormir, aussi. De rentrer chez lui, de se poser sur son canapé, de zoner. Or, s'il se laissait aller à cela, il penserait inévitablement à Stiles, à son absence des plus longues.

On toqua sèchement à la porte de son bureau, ce qui le ramena dans le moment présent.

- Entrez, fit le shérif d'une voix forte en rangeant les photos dans le premier tiroir de son bureau.

Il y rejetterait un coup d'œil dès qu'il se retrouverait à nouveau seul.

- Voici les rapports que vous m'avez demandé, annonça son adjoint sur un ton aussi indéchiffrable que l'expression de son visage.

Parrish lui semblait fatigué, peut-être autant que lui, mais Noah n'eut ni l'envie ni le cœur à s'enquérir de son état. Maintenir un semblant d'humeur suffisamment égale pour travailler était déjà un effort en soi. Autant dire que Noah n'avait pas l'intention de mettre sa stabilité toute relative en péril en se préoccupant des états d'âme d'un autre. Autrement, il courrait à sa perte et n'accorderait peut-être pas à son fils le temps qu'il désirait pour accepter de le voir. Or, l'homme de loi savait qu'il allait devoir se montrer patient et peut-être... Mettre de l'eau dans son vin. Stiles lui manquait, et ce n'était pas une expression. Si son message l'avait au départ désespéré, Noah avait fini par y trouver une source de motivation. Car même s'il s'agissait d'un « non » à peine déguisé, rien ne lui disait qu'elle ne changerait pas plus tard et il tenait... A lui montrer qu'ils pouvaient discuter. C'était en effet ce qu'il désirait faire depuis ce fameux jour, à l'hôpital, où Hale... L'avait empêché de l'approcher. Encore aujourd'hui, Noah devait se faire violence pour ne pas laisser échapper sa colère à ce sujet. Loin de disparaître, elle entretenait partiellement sa motivation : car ce même jour, il lui dirait ses quatre vérités, à cette bête poilue. Qu'importe à quel point il comptait pour Stiles, il n'avait pas à l'empêcher de le voir, de lui parler. De fragiliser davantage ce lien déjà très fin qu'ils entretenaient péniblement depuis la mort de Claudia.

- Je me suis permis de les feuilleter, lui indiqua Parrish. Il manque des choses.

Et la flamme qui luisait dans son regard bleu ne disait rien qui vaille au shérif.

- Comment ça, il manque des choses ? Répéta celui-ci, un sourcil haussé.

- Lisez, et vous verrez.

Sur ces mots, l'adjoint laissa son supérieur seul, sans doute dans le but de retourner à son poste. Si Noah avait été un peu plus vif, sans doute l'aurait-il retenu, de sorte à ce qu'il lui quémande quelques explications supplémentaires. Il appréciait qu'on lui parle en toute transparence, qu'on le prévienne quant à ce sur quoi il pourrait tomber. En un sens, c'était ce que Parrish avait fait, d'autant plus qu'en sa qualité d'adjoint, il avait même le devoir d'être sur un pied d'égalité en termes d'informations. Le fait de regarder dans un dossier ou un rapport avant lui ne dérangeait donc pas Noah, qui lui accordait une totale confiance. D'ailleurs, le shérif en profitait généralement pour lui demander son avis et ainsi, apporter du sang neuf ou quelques nuances à sa propre réflexion – impossible cette fois-ci.

Alors Noah se saisit des dossiers et rapports. Il constata qu'il s'agissait bien de ceux qu'il avait demandés. Il avait là toutes les informations de la police sur chacune des victimes, ainsi que leur rapport d'autopsie respectif. Noah s'installa plus confortablement encore dans son fauteuil et attaqua le dossier de la toute première victime de cette série macabre. Puis, il enchaîna. Fronça les sourcils au fur et à mesure de sa longue lecture. Peu certain de ses constatations, il creusa les informations qu'il avait sous les yeux, compara les dossiers.

Et plus précisément, les rapports d'autopsie. Son œil fatigué mais aguerri par l'habitude avait rapidement notifié quelque chose... Sans doute celle que lui avait annoncé Parrish sans lui dire de quoi il s'agissait.

La présence d'une absence. Récurrente. Dans chacun des rapports d'autopsie. Ceux-ci bénéficiaient généralement d'un protocole strict : on notait ce que l'on trouvait et ce que l'on ne trouvait pas. Il s'agissait notamment de choses que tout médecin légiste vérifiait systématiquement.

Or, Noah ne vit mentionnée nulle part la présence ou non d'une hypothétique agression sexuelle. On vérifiait la présence de sperme, des marques... Tout ce qui pouvait en indiquer l'existence. Et par convention, l'on notait lorsqu'il n'y avait rien. Quand il avait vu cela sur le premier rapport, Noah avait songé à un oubli potentiel de la part du médecin légiste qui avait pratiqué l'autopsie. Mais il ne s'agissait pas de cela. Un tel oubli ne pouvait se répéter sur quatre rapports différents. De façon générale, ils lui semblaient bien légers tant ils étaient courts. Pas qu'ils doivent être véritablement longs, simplement... Le shérif ne les trouvait pas complets. Il se saisit alors de son téléphone et contacta le cabinet qui avait géré chacune des autopsies. Ainsi, il demanda si le docteur qui s'en était occupé travaillait en ce jour, de sorte à pouvoir lui parler. Noah raccrocha après qu'on lui ait répondu que non mais qu'il serait disponible dès le lendemain – il devrait rappeler tôt. D'après la secrétaire qu'il avait eu au téléphone, la première autopsie du docteur Meyer aurait lieu à sept heures – il vaudrait donc mieux que l'appel ait lieu un peu avant. Noah réfléchit. Il n'avait pas envie d'avoir ce genre de conversations au téléphone. Il était du genre à aimer le contact humain, à préférer la discussion en face à face plutôt qu'au travers d'un combiné téléphonique. Stiles lui aurait sans doute dit qu'il était de la vieille école, qu'il devrait se mettre à la page... Et Noah songea à cette réflexion avec une amertume certaine. Pas parce que cette réflexion l'embêtait. Simplement parce qu'il aimerait entendre son fils la lui faire. Oui, entendre sa voix. Il avait presque envie... Qu'il vienne au poste juste pour lui faire des reproches. L'engueuler pour les mots qu'il lui avait écrits quelques jours plus tôt. Ils avaient été durs, Noah en avait conscience et avec du recul, il regrettait de lui avoir envoyé ces messages. Cela n'avait servi à rien d'autre... Qu'à envenimer davantage leur relation. Puis, Stiles avait été à l'hôpital et à lui, son père, on lui avait dit qu'il avait tenté de... Noah secoua la tête. Ressasser, il ne faisait que ça. Et c'était inutile.

Il se leva, alla voir comment s'en sortaient ses collègues sur les différentes affaires qu'ils traitaient – dont celle sur laquelle il se concentrait. Le travail... Il n'y avait que ça pour le garder un minimum alerte, présent. Et Noah continuerait de se plier à cette routine chronophage tant qu'il ne recevrait pas de nouveau message de Stiles, tant que celui-ci ne lui dirait pas... Qu'il acceptait de le voir.

Jordan le surveilla d'ailleurs toute la journée et s'il connaissait une grande part de ses pensées, il ne put s'empêcher d'imaginer brièvement la réaction de son supérieur si celui-ci savait tout ce qui était arrivé à son fils récemment. S'il se mettait dans un tel état pour une absence qui se prolongeait... Savoir que son fils avait été battu, agressé et presque enlevé récemment provoquerait sans doute chez lui un infarctus.

Enfin, pour cela faudrait-il qu'il le croie.

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