Partie 4

                  Anwar enfile son coupe-vent et dévale les escaliers du phare. Aujourd'hui, c'est décidé, il va lui parler. Il le sent, elle est l'autre lui. Le concept d'âme sœur lui a toujours paru dérisoire, pourtant il ne peut qualifier autrement la ressemblance qu'il pressent entre lui et la jeune fille.

                  Depuis qu'il l'a vue pour la première fois, en solitaire sur la grève, son cœur s'est serré dans sa poitrine. Pas de pitié envers elle non, mais à son propre encontre. Il ne voit en elle que comme en un miroir, délaissant l'identité de l'adolescente pour lui accoler la sienne. Sans s'efforcer de balayer ses a priori, bien au contraire, il les alimente de toutes leurs similitudes apparentes.

                   En allant à sa rencontre aujourd'hui, c'est vers lui-même qu'il court, car inconsciemment la Veilleuse de l'Océan n'existe pour lui que par cette mince facette qu'elle laisse apparaître. Tel l'océan qui cache ses profondeurs par des vagues, tantôt apaisées, tantôt indociles. Anwar ne s'intéresse qu'au bout de rocher émergé, délaissant, comme chaque maillon de cette foule envers laquelle il a tant de dédain, la vérité intérieure qu'on ne peut voir en se conformant aux allures arborées.

                    C'est pourtant avec la certitude de comprendre les rouages du destin l'ayant mené jusqu'à elle, qu'il emprunte le sentier en direction de la plage de galet où il aperçoit chaque jour la folle danse des cheveux lâchés au vent. C'est encore une fois, ce qu'il voit en premier depuis la descente abrupte presque impraticable qui les sépare d'une centaine de mètres seulement.

                 Elle ne semble pas l'entendre, malgré le claquement de ses semelles en caoutchouc sur les pierres aux nuances diverses. Elle est immobile, évoquant à Anwar l'arbre millénaire dont seules les feuilles s'agitent tandis qu'il reste indifférent à cette force, confiant en ses racines le fixant au sol et en son écorce le protégeant des rafales extérieures.

-Bonjour.

                Elle l'a entendu, il en est sûr mais pourtant elle ne se retourne pas, comme s'il est tout bonnement impossible que ce soit à elle qu'il s'adresse. Pourtant la plage est déserte, encore plus en cette matinée humide qu'en une après-midi ensoleillée où la plupart des baigneurs évitent quand même cette crique aux courants houleux.

                 Anwar se racle la gorge en espérant qu'elle tienne compte de sa présence, mais rien y fait. La Veilleuse de l'Océan ne détourne pas le regard de l'horizon aux courbes incertaines. Il prend alors la décision de s'asseoir à ses côtés, en silence cette fois-ci. Aucun solitaire n'aime être dérangé dans son cocon de quiétude après tout.

                  Assis en tailleur près d'elle, il s'efforce de ne pas la regarder, de peur d'effrayer la jeune fille qui l'ignore superbement. Dans sa vision périphérique, seules les boucles bleues daignent faire acte de présence. Unique partie visiblement vivante de l'adolescente.

-Ne vous a-t-on jamais appris qu'on n'interrompt pas les gens en pleine discussion ?

                  La remontrance, prononcée d'une voix dure, le fait se tourner vers son interlocutrice qui ne semble pas plus encline au dialogue que durant les minutes précédentes. Et même si son visage est toujours dirigé vers l'océan, cela ne fait aucun doute, c'est bien à lui qu'elle s'est adressée. Pourtant, ses paroles n'ont aucun sens. Quelle discussion a-t-il donc interrompue ? Elle est seule et silencieuse, avec qui croit-elle donc communiquer ?

                    Anwar en est presque découragé. La jeune fille se révèle tout simplement folle, elle doit sûrement avoir des hallucinations, sinon comment expliquer ses soi-disant échanges d'une grande importance avec un vis-à-vis qu'elle seule peut voir ! Mais il a l'impression qu'il y a autre chose derrière ses propos et il a envie de voir plus loin... Et pour une fois, la profondeur du miroir l'intéresse plus que sa lisse surface.

-Je suis désolé de vous avoir dérangée, mais il me semble pourtant que vous êtes seule...

                    Le dédain qu'il lit dans ses yeux apaise immédiatement la joie qui s'est propagée dans tout son corps au moment où elle a tourné son visage vers lui. Il peut enfin contempler la Veilleuse de l'Océan et voir d'elle autre chose que ses boucles bleues aurait dû le réjouir, mais la confrontation entre l'image qu'il s'était forgée d'elle et la réalité le prend de court.

                  Il s'était laissé à imaginer une peau laiteuse, de grands yeux bleus et des lèvres finement ciselées, le tout englobé d'une aura de douceur. Au lieu de cela la jeune fille arbore un air farouche et ses pupilles aussi noires qu'une nuit sans étoile et sans phare n'exprime qu'un profond mépris. Sa peau dorée et ses lèvres pulpeuses auraient pu la rendre banale, mais sans avoir le charme des beautés atypiques, ses traits animés par un feu intérieur auquel on craint d'être confronté lui confèrent l'atout de marquer les esprits. 

               Quoiqu'Anwar hésite quant à l'avantage qu'elle peut en tirer étant donné son animosité déclarée...

-Tu es comme les autres, tu ne vois et n'entends rien !

                 Le jeune assistant reçoit cette phrase comme un coup de poignard. Serait-ce possible qu'il y ait une quelconque ressemblance entre lui et les autres ? Est-il réellement pareil à tous ceux qu'il pense surplomber de par son regard sur la société et son détachement de ses mœurs étouffantes ? 

               Il se sent le devoir de se défendre face à ses accusations qui lui paraissent bien incongrues pour un homme tel que lui.

-Je ne suis pas le moins du monde comme eux ! Moi, j'ai compris la vie...

-Comprendre ! Tu vois bien que tu es ignorant, tu te penses capable de saisir l'insaisissable, cela n'a aucun sens...

                    Ses boucles voltigent autour de son visage, cette fois-ci ce n'est pas le vent qui les agite mais la jeune fille qui secoue la tête avec frénésie comme pour se défaire de ses paroles. Anwar ne la comprend pas elle, elle ne le connaît même pas et pourtant elle est sûre d'elle quand elle prononce son jugement telle une sentence irrévocable ! C'est elle qui est dépourvue de tout bon sens et pas ses paroles. Lui, il sait.

-Et pourquoi donc ne pourrais-je pas comprendre ?

               La Veilleuse de l'Océan le toise visiblement surprise mais réjouie qu'il lui pose la question.

-Voudrais-tu le découvrir avec moi ?

               Anwar reste bouche bée face à cette interrogation. Est-ce une invitation à partager ses moments de solitude qu'elle vient de lui faire ?

-Très bien, à demain alors !

                Elle se lève et, résigné, il n'essaie même pas de la retenir. Elle est comme l'oiseau qui s'envole sans que la branche ne puisse d'une quelconque manière l'en empêcher, quittant le nid sans savoir si le vent la ramènera ou non.

                 Il la regarde s'éloigner d'un pas léger. De dos, elle est exactement celle qu'il a imaginée durant ses heures passées à l'observer depuis le phare. Avec ses boucles bleues caressant sa nuque et sa silhouette fine, elle lui fait oublier sa précédente allure sauvage. 

                 Enfin presque, car même dans sa démarche, il y a quelque chose qui la rend différente de la sirène qui peuplait ses pensées. Peut-être est-ce la désinvolture dont sont imprégnés chacun de ses mouvements qui lui donne cet air indompté qui le dérange tant ?

À moins qu'Anwar ne commence à se rendre compte qu'elle n'est pas lui ?

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