Tsarskoïe Selo, 14 mars 1917 (2/2)
Les élèves-officiers obéirent. Je vis comment, mutuellement, ils se lancèrent des regards interrogateurs. Seul celui qui semblait être le plus maladroit garda le visage figé. Il devait être également très timide. Il lui fallait plus de champagne !
« A la victoire ! »m'écriai-je en levant un autre verre.
« A Tsarskoïe Selo ! »,ajouta Tatiana.
« Au tsar ! », conclut Maria.
Tatiana se dirigea vers le gramophone en se dandinant. Ses chaussures étaient trop étroites pour ses larges pieds. C'est pour cela qu'elle marchait le plus souvent pieds nus. Mais à cet instant, dans cette situation, elle ne pouvait pas se le permettre.
"Vous savez danser ?" Elle leur fit signe de la main de s'avancer. " Allez quoi ! C'est un ordre, vous devez danser !"
Mon exubérante sœur fit jouer une valse. Les sons aériens emplirent la petite pièce.
Le plus âgé ne se fit pas prier et fit une révérence devant moi : "puis-je ?"
"Avec plaisir!" Comme c'était drôle!
Il savait bien danser et était plutôt pas mal. Quelque chose d'amusant se dégageait de lui et j'aimais les gens drôles. De plus, il était sportif, ce qui lui donnait encore plus de charme. Il était ce genre d'homme que les filles ne remarquent qu'au deuxième abord mais qui savait ensuite conquérir leurs cœurs avec son caractère. Bref, un homme en or. La vie était si dure que chaque distraction était, pour moi, la bienvenue.
Les autres nous suivirent mais ne formèrent pas d'aussi beaux couples de danseurs.
A plusieurs reprises, Maria se plaignit même de son maladroit partenaire. "Tu danses comme un paysan!" grommela-t-elle.
Tatiana rigola. "Une princesse ne dit pas ce genre de choses."
Maria grommela à nouveau. Elle était mécontente. Un peu jalouse, elle observa comment je guidais mon partenaire à travers la pièce. Le monde tournait autour de nous. Voilà la vraie vie!
"Tu viens d'où?", lui demandai-je allègrement.
"De Minsk!"
"La ville te plaît?"
"Oh oui! Elle n'est pas aussi grande que Saint-Pétersbourg mais elle reste une ville importante puisque le haut commandement militaire s'y est installé."
Après deux valses, les deux autres couples s'arrêtèrent de danser et nous observèrent avec curiosité. Tatiana continua à servir du champagne. Elle semblait mécontente de son choix. Son partenaire était muet comme une carpe et elle en paraissait presque furieuse. Bien qu'il soit le plus beau de nos invités, ses regards me semblaient faux et fourbes.
En revanche, mon cavalier était, lui, un vrai russe. La consommation d'alcool le rendait de plus en plus courageux. Je sentais comment il exerçait de petites pressions avec ses doigts sur ma main et sur ma taille. Pour un jour comme celui-ci, il était exactement la bonne personne.
Après deux autres valses, nous nous assîmes avec les autres. Et tout naturellement, Petja, c'est comme cela que s'appelait mon officier, me fit un baiser sur la main pour me remercier. Ses lèvres s'attardèrent quelque peu. Ce n'était pas pour me déplaire. Tatiana observa la scène avec envie. Elle avait malheureusement tiré le mauvais numéro. Maria ricana et tendit également sa main à son partenaire de danse qui s'empressa d'y déposer un léger baiser. Ses oreilles virèrent instantanément au rouge. On aurait dit du fer chaud. Il s'appelait Oleg. Une nouvelle bouteille de champagne fut ouverte.
"Alors? Comment c'est d'être soldat?" demanda naïvement Maria.
Les trois se regardèrent.
"C'est bien!" répondit Oleg que j'entendais parler pour la première fois. "Je suis content d'être ici" ajouta-t-il. L'alcool assouplissait sa voix.
"A Saint-Pétersbourg, on ne sait jamais à quoi s'attendre."
Les deux autres lui lancèrent des regards furieux. Il devait se taire.
"Comment ça?" ajoutai-je exprès.
"Oh non rien!" se dépatouilla mon partenaire de danse. Le sujet semblait le déranger. "Pourquoi se faire du souci une si belle journée comme aujourd'hui? Ces demoiselles souhaiteraient-elles à nouveau danser?"
Il se leva brusquement et, pour nous amuser, il nous fit une sauvage démonstration de la danse des cosaques. Ses jambes tournoyaient pendant qu'il sautait, accroupi, vers le haut et vers le bas.
Je l'appréciai beaucoup.
"Vous êtes de trop mauvais danseurs." jugea Tatiana. "Non, jouons plutôt aux dés!" proposa-t-elle bourrument.
"Qu'est-ce qu'on y gagne?" demanda Petja avec insolence.
"Eh bien quoi!" Tatiana fit une pause significative. " Un baiser naturellement! Les gagnants auront le droit de s'embrasser."
Nous nous regardâmes tous d'un air étonné. Le visage de Petja s'illumina. La tournure des événements était tout à son goût. Il s'imaginait certainement déjà dans les bras d'une vraie princesse.
"Est-ce que c'est autorisé au moins?" demanda-t-il bêtement pour être sûr.
Je n'avais rien contre. Un baiser avec lui me plairait bien. Une sensation d'excitation s'empara de moi et une étrange et douce chaleur parcourut mon visage.
"Autorisé?" ricanai-je. "C'est un ordre! Vous avez eu ordre de nous distraire!"
Il nous salua stoïquement: " A vos ordres!"
Nous rigolâmes. Sauf un.
"Je ne joue pas." dit-il en fronçant les sourcils. C'était évidemment le partenaire de danse grognon de Tatiana.
Maria ne comprit pas pourquoi il ne saisissait pas cette chance.
"Pourquoi? Tu n'as pas à avoir peur de nous. On n'en parlera à personne. Ne soit donc pas un rabat-joie comme ça."
"Je n'ai pas peur de vous." bégaya-t-il. L'alcool faisait visiblement aussi son effet sur lui.
A cet instant, une nouvelle ambiance se fit sentir, quelque chose de beaucoup plus sérieux et grave.
"Alors quoi?" insistai-je.
"Je n'embrasse pas d'Allemandes."
Ces paroles eurent l'effet d'une bombe. Un grand silence s'abattit. Quel effronté! Pour qui se prenait-il?
Au même moment, un son de cloches se fit entendre. Il s'agissait d'un signal d'alarme.
Étonnés, nous tendîmes l'oreille.
La porte s'ouvrit dans un grand fracas. Un élève-officier bouleversé fit irruption dans la pièce.
"Venez immédiatement avec moi, on vous cherche partout." cria-t-il à ses camarades. "Le devoir nous attend!"
C'est seulement à cet instant qu'il vit que nous, les trois princesses Romanov, étions également dans la pièce.
Immédiatement, il se mit au garde-à-vous.
"Le tsar a abdiqué!"
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