Loïc

Former des nœuds, c'est ce que je sais faire de mieux. J'en forme aussi dans ma propre vie sentimentale. Je suis un loup solitaire qui aime la mer, j'en ai fait mon métier et même cela on me le reproche. Être tout le temps absent. Voilà ce qu'elle s'est égosillée à me dire encore hier soir, alors que la fatigue s'accentuait et qu'un mal de tête montait à m'en donner la nausée. On se connaît depuis notre tendre enfance, elle et moi, alors pourquoi maintenant ?

    Elle savait qu'en se mettant en couple avec moi, nous allons vivre souvent loin l'un de l'autre. C'est mon métier, merde !

    Je m'énerve tout seul en serrant la corde entre mes mains, ces gestes je les connais par cœur, je dirai même depuis toujours.

Mes journées se ressemblent. Je réalise exactement ces gestes professionnels à mon travail avec minutie mais c'est une vraie passion qui coule dans mes veines. Seulement, aujourd'hui, je suis crevé et en rogne contre l'attitude de ma compagne. Je commence à en avoir ma claque qu'elle me cherche de plus en plus, en me provoquant sans cesse et en s'efforçant de m'envoyer des pics bien amers.

Elle, qui est sur la réserve habituellement, devient une sorte de monstre du Lochness lorsqu'elle est dans la même pièce que moi.

    Je me relève de l'endroit où j'étais assis lorsque je nouais et commence à déplacer les poids sur mon voilier. L'art du matossage consiste à équilibrer la surcharge à bord, cela permet d'être droit et non penché en mer. Je vous vois venir, non, je ne suis pas un pêcheur mais je suis un skipper qui vit d'aventures marines depuis l'âge où il a su marcher. Si je vous dis que je ne vis pas que pour cela, ce serait un doux euphémisme. C'est pire qu'une drogue, je ne peux pas passer une seule journée sans être entre les cordages, les voilages et j'en passe.

    J'ai acheté mon premier voilier lorsque j'ai eu dix-huit ans avec toutes les économies que j'avais, et aujourd'hui, à l'aube de mes trente-huit ans, je suis fier d'avoir su le garder aussi longtemps. Il est le coté parfait de mon existence. Vous pensez que je suis un connard ? Peut-être mais je suis comme ça. Pouvez-vous dire que votre passion ne vous comble pas de bonheur ? Affirmez-vous également que vous puissiez passer des jours entiers sans faire ce qui vous fait vous sentir vivant ? Voilà, ce que je suis. Un skipper solitaire qui revit en prenant le large. Voguer à travers les vagues est autant jouissif qu'une partie de jambes en l'air. Ne me méprenez pas, je ne suis plus un cœur à prendre. Cela fait vingt ans que je vis avec la femme de ma vie. Même si ce n'est pas tous les jours rose. Elle semble penser que je l'abandonne ou que je ne veux pas avancer auprès d'elle. Néanmoins je ne sais pas quelque chose me bloque. L'envie de me marier ou d'avoir des enfants me répugne alors qu'elle rêve, de son côté, qu'on se lance. Cela fait cinq longues années qu'elle ne prend plus de contraception et rien n'arrive à tenir. Moi ça me va très bien comme ça. Je ne sais pas si je serais capable de m'occuper d'un gamin. J'aime ma vie telle qu'elle est. Je suis épanoui en mer comme sur terre mais je constate bien qu'un fossé se creuse dans notre couple. Je la rends triste et mon cœur s'émiette à chacun de ses chagrins.

    Prenant le temps de mouiller l'ancre, je sors du port pour me jeter dans l'océan Atlantique et parcourir les quelques nœuds que je dois franchir afin de m'entraîner. Je me prépare à la plus grande course autour du monde en solitaire, le Vendée Globe. Le départ est prévu dans quelques semaines et je vise le peloton de tête. C'est le plus grand rêve de ma vie et après ce que nous venons de traverser en France à cause de l'épidémie qui aura touché le monde entier, il me tarde de naviguer seul pendant une moyenne de quatre-vingts jours. Mais avant ça, il ne faut que je m'excuse et que je ne parte pas en mauvais terme avec ma femme. Je suis fou amoureux d'elle et je vais lui promettre que lorsque je reviendrai, j'irai faire les examens qu'elle me demande de réaliser depuis des années pour qu'on puisse concevoir un avenir à trois.

Le vent fouette mon visage. Il est glacial. Je ferme ma parka rouge de skipper et commence à me sentir enfin libre. Cette liberté que j'aspire à chaque traversée. La météo n'est pas forcément au beau fixe mais je m'en contenterais pour aujourd'hui. Je sens le déplacement de mon voilier se mêler à l'eau, certainement froide à cette période de l'année, se dérouler correctement. Il est temps de hisser la plus grande voile afin de prendre la vitesse idéale. Je tire sur le cordage et avec une certaine émotion, j'observe le tissu blanc se tendre et ne faire plus qu'un avec cet air.

C'est presque magique.

Le « Bout du monde » prend le large et vogue à travers ces eaux bleues majestueuses.

    Oui, mon bateau porte le nom donné du bout de terre du Finistère : la Pointe du Raz. Cela a été une évidence pour moi, et l'inscrire sur la coque nous aura d'autant plus rapproché. Ce lieu a une signification particulière pour Karen et moi. Nous en sommes amoureux depuis que nous sommes gosses et c'est le lieu, où j'ai eu le courage de l'embrasser pour la toute première fois. Nous étions des adolescents à cette époque et aujourd'hui, je crois que je ne pourrais pas vivre sans elle. Malgré qu'elle me mène la vie dure cette année. Certes, le confinement n'a pas non plus aidé à apaiser ses craintes sur l'avenir qu'elle entrevoit à mes côtés. Durant cette période, nous avons été plus forts que nos éclats de voix et nous sommes toujours là, ensemble, et ce quoi qu'il arrive. J'ai un profond respect pour elle, pour ce qu'elle m'apporte. Elle a toujours été là dans ma vie, comment cela pourrait être autrement ?

    Dans mes pensées, j'effectue mes gestes automatiquement. J'arrime quelques sacs et je ne sens pas le vent tourner, obnubilé par la seule raison de mon énervement et de mes doutes, Karen.

    Une bourrasque atteint mon visage et lorsque mon regard fixe le ciel, je comprends que je suis dans la merde. Une tempête, qui n'était pas annoncée aujourd'hui, approche plus vite que prévue. Des cumulonimbus noirs se forment au-dessus de cette étendue qui pourtant était calme, il y a quelques secondes. Les vagues prennent de plus en plus d'ampleur, venant claquer sur la proue du bateau, immergeant une bonne partie du sol. Je cours vers la barre et essaie tant bien que mal à manœuvrer. Une floppée de jurons sort d'entre mes lèvres.

—    Putain !

J'arrive à tourner la coque à tribord mais le vent est de plus en plus fort. Il faut que j'appelle de l'aide, je n'y arriverais pas sans.

—    Bordel de merde !

Je me précipite alors vers l'intérieur de la coque, là où se trouve mon seul lien avec le port. L'eau s'y déverse déjà et je comprends que j'entre dans une tempête cyclonique. Je porte le talkie à ma bouche et j'hurle pris d'une panique sourde.

—    MAYDAY MAYDAY !

Le grésillement, qui m'est renvoyé, ne m'annonce rien de bon. Je pète littéralement un câble. Ce n'est pas journée, putain ! Je poursuis malgré tout.

—    Merde ! Allo... il y a quelqu'un... S.O.S.

Personne ne me répond et je suis dépité. Il me reste plus qu'à lancer les feux de détresses et d'espérer que des secours viendront m'aider, s'il m'arrive quelque chose. Je me tourne vers le coffre sous les planches de mon canapé et en sors la boite d'urgence qui les contient. Je remonte le tout en sautant en dehors de la cabine puis me mets sur le devant de mon embarcation. Je m'accroupis alors que l'océan se déchaine autour de moi. Je suis comme noyé par tant d'eau qui m'éclabousse de toute part. J'essaie tant bien que mal de me sortir de cette galère et d'allumer une fusée. Lorsque j'y arrive, un feu de couleur rougeâtre monte au travers le ciel noir. Je reste le bras tendu plusieurs minutes attendant que toutes ces explosions puissent peut-être alerter les autorités marines. Le vent est si fort que je peine à me tenir debout.

La fusée est vide. Il me faut recommencer.

Alors que je m'abaisse, un grand coup s'abat sur l'arrière de mon crâne.

C'est assourdissant.

Je tremble.

Mes jambes ne me portent plus.

C'est la fin.

Je sens mon corps s'écrouler sur le plancher. Une larme silencieuse roule sur ma joue.

C'est la fin.

Je suis si fatigué, je sombre dans le noir et ma dernière pensée va vers la femme de ma vie.

Karen, laisse-moi partir.

C'est la fin du bout du monde mon amour.

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