VENDREDI 6 / 15 HEURES 40


Louis se réjouissait d'avoir choisi la plus petite montagne des alentours. Arrivé au sommet, il était si content d'en avoir terminé, qu'il s'assit sur une souche d'arbre sans même profiter de la vue.

─ T'es au courant qu'il faut redescendre après ?

─ Chut, se boucha les oreilles Louis. J'entends rien.

Ses genoux grinçaient déjà à l'idée de faire le chemin inverse. Le bas de son corps lui lançait, il n'avait toujours récupéré du jogging de la semaine passée. Oui, ça faisait sept jours, mais il avait fait au moins huit cents mètres ! Il lui fallait du temps pour s'en remettre. Devant lui, avancée sur le plateau de la montagne, Ninon observait la chaîne des sommets se dérouler devant elle. Ils étaient loin d'avoir atteint le point culminant, en réalité, ils faisaient pâle figure au milieu des monts les entourant. Ils avaient tout de même une belle vue sur la vallée et la forêt.

─ Viens admirer, au moins ! l'encouragea sa colocataire.S

Louis leva un pouce en l'air.

─ Je suis très bien ici, je vois nickel.

Mais Ninon n'acceptait aucun refus. Elle vint le chercher, tirant sur son bras pour l'obliger à se lever. Louis capitula, ignorant le feu dans ses mollets. Quand le paysage s'offrit à lui, il acquiesça machinalement.

─ Ouais, murmura-t-il, ça envoie.

Même si Louis tendait l'oreille, il n'entendait rien d'autre que le bruit blanc de la nature. Les couleurs rayonnaient sous la lumière de l'après-midi. Les nuances, les contrastes, tout lui paraissait plus marqués. Le bleu du ciel, le vert des sapins et l'orange des arbres décolorés par l'automne, le brun de la terre et les touches de rouge et de jaune des maisons lointaines, chaque couleur brillait d'une vivacité jamais vu. Louis pensa à prendre une photo, avant de se rappeler qu'elle ne servirait à rien. Elle ne retranscrirait jamais l'ambiance de l'instant. Contrairement à lui, Ninon sortit son téléphone et captura le moment.

─ Les meilleures images sont dans ton esprit, tu sais, lui fit-il remarquer.

─ Je ne prends pas des photos parce que c'est beau, je prends une photo pour me rappeler de ce jour-là plus tard. Comme ça, dans six mois, quand je ferai le tri dans mes photos, je me dirai : « Oh, c'était la fois où Louis m'a tanné pour faire une rando et il s'est plaint tout le long ».

─ Je ne me suis pas plaint tout le long.

Ninon ricana, avant de l'imiter d'un air maniéré.

─ Ah ! L'air de la montagne est trop pur pour mes poumons de citadin, je ne peux plus respirer... Je vais m'évanouir.

En guise de protestation à la moquerie, Louis poussa gentiment Ninon. Elle perdit l'équilibre.

─ Eh ! gronda-t-elle. On ne pousse pas les gens quand on est au bord d'une montagne.

─ OK, alors on ne se moque pas des gens quand on est au bord d'une montagne non plus.

─ Stop, tu adores quand je me moque de toi.

Louis devait le lui accorder.

─ Oui, mais juste un peu.

Elle lui fit un clin d'œil, et Louis rougit, impressionné par son audace nouvelle. Quelque chose s'était débloquée dans cette voiture, la veille. Il détestait l'idée qu'elle avait dû lui confier son « grand secret » pour enfin s'épanouir, c'était pourtant son sentiment. Ninon s'était révélé à lui et leurs liens s'étaient resserrés.

Louis s'accroupit pour soulager ses jambes. Son regard continuait de se perdre dans l'immensité de la montagne. Il dit :

─ On dirait vraiment qu'on est seuls au monde.

─ Qu'est-ce que tu ferais si t'étais seul au monde ?

Le garçon eut un rire narquois.

─ Mourir ? Moi seul au monde ? Jamais de la vie.

─ Fais un effort. Tu te souviens quand on est sorti en pleine nuit pendant le premier confinement et que tu m'as forcé à répondre à des questions pourries sur la vie. C'est mon tour.

Louis soupira. En passant ses doigts sur le sol, il avait déterré un caillou, il le jeta dans le vide.

─ Non sérieusement, je mourrais à coup sûr. Je ne sais pas faire de feu, et il y aura bien un moment où j'aurais mangé toutes les pâtes du monde.

─ Je pense que tu seras à court de jambon sans nitrite avant d'avoir mangé toutes les pâtes du monde.

─ Bref, si jamais l'humanité vient à disparaître et qu'on garde un pauvre pélo dans l'espoir de la reconstruire, faut pas compter sur moi. Et toi ?

─ Je ferais exactement ce que je fais d'habitude. Faut juste qu'Internet continue de fonctionner.

Louis lança un autre caillou. Il y avait quelque chose d'apaisant dans la courbe que son jet dessinait. Le caillou partait, jusqu'à devenir un point lointain, puis il disparaissait. Ninon épousa le paysage des yeux quelques secondes de plus, avant de déclarer :

─ On y va ?

─ Déjà ?

Ils venaient d'arriver et les mollets de Louis n'avaient pas fini de pleurer.

─ Bah oui, c'est ça la rando. Tu viens, tu regardes, tu repars.

Elle avait fait demi-tour. Louis se releva dans un gémissement. Il conclut :

─ Eh bien, c'est nul, la rando. On n'en fera plus.


**


Louis était doublement perdant. Non seulement il avait détesté la randonnée de l'après-midi, mais en plus, Ninon n'avait pas oublié le marché passé avant d'y aller. Elle l'avait viré de la cuisine et désormais, il craignait le repas du soir. Il aurait toujours la solution de faire son propre dîner si celui préparé par Ninon ne lui plaisait pas, mais il ne voulait pas être malpoli.

Ce n'était pas qu'il ne voulait pas goûter de nouveaux plats, c'était qu'il n'y arrivait pas. Certains aliments ne passaient pas. C'était une histoire de texture, de goût, ou de peur de l'inconnu. Il ne mangeait pas des pâtes tous les jours parce qu'il adorait ça par-dessus tout et qu'il aurait tué son meilleur ami pour déguster les meilleures pâtes de la Terre. Avant tout, il s'agissait de l'aliment le plus sûr de tout son répertoire. Louis savait qu'avec des pâtes, il finirait son assiette.

Quand il était enfant, c'était encore mignon, même si ça agaçait les dames de la cantine, mais aujourd'hui, même lui trouvait ça ridicule. Non seulement il était obligé de prendre des ampoules de vitamines pour pallier aux carences de son régime, mais les repas pouvaient devenir des sources d'angoisse. Aller au restaurant, déjeuner avec sa famille, tant de moments qui réjouissaient les autres, Louis détestait. Soit car il appréhendait de voir ce qu'on lui servirait, soit car il savait d'avance qu'il ne mangerait rien et détestait passer pour le mec difficile qui ne faisait aucun effort. Même si, en réalité, il n'était rien de moins.

La plupart du temps, Louis ne se posait pas de questions sur le sujet. Il mangeait son panel d'aliments restreint, évitait les situations où il n'était pas en contrôle de la nourriture et prenait ses compléments alimentaires. Mais les remarques récentes de Ninon le travaillaient et l'idée de ne pas savoir ce qu'il allait manger ce soir-là le terrifiait. D'autant plus qu'il était affamé. La randonnée avait creusé son appétit.

Ninon l'appela. Une odeur de poisson embaumait le séjour. Ça commençait mal. Louis garda le silence, mais la peur montait en lui. Il s'installa à table, Ninon avait déjà mis son repas dans son assiette. Les craintes de Louis se confirmèrent en découvrant un morceau de poisson blanc et une purée verte devant lui. Malgré lui, il grimaça.

─ C'est quoi ?

─ Du cabillaud avec une purée de pomme de terre avec des fèves et des épinards.

Louis eut un sourire contrit, obligé de s'éloigner pour ne pas inhaler les vapeurs et les odeurs nauséabondes. Du bout de sa fourchette, il écrasa la chair du poisson et dévoila des arêtes. Non. Non, non, pas possible, pensa-t-il. Il fit glisser le morceau sur le côté de son assiette. Ninon ne comprenait pas :

─ Tu as mangé un Filet O'Fish hier soir !

─ Y a pas d'arêtes dans le Filet O'Fish.

Ninon n'insista pas. En revanche, elle le fixait, attendait qu'il porte sa fourchette à sa bouche. Louis se sentait observé, ça n'arrangeait pas les choses. Il remua la purée, mais la couleur ne lui inspirait pas confiance. C'était typiquement le genre d'aliment qui le repoussait, ceux dont l'aspect visuel n'était pas en accord avec la normale. Une purée n'était pas verte, une purée était jaune. S'il n'avait pas souhaité faire plaisir à Ninon, il ne l'aurait pas touché non plus. Mais elle avait passé du temps en cuisine pour ce repas.

─ Goûte, au moins, l'encouragea-t-elle.

─ Oui, oui, deux minutes.

Louis remplit sa fourchette et la porta à son visage. L'odeur de l'épinard lui donna un haut-le-cœur.

─ Pff, t'exagères !

─ Je te jure que non !

─ Allez, essaie.

Louis ferma les yeux, ça irait plus vite s'il ne voyait pas sa fourchette. Il ouvrit la bouche et la referma sur la purée. Dès la première seconde, il sut que ça ne passerait pas. Il y avait des morceaux mal broyés sur sa langue et le goût rance de l'épinard contre son palais. Il garda la purée dans sa bouche et lança un regard affolé à Ninon.

─ Che peux recracher ?

D'un geste dépité, Ninon lui signifia de faire ce qu'il voulait. Louis recracha dans sa serviette, et repoussa son assiette au centre de la table, sous les yeux déçus de sa colocataire. Un silence tomba dans la pièce, pendant que Ninon attaquait son propre repas.

─ Pardon, dit Louis.

─ C'est bon, c'est pas grave. Simplement... Louis, t'as un problème avec la bouffe. Avoue-le, ça ira mieux.

─ Ouais t'as raison.

Il ne souhaitait pas s'étendre plus sur le sujet. Quelques secondes, il observa Ninon manger. Son estomac gargouilla, il demanda :

─ Je peux me faire cuire des pâtes ?

─ Il y en a dans la casserole. J'avais prévu le coup.

Le sourire de Louis réapparut.

─ Oh, putain, t'es la meilleure ! Je peux t'embrasser ?

─ Beurk, tu viens de cracher ta purée. Tu crois que c'est le moment ?

Mais Louis n'en fit qu'à sa tête, et en se levant pour prendre son dîner, il lui vola un baiser sur la joue. Ninon resta paralysée sur sa chaise, la fourchette en suspens au-dessus de son assiette. Elle finit par s'en remettre sans un mot, et accepta le geste d'affection sans protester. Louis se servit une copieuse assiette de pâtes, et une tranche de jambon, un sourire malicieux aux lèvres.

Parfois, il n'avait pas l'impression d'avancer avec Ninon. En fait, c'était le cas. Les pas étaient trop minimes pour voir la distance parcourue. Ça n'empêchait pas qu'ils venaient de loin.

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