VENDREDI 6 / 13 HEURES 15
Ninon s'était habillée pour la première fois depuis une semaine. Par habillée, elle voulait dire mettre un haut décent. Son pantalon de survêtement, le même qui lui servait de pyjama, ne l'avait pas quitté. Mais ça, ses collègues en vidéoconférence n'étaient pas obligés de le savoir. D'ailleurs, elle mettait sa main à couper que d'autres avaient fait de même. Patricia n'avait même pas fait l'effort de s'habiller, et s'était présentée avec un pull de Noël à fanfreluches.
Ils discutaient des projets à venir l'année suivante. Ninon écoutait passivement. Elle était nouvelle, elle n'avait pas beaucoup de poids dans les discussions. Ils allaient terminer, ayant largement dépassé l'heure fixée de la réunion, mais avant, le directeur du service proposa un tour de table. Lorsque le tour de Ninon arriva, pas manqué, les problèmes se présentèrent.
Le battant de la porte voltigea avec tant de brutalité qu'elle sursauta.
─ Ninon ! Ninon ! Ninon !
Ninon lança à Louis un regard affolé, avant de lui désigner ses écouteurs. Le jeune homme comprit, et lentement, recula, refermant la porte derrière lui. Sur son écran, ses collègues souriaient, amusés. Elle se racla la gorge, mal à l'aise.
─ Pardon, c'était mon coloc.
─ Ton coloc, avait répété Patricia.
La garce avait fait des guillemets avec ses doigts – bon sang, elle devait arrêter de raconter sa vie à Patricia, elle avait cinquante ans, c'était trop triste. Ninon bégaya, elle perdait vite ses moyens, surtout avec des collègues qu'elle avait à peine eu le temps de connaître. Elle ne savait pas encore trop quelle posture adopter. Dans ses études, on lui avait toujours rabâcher les comportements professionnels à adopter. Parler de sa vie amoureuse aussi ouvertement n'était pas l'un d'entre eux.
Rouge comme une tomate – merci la pixellisation – elle parvint à formuler un mot de la fin inintéressant. Quand elle coupa enfin la vidéo, elle souffla. Elle transpirait comme un bœuf, de stress et de tension. Avant de rejoindre Louis au salon pour lui demander des comptes, elle changea même de tee-shirt.
Lorsqu'il la vit débarquer, Louis affichait un air penaud.
─ Pardon, je croyais que t'avais terminé.
Ninon soupira.
─ C'est bon, c'est rien. La prochaine fois, frappe avant d'entrer. Qu'est-ce qu'il se passe ? C'est grave ?
─ Non, c'était pour te faire remarquer qu'il faisait beau.
Sa phrase sidéra Ninon. Elle fronça les sourcils, ébahie de son culot.
─ Et alors ?
─ Et alors, tu m'as promis une rando.
La longue plainte gutturale qui sortit de la bouche de Ninon venait du cœur.
─ Allez ! insista Louis. Je sais que tu travailles pas cet après-midi.
─ J'aime pas la rando.
─ Fais-moi plaisir.
─ Non ? rétorqua-t-elle avec dédain.
Louis souffla. Il avait ces attitudes d'un enfant de quatre ans par moments, et Ninon ne pouvait dire si c'était mignon ou affligeant. Son visage était passé par toutes les étapes successives du deuil, naturellement, il se mit à marchander :
─ Si tu acceptes la rando, je te laisse faire la cuisine ce soir, et peu importe ce que tu feras, je le mangerai.
─ Mmh, intéressant.
Ninon considéra la proposition quelques secondes de plus, avant d'accepter. Louis laissa échapper un cri de soulagement et courut dans sa chambre s'habiller. Allez, se motiver Ninon, ce n'était jamais qu'une petite marche de santé. Elle n'avait pas fait de sport depuis des mois, et s'essoufflait trop vite à son goût. En plus, elle n'était même pas obligée de quitter son jogging. Il faudrait peut-être qu'elle le lave, à un moment...
Ce que Louis ne lui avait pas dit, c'est qu'il étudiait le sentier depuis le début de la semaine. Il avait prévu le parcours, analysé le relief, lu les commentaires des anciens randonneurs. Ninon n'y aurait pas échappé. Que ce soit ce jour-là ou un autre, Louis l'aurait traîné dans les montagnes. En démarrant le contact, le voyant de la jauge d'essence bipa, Ninon lança un regard affolé à Louis.
─ T'inquiète, je connais ma caisse. J'en ai encore pour cinquante kilomètres, facile.
Ninon n'était pas rassurée pour autant.
Ils s'éloignèrent de la maison d'un ou deux kilomètres à peine, mais grimpèrent dans les hauteurs du paysage. Louis s'arrêta sur le bord de la route, en pleine côte, et avant de sortir, Ninon vérifia le frein à main. L'angoisse de la catastrophe la submergeait de plus en plus, elle faisait de son mieux pour dissimuler son anxiété.
Louis était aveugle, de toutes manières. Si heureux de faire sa randonnée, il avait revêtu des gants, un cache-col et une doudoune orange. Il l'impressionnait par sa capacité à dégoter des vêtements moches sans explications. Un jour, Louis viendrait en short rose avec des cochons dessus et Ninon ne s'en étonnerait même pas. Contrairement à lui, elle était bien moins équipée. Elle avait son K-way et ses lunettes de soleil. Elle suerait dès les cents premiers mètres, ça la réchaufferait.
En sortant de la voiture, le froid la saisit quand même. Quand elle respirait, son souffle se transformait en fumée. Louis l'attendait au départ du sentier, elle le rejoignit, sautillant sur place.
─ T'as des gants ? lui demanda Ninon.
─ J'ai ceux que j'ai sur moi.
─ Tu pourrais me les prêter, comme le ferait un vrai gentleman.
─ J'en sais rien, je peux t'embrasser si je te les prête ?
Elle leva les yeux au ciel, il rit.
─ Je déconne, je déconne, s'excusa-t-il. Je vais pas te prêter mes gants ! T'avais qu'à prendre les tiens.
─ D'accord, très bien. Si j'ai des engelures et qu'on doit me couper les deux mains, tu auras ça sur la conscience.
Sur ce, Ninon commença à marcher. Louis ne la suivait pas, perturbé par sa réponse. Il marmonna :
─ Est-ce que c'était la petite voix des TOCs ? Oh, OK, non, c'était une connerie. Allons-y.
En entendant sa détresse, un sourire béat se dessina sur les lèvres de Ninon. Pourquoi devait-il être si attendrissant ? Elle prit le soin de rester devant lui, pour qu'il ne remarque rien jusqu'à ce qu'elle retrouve son sérieux.
Contre toute attente, Ninon cavalait, et Louis peinait à lui emboîter le pas. Le sentier balisé grimpait sur toute la première moitié, mais au bout d'une demi-heure, le chemin s'aplanissait. Ninon avait de biens meilleurs mollets qu'elle ne l'aurait cru et son souffle ne se fatiguait pas. Elle pouvait même parler en marchant. Il ne fallait pas qu'elle attende de réponse de Louis en revanche. Il faisait des bruits de baleine échouée, vingt mètres derrière elle. Il fit une pause trois fois, s'asseyant sur n'importe quoi à sa portée, un rocher, un tronc d'arbre tombé, ou à même le sol. Chaque fois, Ninon devait l'attendre. Elle ne pouvait pas profiter du paysage : ils étaient entourés d'arbre. Elle se tenait donc au milieu du sentier, les bras croisés, pendant que Louis agonisait.
─ Eh bah ? Monsieur rando à tout prix. On n'est pas en forme ?
─ C'est à cause... c'est à cause de l'air. Il doit être...
Il reprit son souffle.
─ Il doit être trop pur. Moi je suis habitué à l'air pollué de la ville.
─ Ben voyons.
À contre-cœur, Ninon se résigna à rebrousser chemin. Louis avait trouvé refuge sur un gros caillou. Elle s'accroupit pour être à sa hauteur.
─ Tu veux qu'on rentre ? proposa-t-elle.
─ Non, expira-t-il dans un râle. Non, on va aller au bout, il y a une super vue. Je peux encore marcher.
Elle se releva et lui tendit les mains pour l'aider à faire de même. Louis avait des gants, mais quand il attrapa ses doigts, ça n'y manqua pas, Ninon frissonna. Elle n'avait jamais été du genre à se pâmer au moindre contact avec un garçon, mais avec Louis... Elle ne pouvait pas l'expliquer. Le moindre effleurement la renversait. Peut-être parce que les contacts étaient si rares. Ils se multipliaient, ces derniers jours, chacun d'entre eux la bousculant moins que le précédent, mais ne restait pas moins anodin pour autant.
À ces pensées, Ninon se fatiguait elle-même. Si leurs vies n'était qu'une mauvaise fanfiction, elle se serait arraché les cheveux depuis belle lurette, à crier à travers son écran « Mais embrassez-vous, bande de tocards ! »
Elle aurait pu le faire, elle aurait pu l'embrasser ici et maintenant. Le cadre était beau, le moment parfait. Personne ne les verrait, personne n'interromprait l'instant. Une fraction de seconde, Ninon considéra l'idée pour de bon. Si Louis et elle devaient s'embrasser, elle voulait être celle à l'initiative du baiser.
Mais le temps qu'elle se perde dans ses réflexions, Louis avait lâché ses mains et repris sa marche. L'occasion lui était passé sous le nez, comme tant d'autres avant cela. C'était peut-être une bonne chose, depuis combien de temps s'était-il séparé de sa copine ? Cinq jours ? Un truc comme ça. Ninon avait l'impression qu'une éternité avait eu lieu depuis ce dimanche soir.
Devant elle, Louis frappait dans ses mains pour se motiver.
─ Allez ! Allez, allez, allez. Allez ! On marche et on est content de marcher.
Il se retourna, voyant qu'elle ne le suivait pas.
─ Tu viens ? s'enquit-il.
─ J'arrive.
Louis l'attendit, jusqu'à ce qu'elle arrive à sa hauteur.
─ Du coup, lança Ninon, pour ce soir, plutôt brocolis ou plutôt brandade de morue ?
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