Chapitre 6




Nazir se tenait derrière son bureau depuis plus cinq heures sans éprouver la moindre fatigue. Il n'avait de cesse de ruminer sur les événements des dernières heures ainsi que les conséquences extrêmement préoccupantes qui n'allaient pas tarder à faire grand bruit. En effet, avant même que l'hélicoptère royal quitte le toit de l'hôpital, avec à son bord la jeune femme, une équipe de journalistes s'était empressée de prendre des photos et maintenant ils laissaient entendre qu'il avait des problèmes de santé. Nazir n'avait pas eu le choix de dire la vérité afin d'éviter l'affolement du pays qui commençait déjà à faire rage sur les réseaux sociaux. Le communiqué précisait seulement qu'une citoyenne américaine était sous la garde du cheikh Al-Hassan mais dans l'esprit des citoyens encore éprouvé par la guerre, cela sonnait plutôt comme une éventuelle prise de guerre.

Nazir préférait cela à un autre scénario qui aurait pu le mettre dans une situation périlleuse. Si la jeune femme avait trouvé la mort dans le désert d'Hamza, la situation aurait été encore plus grave et peut-être hors de contrôle.

En laissant supposer qu'elle était une prisonnière de guerre contre un ennemi extérieur, non seulement Nazir pouvait la protéger mais il envoyait un message limpide à Dixon.

Il tenait ce qu'il voulait à tout prix.

Il tenait l'âme qu'il avait détruite...une âme qu'il avait tout fait pour la récupérer avant de s'enfuir comme un lâche.

- Votre Majesté ?

Nazir quitta ses sombres pensées et se concentra sur Amadh qui se tenait dans l'encadrement de la porte en attendant son signal pour entrer.

Il guetta le dossier qu'il tenait dans la main et comprit qu'il allait enfin connaître l'identité de la jeune inconnue qui reposait désormais dans une chambre du palais.

- Entre Amadh, lui dit-il en serrant les accoudoirs de son fauteuil.

- L'hôpital a envoyé les résultats il y a deux heures mais je voulais venir à vous avec toutes les informations que nous avons obtenu grâce à son ADN.

Impassible, Nazir fit un signe de tête pour l'inviter à parler mais l'hésitation de son bras droit présageait encore une série de mauvaises nouvelles.

- Elle s'appelle Kate Russo.

- Donc elle a menti seulement sur son nom de famille, résuma Nazir en plissant légèrement les sourcils.

- Oui et je sais maintenant pour quelle raison elle a eu sans doute peur de le dire.

C'en fut trop.

Nazir perdait patience devant cette succession d'atrocités qui le conduisait à être émotionnel. Soldat dans l'âme, il agissait avec froideur pour faire assoir l'ennemi mais aujourd'hui la jeune Kate Russo mettait à mal son masque impassible.

- Elle est née en Sicile, elle vient d'avoir vingt-quatre ans. Son père était un cadre dans une entreprise, sa mère femme au foyer et elle à un frère aîné, Paolo Russo.

Jusqu'ici le récit semblait digne d'une enfance radieuse mais Nazir expert dans l'art de lire et de décrire les expressions faciales, savait à l'avance que la suite serait nettement plus pénible à entendre.

- Kate Russo avait trois ans quand sa mère a déposé sa première plainte pour violence conjugale.

Nazir ferma brièvement les yeux en évitant de le couper dans son récit et le laissa continuer.

- Une deuxième a été déposée trois ans plus tard mais classé sans suite, continua Amadh en déposant sur son bureau des copies des plaintes déposées avec les photos qui accompagnaient ce dépôt de plaintes.

La femme sur la photo avait le visage tuméfier, des bleus sur les poignets et sur les bras.

- Quelques années plus tard, après une violente agression, Rosa Russo s'empare du fusil de chasse familial et le tue.

Nazir releva brusquement la tête pour le dévisager avec étonnement.

- Elle l'a tué ?

- Oui, confirma-t-il d'une voix altérée par l'épuisement d'être en charge de lui narrer cette histoire. La mère de la jeune femme n'a pas été retenu coupable de ce meurtre. Pour le tribunal de l'époque il s'agissait de légitime défense, elle a protégé son enfant. Kate et sa mère ont alors pu vivre quelques années de bonheur.

- Quelques années ? Répéta Nazir sans le quitter des yeux.

- Malheureusement toutes ces années à recevoir une pluie de coup n'est pas resté sans conséquences. Rosa Russo est tombée gravement malade et elle est décédée alors que sa fille avait tout juste seize ans.

C'était un chaos sans fin.

Nazir écoutait le passé tragique de la jeune femme tout en sachant ce qu'elle avait dû endurer par la suite.

- Et son frère dans tout ça ? Demanda-t-il sur un ton sombre.

- Il n'a jamais défendu sa mère devant la violence. Il a même témoigné en faveur de son père au tribunal et il a accusé sa mère d'être une meurtrière. La pauvre enfant n'était pas majeur quand sa mère a disparue. C'est son frère qui est devenu son tuteur et c'est à partir de cet instant précis que la jeune femme à commencé à disparaître.

- Disparaître ? Répéta Nazir froidement alors que son bras droit n'arrivait même plus à contenir sa peine.

- Plus les années ont passées plus Kate Russo n'était plus enregistrée nulle part. Elle a continué sa scolarité seulement sept mois après la disparition de sa mère ensuite elle a été désinscrite. Plus de papiers d'identité valide quand elle avait vingt ans puis peu à peu c'est comme si...elle n'avait plus d'identité...jusqu'à aujourd'hui.

Sur ses gardes, voguant entre deux rives dangereuses et incertaines Nazir braqua son regard dans le sien pour être certain qu'il s'agissait là du dernier mot de ce récit éprouvant à entendre.

- Maintenant je vous laisse deviner qui est le collaborateur de Finn Dixon, conclut-il en posant le reste du dossier sur le bureau.

- Paolo Russo, dit-il sur un ton froid et rageur. Ce qui signifie qu'elle n'a pas été enlevé, elle a été donné par son frère.

- C'est atroce, murmura Amadh en se passant une main sur le visage. J'ai soixante ans et jamais je n'aurai cru que je n'avais pas encore tout vu de l'horreur qu'un homme peut commettre sur un innocent.

Les mâchoires serrées, Nazir posa ses mains à plat sur le bureau et se leva, le corps penché en avant, son regard noir fixé sur les dizaines de feuilles éparpillées sur son bureau.

- Très bien, commença-t-il les dents serrées. Tu vas relancer un communique en expliquant les raisons qui m'ont poussé à garder la jeune femme prisonnière. Tu vas expliquer les raisons qui m'ont poussé à prendre cette décision et tu dresseras leur photos dans la presse.

- Vous n'avez peur que...

- Non, le coupa-t-il en fixant la photos éprouvante de Rosa Russo. Je n'ai pas peur, je n'ai peur de rien. C'est pour l'instant la seule option nécessaire pour la protéger. Nous ne pouvons pas la renvoyer à New York dans un état critique. Il est évident que cet américain la veut, en sachant que je la garde ici, je garde un précieux avantage. Le peuple ne sera pas fiévreux de colère maintenant qu'il sait qu'il s'agit d'une femme.

- Et ensuite ? Vous comptez la garder ici jusqu'à obtenir votre vengeance ?

- Je vais laisser les jours et les semaines s'écouler afin que les hauts responsables politiques tremblent un peu en sachant ce qu'on fait deux de leur citoyens. La menace sera limpide, et les jours de ces deux hommes seront alors comptés. Je veux qu'ils vivent dans la peur qu'ils ne puissent pas connaître un lendemain paisible. Ensuite, j'informerai le peuple que Kate Russo est lavée des soupçons qui pesaient sur elle en lui donnant le statut d'invité. Cela lui donnera le temps de se remettre et...

Nazir se redressa lentement et décida de ne pas terminer l'acheminement de ses pensées car il refusait de se projeter dans l'avenir.

- Ensuite nous verrons, conclut-il.

- Il faut impérativement garder à l'esprit que nous représentons une menace pour elle, déclara Amadh inquiet.

- Tu es parvenu à l'approcher, c'est moi la menace redoutable qu'elle craint, c'est à moi de gérer ça.

Il s'effaça alors et quitta son bureau d'un pas pressé. Il remonta le couloir royal pour gravir l'étage supérieur puis l'autre. À cet instant précis il ignorait comment elle réagirait à son réveil. La peur allait sans doute la submerger. La panique. Les larmes allaient couler derrière son bandage.

En s'enfonçant dans le couloir silencieux Nazir pressa le pas quand un ruissellement de voix fit écho dans le couloir. Ce qu'il redoutait quelques secondes plus tôt prit une forme réelle entre les murs silencieux de sa forteresse.

Il atteignit la porte de la chambre et l'ouvrit un peu trop sèchement mais les pleurs en continue avaient éveillé en lui un étrange sentiment méconnu.

La jeune femme était réveillée. Paniquée, tremblante elle était soutenue par Raya qui se tenait à son chevet tout en essayant de retenir ses poignets afin qu'elle ne retire pas son bandage.

Nazir avait deux options.

Soit il affrontait la situation en tentant de la renverser, soit il s'effaçait en laissant Raya lui faire comprendre qu'elle ne risquait rien.

Mais que valait les paroles de Raya ?

Rien, conclut-il en entendant la jeune femme la supplier malgré les efforts de l'épouse d'Amadh.

Est-ce qu'il y avait une chance qu'elle puisse comprendre si le chef de guerre en personne lui parlait ?

Nazir s'approcha du lit et ses pas nourris de colère attira l'attention de la jeune femme comme s'ils étaient inscrits dans sa mémoire, comme si son ouïe ne les avait jamais oublié.

Elle eut un sursaut en arrière malgré la douleur que ce mouvement venait de lui infliger.

- Non...pitié...

Nazir s'approcha encore, jusqu'à atteindre ses mains glacées et frêles pour l'empêcher de retirer le bandage.

Il fit en sorte qu'elle reste allongée mais son état de panique était si grand qu'elle fondit en larmes, les lèvres tremblantes.

Nazir savait que dans son esprit torturé il apparaissait sous la forme d'un nouveau monstre.

- Je sais assurément que c'est très difficile pour vous, mais je vous demande d'être très attentive, écoutez-moi Kate, commença-t-il d'une voix forcée d'être tendre.

Malheureusement son timbre naturellement sombre provoqua l'effondrement de la jeune femme.

- Pitié je ne veux pas y retourner ! Je ne savais pas pour...pitié je vous en prie !

- Vous devez impérativement garder...

- Pitié je ne veux pas y retourner, répéta-t-elle encore et encore. Ne me faites pas de mal, ne m'obliger pas à y retourner.

Nazir décida alors de changer de tactique. Elle était piégée entre deux monstres. Lui et son tortionnaire dont elle avait terriblement peur.

Lequel des deux allait-elle choisir ?

- Vous n'allez pas y retourner tout simplement parce que désormais vous êtes ma prisonnière, lâcha-t-il avec un peu de dureté.

Étrangement, la jeune femme cessa de répéter cette douloureuse phrase et exhala une série de souffles entrecoupés par des tremblements. Raya s'empressa de lui venir en aide en apposant sa main sur le front de la jeune femme pour le caresser.

- Je vous ai retrouvé dans le désert et vous avez été transporté à l'hôpital. Mes médecins ont fait tout leur possible pour que vos yeux guérissent mais pour qu'il y ait une chance que cette guérison soit un succès il va falloir m'écouter. Vous devez impérativement garder ce bandage, c'est essentiel.

Nazir desserra lentement ses mains des siennes alors qu'elle était éprouvée de tremblements répétés.

- Vous êtes ma prisonnière ce qui signifie que désormais, cet homme n'a aucune chance de vous revoir un jour. Raya va rester avec vous. Vous ne craignez rien ici, personne ne vous fera le moindre mal vous avez ma parole et ma parole fait loi.

Nazir avait parlé avec fermeté accompagnée d'une faible...très faible douceur car la jeune femme fragile et terrifiée ne croyait plus en rien des paroles tendrement murmurées à l'oreille, il le sentait. On lui avait menti, on l'avait sans doute fait espérer pour mieux la torturer.

Les notes tristes qui s'échapper des lèvres de Raya lui firent tourner la tête dans sa direction. Depuis quand n'avait-elle pas entendu la voix d'une femme ? Sa présence lui était d'un grand secours, admit-il intérieurement sans quitter la jeune femme du regard avec ce même sentiment de plus en plus écrasant.

Savoir désormais les tortures qu'elle avait dû endurer lui faisaient regretter amèrement de ne pas l'avoir regarder comme il aurait dû le faire.

Il chassa les regrets pour se concentrer sur l'essentiel...

Sa méthode semblait marcher et même si ses lèvres abîmées tremblaient toujours et que des larmes silencieuses coulaient derrière son bandage, la jeune femme venait de choisir son monstre...

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