Seul le grésillement inintelligible de la radio empêche le gardien du phare de s'endormir. En quarante années de métier, il n'a jamais fermé l'œil durant un service, à part cette fois, où adolescent, il s'était laissé bercer par le bruit des vagues alors qu'il venait de dîner copieusement, mais comme il le répète avec une certaine nostalgie, ce n'était qu'une erreur de jeunesse !

               Petit déjà, il accompagnait son père en haut de la tour blanche qui est aujourd'hui son chez lui. Et alors qu'il n'en est pas le propriétaire, il en a l'orgueil, parlant du phare comme de sa propre bâtisse, faisant ses louanges à chaque fois qu'il daigne descendre en ville. Chose qui arrive de plus en plus rarement depuis qu'Anwar l'assiste, jouant aussi le rôle de coursier quand les réserves s'amenuisent.

             Il préfère de loin s'isoler dans sa maison au pied du phare, enfin celle du gardien en fonction... Parfois le vieil homme oublie qu'il ne fait pas partie intégrante de l'imposante tour blanche. Mais comment se le rappeler quand sa vie se résume à cet endroit dont il détient fièrement la clef de bronze ?

              Il a du mal à se l'avouer, mais il se reproche, alors qu'il est presque arrivé au terme de son existence, de ne s'être jamais marié et de ne pas avoir eu d'enfant. Il aurait alors pu passer ses dernières années à veiller sur le phare entouré d'une grande famille, et peut-être même d'un petit-fils à qui il aurait pu apprendre son métier. 

             Mais il est trop tard pour les regrets, il ne lui reste plus qu'à regarder les autres vivre sans laisser la moindre trace !

             À moins qu'Anwar soit son salut, sa dernière chance de façonner un être de chair grâce à son savoir, d'être un souvenir autre que l'homme du phare et de subsister à travers son assistant. Être dans l'esprit d'une tierce personne alors qu'on n'est plus c'est vivre tout de même ! Par intérim certes, mais comme en consolation de votre mort, vous savez qu'une partie de vous existe encore ici-bas, comme un écho troublant de par sa ressemblance.

           Le vieil homme soupire, l'idée ne manque pas de génie certes, mais comment, alors qu'Anwar n'a d'yeux que pour la chevelure bleue, lui inculquer la beauté que comporte la vie d'un reclus ? Il le sait son assistant affectionne la solitude, sinon il n'aurait pas choisi de son plein gré un métier où l'on passe de longues heures en face-à-face avec soi-même, mais voilà, il a le tort de penser que c'est encore de vivre seul que de partager son existence avec une solitaire.

           Le gardien du phare ne décolère pas contre celle qui lui ravit, du moins mentalement pour l'instant, le réceptacle destiné à accueillir son souvenir. Comment peut-il croire comprendre cette jeune fille alors qu'il ne sait rien d'elle ? Une sirène, c'est exactement cela oui ! Le même charme détestable qui n'a de but que la tromperie. 

            Lui, il n'a pas besoin de scruter les pupilles de cette incarnation du mal pour savoir que c'est le vice et la manipulation qui leur donnent leur éclat.

            Une longue vie lui a appris à reconnaître ses prédispositions-ci chez certaines femmes, et pour lui cela ne laisse pas de doute, la jeune fille fait partie de ces odieuses qui ne laissent nul repos à l'homme avant de l'avoir complètement vidé. A la lumière de l'expérience que lui ont attribuée les cheveux blancs, cette simple supposition prend des allures de certitude indéniable.

            Il soupire à nouveau, se refusant même à fermer les yeux un court instant pour reprendre ses esprits. La peur de l'endormissement est trop présente, inculquée par une vie passée le regard dans l'océan. Mais a-t-il réellement eu le choix d'être ce qu'il est aujourd'hui ? A-t-il seulement eu un jour une main sur le volant de sa carrière ? Non et cela lui a toujours paru naturel, enfin jusqu'à ce qu'Anwar lui demande les raisons qui l'ont poussé à dédier son existence au phare.

           Le vieil homme a de l'admiration pour son assistant qui semble si sûr de lui, inébranlable face à tous. Sauf face à la sirène bleue. Mais le gardien de phare se le jure, il éloignera l'étrange adolescente de celui qu'il destine à être un autre lui.