Chapitre 69


Les yeux mordorés de Stiles regardaient la forêt, à travers la vitre de la chambre qu'il partageait avec Derek. Les arbres, hauts et sombres, restaient d'une splendeur à couper le souffle et pour être honnête, l'hyperactif se sentait chanceux de pouvoir vivre, même si ce n'était qu'éphémère, dans un tel cadre. Cependant, la nuit était lentement en train de tomber et il n'aimait pas ça. En fait, il ne voulait pas dormir. Pas maintenant, en tout cas. Son cerveau tournait à plein régime et dans cet état, Stiles avait peur que ses réflexions se muent en cauchemars – il en faisait déjà bien assez. En fait, il peinait à s'occuper, à faire autre chose que réfléchir, toujours le même problème en boucle dans sa tête sans y trouver de solution.

Des heures après avoir reçu le message de son père lui demandant une entrevue avec lui et lui seul, Stiles en était toujours au même point. Techniquement, il n'avait que deux choix possibles et le pire, c'est qu'aucun des deux ne lui paraissait meilleur que l'autre. Penser ne serait-ce qu'à l'idée de voir son père prochainement lui procurait une angoisse incroyablement tenace et perfide. D'un autre côté, refuser sa demande lui faisait d'ores et déjà mal. C'en était presque physique et revenait presque, pour lui, à couper les ponts avec Noah. Ce message, c'était une perche, une bouteille à la mer. Quelque chose que Stiles interprétait de cette manière parce que le shérif ne lui aurait, en temps normal, rien envoyé de tel. Son absence... En avait-il assez à ce point ? Stiles, au contraire, pensait qu'elle lui était bénéfique. Que sans lui à la maison, Noah n'avait à redouter aucun débordement, aucun problème en rapport avec Emile. En somme, l'hyperactif se voyait comme une gêne mais savait que, paradoxalement, son absence posait problème... Par rapport au lycée, notamment. En l'état actuel des choses, Noah avait dû recevoir un certain nombre d'appels et de messages quémandant des explications quant à son absentéisme de plus en plus grand... Et ne l'avait pas sous la main pour l'obliger à retourner en cours. Les doutes du jeune homme étaient si grands qu'il n'arrivait pas à se positionner. Cette entrevue valait-elle vraiment la peine ? Qu'en attendait réellement Noah ? Et Stiles ? Il était clair qu'ils devaient discuter des évènements récents, mais... Stiles était terrifié à l'idée de reprendre le même torrent de reproches que sept ans plus tôt. De se retrouver face à un mur, de savoir qu'il ne serait pas cru, une nouvelle fois. De subir encore une fois l'humiliation de la honte en reparlant de ce pan de sa vie dévastateur. C'était comme... Etaler son intimité la plus profonde au grand jour... Sous les yeux d'un père qui n'en avait que faire. Qui le regarderait avec colère, mépris. Qui voulait le voir seul, le confronter sans qu'il ait la possibilité d'avoir le moindre appui, le moindre soutien. Du moins, c'était ainsi que Stiles l'interprétait.

Et ça le terrifiait parce qu'au final, il ne connaissait pas réellement les intentions de son paternel, le véritable but de cette conversation. Comme si Noah n'avait de père que le nom et qu'il se muait peu à peu en un géniteur lointain. Il l'avait mis au monde, et ensuite ?

Ensuite, il avait pris soin de lui des années durant, l'avait aimé et choyé... Jusqu'à la disparition de Claudia. A partir de là, les choses s'étaient lentement dégradées, si lentement que le pauvre hyperactif n'avait rien vu venir.

Aujourd'hui, Stiles se sentait complètement abandonné par cette figure rassurante censée le protéger de tous les dangers.

Et maintenant, il avait froid. Terriblement froid. Incapable de déceler si la sensation était extérieure ou intérieure, il ne chercha pas à se couvrir, ni même à bouger. Il restait là, le regard fixé sur l'extérieur, là où le danger l'attendait. C'était stupide, n'est-ce pas ? Stiles adorait se balader et la forêt était un endroit qu'il affectionnait beaucoup et ce, depuis longtemps... Mais l'idée de sortir du manoir lui donnait l'impression qu'il n'y mettrait plus jamais les pieds. Et si Emile était là, à l'extérieur ? Même si Stiles savait que l'idée était invraisemblable, la peur le prenait en otage. Après tout, Emile n'avait-il pas réussi à pénétrer dans le loft malgré l'alarme ? L'hyperactif ne comprenait pas comment il s'y était pris et au fond, c'était peut-être mieux comme ça.

Le fait est qu'aucune de ses pensées ne résolvait son problème... Et que Stiles en était toujours au même point. Il n'avançait pas et c'était fatigant, parce qu'il n'arrivait pas à passer à autre chose. Que dans sa vie, il ne trouvait pas grand-chose qui avait du sens. Que tout était trop fort, trop violent. Tout ce à quoi il aspirait était un peu de calme et chaque fois qu'il avait l'air de se rapprocher de cet objectif, quelque chose venait tout foutre en l'air. Et là, ce quelque chose, c'était son père.

Stiles avait besoin de repos... Plus que jamais.

La gorge serrée, il souffla :

- Derek...

Parce que son cœur commençait à battre un peu trop vite, le champ de celui-ci à le rendre sourd. Stiles, dans son état, se savait incapable de se calmer seul. La preuve en était que si Derek n'était pas venu à sa rescousse dans la cuisine ce matin-là... L'hyperactif aurait passé un temps monstre à rester là, prisonnier de sa crise. Si celle-ci n'était que naissante, les dégâts qu'elle occasionnerait sans doute n'étaient pas anodins. Stiles détestait avoir à déranger Derek, à l'appeler pour ce genre de choses, mais il savait très bien ce que le silence donnerait : une arrivée en catastrophe de celui-ci... Et un poids toujours plus lourd sur ses épaules. D'un autre côté, le jeune homme s'en voulait. Conscient qu'il n'était pas un cadeau, il ne voulait rien de plus que soulager son compagnon et ne pas lui imposer les relents de sa propre destruction. C'était pour cela que, parfois, il ne disait rien. Il arrivait de temps à autres que les crises soient gérables, mais pas là. Pas cette fois-ci. Celle-ci concernait quelque chose de bien plus fort et de bien plus douloureux que tout le reste.

Et voilà que son souffle s'emballait, que son regard mordoré ne fixait plus le paysage au-dehors mais le vide terrifiant d'une pièce qui se déformait sous ses yeux. Stiles hoqueta, se tourna, se retourna. La chambre semblait se fondre sous ses yeux en quelque chose de plus sombre, de plus sale. Sans qu'il n'y comprenne quoi que ce soit, le bois des murs du manoir devenait crasseux, humide et à certains endroits, de la mousse s'y formait. Stiles baissa les yeux. Le lit sur lequel il se trouvait n'existait plus. A la place ? Un matelas sale, tâché de toute sorte et en plusieurs endroits. Son cœur tambourina dans sa poitrine. Au fond de la pièce, des vêtements éparpillés et une odeur de pourri qui embaumait l'atmosphère. Les yeux exorbités, Stiles était complètement paralysé et, par un réflexe dont l'origine lui était inconnue, il se ferma à tout. Devint sourd. Aveugle. Aphone. Ne sentit plus rien, que ce soit au niveau du toucher ou des odeurs. Perdit la conscience complète de son corps. Si le phénomène s'avérait difficile à décrire, l'hyperactif se savait profondément mal, mais pas au point de s'imaginer ce qui était en train de se passer dans le monde réel. Dans sa tête, par contre, tout allait et venait, des images aux sons, des sensations aux odeurs : pour lui, réalité et souvenirs s'inversaient. Le vrai n'existait plus, au contraire des réminiscences de son passé pas si lointain, presque actuel. C'était un tel bordel que Stiles ne savait plus rien, ne comprenait plus rien. S'il y avait bien une chose dont il se rendait encore compte, c'était que la vitesse à laquelle battait son cœur dépassait l'entendement.

En cela, l'arrêt brutal de toute cette mascarade le laissa pantelant, tremblant, à bout de souffle. Car d'un coup, il voyait, entendait, sentait : la pièce avait revêtu son allure de chambre, les murs de son enfer étaient tombés. Le pire, c'est que Stiles savait exactement ce qui avait provoqué son retour dans le monde réel, loin de tous ses cauchemars. Ainsi, il laissa complètement aller dans l'étreinte douce mais ferme de Derek. Et il ferma les yeux, se reposa entre ses bras sans hésiter malgré la honte qui, comme toujours, l'envahissait après coup. Stiles ne pouvait pas se retenir tant son esprit était fatigué. Fatigué de cauchemarder, fatigué d'angoisser, fatigué de survivre.

- Désolé, murmura-t-il, la joue contre le torse de son compagnon.

Le souffle court, il avala péniblement sa salive, incapable de prononcer quelque mot de plus. C'était dingue comment il se sentait faible et comment la moindre pensée appuyée pouvait le faire autant dériver, sombrer.

Ce qu'il trouvait tout aussi fou, c'était de constater à quel point le simple contact de Derek le faisait revenir à lui rapidement, à une vitesse telle que c'en était effarant. Et c'était ce qu'il avait recherché en l'appelant. Stiles se fit l'effet d'un égoïste, d'un profiteur et la honte fut d'autant plus grande qu'il savait ses émotions et son état mis à nu. Néanmoins, il savait que Derek n'irait ni le juger, ni le repousser malgré les tares qu'il collectionnait et... C'était peut-être le seul point de leur relation qui le rassurait actuellement. Le soutenir était peut-être le plus beau cadeau que Derek pouvait lui faire... Et qu'il lui faisait depuis le départ.

Il perçut malgré tout un soupir.

- Tout va bien, Stiles. Je suis avec toi, tout va bien.

Si Stiles ne comprit pas réellement la raison pour laquelle Derek articulait ces mots-là avec lenteur, il les accepta. Oui, quand il était avec lui, ça pouvait aller : il n'y avait en ce monde pas d'endroit plus sécuritaire que ses bras. Et l'étreinte, douce, ne lui laissait absolument pas deviner l'ampleur de l'émotion qui traversait Derek. Elle crispait son visage et lui faisait doucement naître des rides là où sa peau était pourtant si parfaite, assombrissait et faisait briller son regard dans le même temps. Stiles avait, de tous temps, fait naître moults paradoxes chez le loup-garou. Cette fois-ci ne faisait pas exception. En lui, la colère, intrinsèquement liée au sentiment d'impuissance grandissant qu'il ressentait, se mêlait à la douleur du chagrin. Car si Stiles s'abandonnait à lui sans aucune hésitation, Derek n'aimait pas ce qu'il voyait doucement se dessiner dans leurs fragiles habitudes de vie.

Il ne s'était pas écoulé grand-chose entre le moment où Stiles l'avait appelé, et celui où il était arrivé. Une minute, pas plus. La raison pour laquelle le loup n'avait pu se précipiter dans la chambre portait un nom : Amelia. Comme il se l'était promis, Derek commençait à faire un peu plus attention à elle, à la laisser un peu moins seule. Bien évidemment, il n'oubliait pas Stiles, au contraire. Là, la petite avait juste eu envie qu'il lui raconte une petite histoire. Si elle n'allait pas dormir tout de suite, elle lui avait assuré qu'un conte – même court – lui ferait très plaisir. Comment Derek aurait-il pu refuser ? Il sentait la douleur perpétuelle avec laquelle l'enfant vivait. Amelia avait beau avoir une force de caractère incroyable, elle n'en restait pas moins une orpheline. Une petite fille complètement perdue. Alors même si Derek avait entendu Stiles l'appeler quelques secondes après avoir commencé sa narration, il s'était dit qu'il avait le temps, qu'il serait efficace. Ainsi, il avait écourté son histoire, juste pour lui faire plaisir et rejoindre son compagnon le plus rapidement possible. Le plus difficile avait été de faire comme si tout allait bien, comme s'il n'entendait pas le cœur de son amour partir en vrille. Cela n'avait été l'affaire que de quelques secondes. Ensuite, il lui avait sorti quelque chose, une excuse pour résumer sa petite histoire au maximum. Et même s'il se sentait coupable d'avoir si vite faussé compagnie à Amelia alors que celle-ci avait besoin de présence, Derek n'avait pas pu ignorer ce qu'il entendait une seconde de plus.

Il jura silencieusement qu'il se rattraperait.

Pour l'heure, Stiles était sa priorité. C'était lui qui faisait naître ce sentiment d'urgence dans son cœur tant son état lui semblait aléatoire... Et en train d'emprunter une pente de plus en plus glissante. Un instant, il maudit Noah : pourquoi diable avait-il décidé de lui envoyer un message en ce jour ? N'aurait-il pas pu attendre ? Derek connaissait fort bien sa position dans cette histoire et même s'il le savait partiellement innocent, il n'oubliait pas que le shérif restait en grande partie responsable du mal-être de Stiles. Il n'y avait pas de mot pour décrire ce qu'avait subi le jeune homme, autant dans son enfance que durant ces dernières semaines : il n'y en avait pas non plus pour caractériser l'attitude qu'avait eu le shérif à son égard. Emile avait détruit Stiles, c'était un fait.

Noah, lui, l'avait achevé.

Et Derek se rendait compte d'à quel point cet instant relevait du miracle : Stiles était toujours là, dans ses bras. Si les choses s'étaient passées différemment ou s'il n'avait pas été là pour lui récemment... Il n'était pas certain que la vie animerait encore ce corps, ferait perdurer dans ces yeux whisky cette étincelle aussi tenue que particulière.

Cette étincelle qui entretenait en lui l'espoir de jours meilleurs.

Les minutes qui passèrent furent d'un silence à lui couper le souffle. Stiles ne parlait plus si souvent que cela, mais il faisait toujours en sorte de sortir quelques mots de temps à autres, parce qu'il n'aimait pas ça, le silence. Et pourtant, plus les jours passaient, plus son débit se réduisait. Stiles était en train de couler. Pour Derek, c'était très difficile : lui qui croyait que les choses allaient stagner puis doucement s'améliorer voyait bien que l'inverse était en train de se passer. L'état mental de son compagnon se dégradait lentement, il n'y avait plus de doute à avoir là-dessus.

Il était clair que Stiles ne pourrait pas s'en sortir seul comme il l'avait au départ désiré. Et Derek aurait beau ne pas le lâcher et tout faire pour lui, l'évidence était là : Stiles avait besoin d'une aide qu'il ne pourrait pas lui apporter. Au fond, il le savait. Il l'avait toujours su. La gorge serrée, il raffermit son étreinte sur l'hyperactif dont l'hyperactivité en question n'était plus visible que dans ses crises. Des crises qui se multipliaient, qui gagnaient en intensité.

Des crises qui terrifiaient Derek.

C'était comme si, l'espace d'un instant, d'une minute ou bien d'une heure, Stiles disparaissait. Se mourait dans ses cauchemars, ses souvenirs, ses visions de ce qui constituait son enfer personnel. Lorsqu'il réapparaissait, c'était traumatisé qu'il lui revenait. Confus, tremblant, complètement vulnérable et démuni. Il n'avait plus rien pour se protéger, comme si toutes ses défenses intérieures avaient fini par s'effondrer les unes après les autres. Nier sa déchéance serait cracher sur la confiance qu'il avait mis du temps à lui accorder : Derek ne ferait jamais la même erreur que Noah.

Si le père de Stiles n'était qu'une partie du problème en lui-même, il avait par son seul message rallumé d'un poison qui l'avait longtemps rongé mais donc la progression, par sa faute, s'accélérait.

Derek se demanda donc s'il devait laisser à Stiles le choix de revoir son père ou non. Il avait tendance à se dire que oui, que... Son humain avait tous les droits et en même temps... Il se devait de le protéger, coûte que coûte. Car même s'il voyait Noah, même si celui-ci commençait à ouvrir les yeux... Ça n'effacerait jamais ces sept années de silence qu'il lui avait imposées. Il y avait aussi la possibilité que le shérif continue de nier les faits en bloc, de rester dans ce déni que le protégeait de cette réalité bien trop sordide. Derek avait donc peur de l'effet que cette hypothétique entrevue pourrait avoir sur son compagnon – à raison. Déjà qu'il était fragile et mal, il n'avait pas pour intention de l'exposer davantage au danger. Dans ce cas précis, Noah Stilinski en était un.

Peu à peu, Stiles se détendit, retrouva son calme. Mais il n'ouvrit pas la bouche, garda également les yeux fermés. Il ne parlait pas et Derek, bien trop préoccupé par son état et toutes ses inquiétudes le concernant, ne trouva rien à dire.

Il se contenta alors de l'allonger doucement sur le lit et de le garder contre lui. Stiles se lova entre ses bras et tenta de se reposer.

Celui qui craignait de s'endormir rendit les armes malgré lui alors que la lune commençait à peine à monter dans le ciel. 

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