VENDREDI 30 / 3 HEURES
Ninon se réveilla dans une chambre silencieuse et sombre. En ville, elle avait l'habitude de la lumière des lampadaires qui filtrait par ses rideaux à n'importe quel moment de la nuit. Son appartement était plongé dans une aura orangée à toute heure, et il y avait tout le temps une mobylette pour passer, un mec éméché pour gueuler ou un chien pour aboyer. Là, le calme la cueillit au réveil. La lueur de la lune lui parvenait, lointaine, et laissait deviner les silhouettes des meubles autour d'elle.
Avant d'entrevoir Louis, elle entendit son souffle et sentit sa chaleur. Ninon eut un geste de recul. Qu'est-ce qu'il faisait là ? Elle ne se souvenait même pas s'être endormie. Elle se rappelait s'être allongée, avoir fermé les yeux pour se reposer un instant et puis le noir complet. Louis l'avait rejointe, mais pourquoi ? C'était trop bizarre. Ninon fouilla sous l'oreiller pour attraper son téléphone et regarder l'heure. Il était 3 heures du matin. Elle avait terminé sa nuit. Elle aurait pu aller faire un footing. Enfin, peut-être pas.
La lumière bleue illumina la chambre, Louis prit une longue inspiration et grommela d'une voix rauque.
─ Il est quelle heure ?
─ 3 heures du matin, chuchota Ninon.
Louis gémit et se frotta les yeux. Lorsque Ninon verrouilla son téléphone, l'aura lumineuse se fana.
─ On a dormi presque douze heures.
─ T'es bon en maths pour un mec qui de se réveiller.
─ Je sais, c'est même mon nom de super-héros. Super-bon-en-maths-au réveil.
Ninon pouffa, et, bizarrement, elle sentit Louis sourire.
─ File un oreiller, réclama-t-il.
Elle lui écrasa le coussin sur le visage.
─ Oh, gueula-t-il d'une voix éraillée. Tout doux. Attends quelques minutes avant d'être chiante.
Dans l'obscurité, sa perception du monde – et de Louis – changeait. Quand elle ne le voyait pas, quand elle n'avait pas son sourire stupide et moqueur en face d'elle, elle était moins intimidée. C'était comme si, quand ils étaient dans le noir, il ne subsistait plus que l'idée du jeune homme. Ninon savait s'accommoder d'une idée. Elle lui demanda :
─ Qu'est-ce que tu fais là ?
─ J'habite ici, tu te souviens ? La maison à la montagne, mes parents riches, tout ça ?
─ Je veux dire dans mon lit.
Le long silence qui suivit trahit ses pensées. Le cœur de Ninon s'emballait.
─ Je me sentais seul, confessa-t-il. Je voulais de la compagnie.
─ Oh, comme les chats.
Louis rit.
─ Tu sais, je ne suis rien d'autre qu'un petit chat, moi.
Il tendit une main en l'air, Ninon perçut l'ombre de ses doigts au fur et à mesure qu'il énumérait :
─ Je mange toujours la même chose, je fais pas grand-chose de mes journées et je recherche les câlins. Enfin, ça ne veut pas dire que je veux que tu me fasses des câlins. C'était... c'était pas mon objectif. Je voulais pas dire ça, pardon.
Comme il paniquait, Ninon le rassura.
─ C'est bon, j'ai compris, t'inquiète. Louis est un chat, mais pas le mien.
Il laissa couler la remarque, et son mutisme rendait le moment dix fois plus intense. Ninon le ressentait dans son corps tout entier. C'était une vague de fièvre qui partait du nœud dans son estomac et se diffusait partout. Elle n'avait jamais été aussi fébrile. C'était fou la manière dont Louis éveillait en elle des sensations et des émotions inédites. Elle était comme une gamine de quatorze ans face au plus beau garçon du collège. Comme le silence de Louis s'éternisait, Ninon craignit d'avoir dit une bêtise. Ce qu'elle ne s'imaginait pas, c'était que l'idiotie viendrait de son colocataire.
─ Si je n'avais pas de copine...
Elle l'arrêta. Elle ne souhaitait pas entendre la suite.
─ Chut, intima Ninon. Chut.
─ Laisse moi finir.
─ Non, je sais ce que tu vas dire. Louis, tu as ta copine et tu l'aimes. Ne gâche pas tout pour une fille comme moi.
Heureusement qu'il faisait noir, Ninon n'aurait jamais pu affronter son regard. Elle se recroquevilla sur elle-même, remontant la couette sous son nez. Leurs deux corps ne s'effleuraient même pas, mais la présence de Louis était comme une source de chaleur réconfortante dont elle ne voulait pas s'éloigner.
─ C'est quoi une fille comme toi ? murmura-t-il.
─ C'est une fille que tu ne connais pas tant que ça, parce qu'elle refuse de se confier ou d'avoir des discussions un peu profondes. C'est une fille qui a une peur bleue de l'engagement et qui préfère faire la morte plutôt que d'affronter ses sentiments. C'est une fille qui a le cerveau dézingué et pas confiance en elle. C'est une fille qui a pas d'amis parce qu'elle est pas capable de garder une seule relation stable, pas même avec sa famille. C'est une fille... une fille...
─ Une fille qui est un peu trop dure avec elle-même.
─ Peut-être aussi.
Pour une fois, Ninon n'avait pas envie de pleurer. L'atmosphère apaisante lui apportait une forme de sérénité. Ou peut-être était-elle si annihilée d'avoir sangloté qu'il ne lui restait plus de larmes. Ninon aurait voulu que ce sentiment dure pour l'éternité. Si elle avait pu arrêter le temps, et rester ici, dans cette chambre, avec Louis, elle l'aurait fait.
─ J'espère que tu sais que je ferais n'importe quoi pour cette fille.
Une larme perla au coin de l'œil de Ninon, son nez la piquait, elle soupira :
─ Non...
─ Quoi ?
─ J'étais bien, j'allais pas pleurer.
─ Tu veux que je te fasses pleurer pour de bon ? dit Louis.
─ C'est une menace ?
─ Ça peut.
Un rire sonore échappa à Ninon. Il le surprit tant qu'elle plaqua une main contre sa bouche. Louis reprit :
─ Une fille comme toi, c'est aussi une fille qui ne parle peut-être pas beaucoup, mais qui sait écouter, qui ne se laisse pas faire, même quand les situations ne sont pas en sa faveur. C'est une fille qui s'en fiche du regard des autres. Puis surtout, c'est une fille qui a le pouvoir de débarquer dans ma vie et me faire tout remettre en question, même si elle n'y reste que deux semaines, même si elle revient après six mois de silence radio. Donc ouais, parfois, je me demande si je devrais pas tout gâcher pour une fille comme toi.
Il reprit sa respiration.
─ Je peux même pas l'expliquer. Franchement, j'aimerais bien. J'aimerais pouvoir dire pourquoi tu me troubles autant, j'aimerais pouvoir rationaliser et mettre tout dans un petit tableau Excel et faire la comparaison avec Zia. Comme ça, je pourrais me dire : « Ah, celle-là est objectivement mieux ». Mais ça marche pas comme ça. Dès qu'on a commencé à se parler, à se parler pour de vrai, je veux dire, pas juste à se demander de faire la vaisselle par post-it interposés, j'ai été... comme pris dans une tornade. Je sais pas pourquoi toi. C'est peut-être une histoire de phéromone, ou alors c'est ce qu'on appelle un coup de foudre. Je sais pas du tout. C'est comme ça, c'est tout. C'est toi.
Il n'avait toujours pas fini sa déclaration. Ninon écoutait, la gorge nouée, les mains tremblantes.
─ Je pourrais l'ignorer et continuer avec Zia. C'est même peut-être ce que je vais faire, mais je pourrais pas faire semblant de ne rien ressentir pour toi. T'es revenue dans ma vie, et d'un coup, d'un coup, c'était comme si t'étais jamais partie. Je suis foutu pour de bon. C'est presque comme si je l'avais déjà trompée. Je l'ai trompée émotionnellement.
À ces mots, Ninon comprit qu'elle s'était trompée sur toute la ligne. Elle avait prit les plaisanteries de Louis pour de l'indifférence, quand, en réalité, c'était un moyen pour lui de mettre à distance ses sentiments. Ils étaient désormais comme deux abrutis, conscient de l'amour – amour ? pouvait-on le dire ? – mutuel qu'ils se portaient, mais incapables de le concrétiser. Une petite voix dans l'esprit de Ninon commençait à paniquer, comme en mars dernier, quand ils s'étaient embrassés. Et encore, la présence de Zia dans l'équation la rassurait. S'il y avait un obstacle, on ne pouvait pas sauter. Ninon était terrifiée à l'idée de sauter.
─ Ninon ? l'appela Louis. Dis quelque chose.
─ Tu veux que je dise quoi ?
─ Non, t'as raison, ne dis rien.
Elle était bien contente, qu'aurait-elle pu lui répliquer ? Ninon n'avait pas l'art des mots comme Louis. Le garçon chuchota :
─ Est-ce que... est-ce que je peux te prendre dans mes bras ?
─ Non, Louis. Bien sûr que non. Fais pas ça à Zia.
─ Oui... oui, pardon.
Sur le coup Ninon se sentait idiote d'avoir refusé, elle aurait apprécié un câlin. Mais sa conscience ne l'aurait pas laissée indemne si elle l'avait fait. L'heure tournait, l'épaisseur de la nuit s'accentuait, ils avaient tous les deux les yeux grands ouverts.
─ T'as envie de dormir ? demanda Ninon.
─ Non, par contre j'ai faim.
─ Il y a des pâtes dans tes placards ?
─ Oui, et on a même la bouteille de ketchup dans la voiture.
Ils sortirent des couvertures en même temps. Ninon alluma la lampe de chevet et quand les deux colocataires se regardèrent, un malaise s'empara d'eux. Le secret de la nuit avait disparu, Ninon devait affronter Louis à la lumière.
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