SAMEDI 7 / 17 HEURES 30
─ Je te l'avais pas dit ? Il me semble que je te l'avais dit.
─ Qu'est ce qu'on fait là ? On essaye de trouver une solution ou on se prend la tête pour savoir si tu me l'avais dit ou non ?
Ninon haussa les épaules et répliqua :
─ On va trouver une solution. Je te rappelais simplement que je te l'avais dit, et si tu m'avais écouté, on n'aurait pas de problème.
─ Ninon, ferme la !
Elle n'était même pas vexée par son ton autoritaire. Elle avait raison, et cette idée suffisait à lui faire garder son sang-froid. Elle s'assit sur le capot pendant que Louis cherchait le numéro d'un dépanneur sur Internet. Heureusement pour eux, ils n'étaient pas dans un endroit où la 4G était un mythe.
Pour comprendre comment ils en étaient arrivés là, bloqués sur une route de montagne à la tombée de la nuit, il fallait remonter quelques heures en arrière. En ce samedi de début novembre, ils n'avaient rien à faire, et les placards commençaient à être vides. Il fallait ravitailler le stock de pâtes et de ketchup, et la supérette du village devenait plus hors de prix chaque jour. Les colocataires s'étaient mis d'accord pour faire une virée au supermarché le plus proche, à une dizaine de kilomètres. Louis s'était réveillé à 14 heures, ils n'étaient pas partis avant 16 heures 30. Ils s'étaient disputés dans le magasin à plusieurs reprises, en désaccord sur le papier toilette à acheter ou d'autres idioties du genre. Ils avaient fini par faire leurs courses chacun de leur côté.
Sur le chemin du retour, la voiture avait commencé à ralentir d'un coup. Le moteur avait crachoté, puis s'était coupé. Louis s'était déporté sur le côté. Une fois à l'arrêt, il avait échangé un regard avec Ninon, et penaud, avait dit :
─ Je crois qu'on a plus d'essence.
Ils étaient coincés à mi-chemin entre le magasin et chez eux, et l'idée d'une randonnée nocturne ne plaisait pas à Ninon. Elle était en colère contre Louis, pour la simple et bonne raison qu'elle le lui avait fait remarquer la veille, et qu'il avait été têtu. Il n'avait même pas voulu mettre de l'essence à la pompe du supermarché, lui assurant qu'il était encore large. Il n'avait pas pris en compte le relief et les virages incessants qu'il empruntaient, et la manière dont sa voiture consommait plus ici, qu'en ville.
Ce genre de situation stressait Ninon, d'habitude. Elle ne détestait rien de plus que les tuiles et les imprévus. Ils l'angoissaient, elle avait l'impression que c'était l'Apocalypse. Mais pour une fois, elle restait zen. Peut-être car elle n'y était pour rien. Ninon parvenait à relativiser, ce n'était pas si grave. Ils devraient attendre une petite demie-heure, à tout casser. Ce n'était pas comme s'ils étaient pressés par le temps : ils étaient en week-end et en confinement, ils n'avaient rien de mieux à faire.
Louis venait de raccrocher avec la société de dépannage, les traits tirés. Il s'approcha de Ninon, le soleil déclinant derrière lui.
─ La dépanneuse arrive dans une heure.
─ Une heure ? OK.
De nouveau, Ninon aurait dû s'énerver, mais la colère ne venait pas. Elle accepta l'idée de passer la prochaine heure dans le froid avec résignation. Louis en revanche, bouillonnait sur place. Au moins, il se réchauffait dans sa furie.
─ Une heure, ils se foutent de la gueule de qui. On est passés devant le garage tout à l'heure, ils sont à, genre, trois kilomètres.
─ Trois kilomètres ou cinquante ? Parce que toi et les calculs de distance...
Les yeux de Louis se teintèrent de mépris. Outch, Louis pas content. C'en était presque amusant. Ninon ne se l'avouait pas, mais de le voir enragé et de se faire crier dessus, c'était presque... Bref.
─ Qu'est-ce qu'on va faire pendant une heure ?
La lumière devenait de plus en sombre, peignant le ciel de rose, de rouge et de violet. Louis n'était pas d'humeur, il s'assit derrière le volant.
─ Toi, tu fais ce que tu veux. Moi j'attends ici.
─ Tu veux pas partir à l'aventure ? Il y a chemin qui part, par là-bas.
─ Non.
Merde, quelle mouche l'avait piquée ? Elle comprenait son agacement, une panne d'essence, c'était embêtant, surtout que ça n'arrivait jamais au bon moment – enfin, il aurait pu le prévoir, mais bon... Mais pourquoi être aussi à fleur de peau ? Elle ne l'avait jamais vu bouder. Normalement, elle était celle qui faisait la gueule pour un rien.
Ninon descendit du capot. Tant pis, elle irait faire un tour toute seule. Elle avait envie de se dégourdir les jambes. La randonnée lui avait fait découvrir une passion nouvelle pour la marche. Ninon avait parcouru quelques mètres, les mains dans les poches, quand Louis sortit de sa voiture :
─ Oh ! Tu fais quoi ?
─ Je pars en exploration.
─ Toute seule ? T'es pas bien.
─ Qu'est-ce que tu veux qui m'arrive ? On est au milieu de nulle part. Au pire, je me ferai agressé par un bouquetin.
La portière claqua, Louis verrouilla sa voiture. Ninon l'attendit. Quand Louis parvint à sa hauteur, d'une démarche brute, il marmonna :
─ Tu me fais chier, Ninon, tu le sais ça ?
─ Tu n'étais pas obligé de m'accompagner.
─ Bien sûr que si, je vais pas te laisser seule, en pleine nuit, au milieu de la montagne. Je ne veux pas avoir ta mort sur la conscience en plus de l'amputation de tes deux mains.
Une minute, Ninon se sentit coupable. Le pauvre n'avait rien demandé, en plus, il s'était réveillé courbaturé de leur escapade de la veille. Ils marchèrent les premiers mètres en silence, s'enfonçant entre deux champs au fur et à mesure que la nuit se densifiait. Louis ne relevait pas la tête, bougon.
─ Qu'est-ce qu'il se passe ?
─ Rien, répondit le jeune homme du tac-au-tac.
─ Allez, je le vois bien. D'habitude, tu es le premier partant pour faire des trucs chelous comme ça, genre t'allonger dans l'herbe ou partir à l'inconnu à la tombée de la nuit.
─ Je suis pas d'humeur, c'est tout.
Ninon n'insista pas. Si Louis se décidait à lui parler, il le ferait quand l'envie lui prendrait. Ils s'enfoncèrent plus loin dans la montagne. Quand le soleil disparut pour de bon derrière l'horizon, Ninon alluma la lampe torche de leur téléphone pour éclairer leur pas. On ne percevait que le son saccadé de leurs respirations. Elle se demanda s'ils ne faisaient pas une erreur, et ne risquaient pas de se perdre pour de bon.
─ C'est quoi ça ? dit soudain Louis. Éclaire par-là.
Elle pointa la lampe dans la direction qu'il lui montrait. Sur leur droite, ils découvrirent un bâtiment haut, fait de taule et d'ardoise, au toit arrondi et sans aucune fenêtre. On aurait dit une grange abandonnée, la rouille grignotait les murs.
─ C'est rien, c'est une ferme, expliqua Ninon.
Elle continua son chemin, Louis ne suivait pas.
─ On y va ?
─ Quoi ? Non !
─ Allez, il y a trois secondes tu te plaignais que j'avais perdu mon sens de l'aventure.
─ Aller à l'aventure, ça signifie pas faire une violation de propriété privée.
Mais Louis avait déjà allumé sa propre lampe torche et se dirigeait vers le bâtiment. Ninon fut obligée de lui emboîter le pas et s'assurer qu'il ne ferait pas de conneries. Il retrouvait son goût du risque lorsqu'il s'agissait de transgresser les règles.
─ Il n'y a pas de cadenas sur la porte, remarqua-t-il, ça veut dire qu'elle n'est à personne.
─ Je suis pas certaine que ça soit comme ça que ça fonctionne.
Louis tira sur la poignée, la porte de la grange coulissa dans un bruit métallique d'Enfer. Ninon suait, vérifiait autour d'elle qu'aucun agriculteur furieux ne sortait des bois pour les menacer avec une fourche. Louis ouvrit le battant d'une trentaine de centimètre, de quoi passer leur corps de côté, et disparut dans la pénombre à l'intérieur de la grange, comme avalé par le bâtiment. Ninon resta seule un quart de seconde, paniquée. Puis, elle vit l'ironie : elle l'avait poussé à venir marcher, et se débinait à la seconde où les choses devenaient intéressantes.
Ninon se glissa dans l'entrebâillement de la porte.
À l'intérieur, c'était le noir complet. Louis se tenait au milieu de la pièce, baladant sa lampe torche autour de lui pour mettre en lumière les éléments du décor. Il y avait des engins sous des draps, des morceaux de taule empilés, des bottes de foins rangées dans un coin, et dans le fond, les dominant comme une montagne, un tas de grains de maïs. L'oncle de Ninon possédait une ferme et elle ne se souvenait que trop bien des après-midis d'enfance passées à escalader les monts de maïs – et en retrouver plein sa culotte, le soir, au moment de prendre sa douche.
─ Trop déçu, chuchota Louis, il n'y a pas de tracteur.
─ Tu es déjà monté tout en haut des bottes de foin ?
─ Hein ?
Sa réponse indiqua à Ninon qu'il ne l'avait jamais fait, mais son cœur d'enfant de la campagne s'éveillait. Elle réclama de son colocataire qu'il éclaire le foin et s'enfonça dans l'interstice entre deux colonnes. Aussitôt, son corps se souvint des mouvements. C'était un exercice d'acrobatie, il fallait grimper la verticale, dans la position de l'étoile. Les bras et les jambes alternaient leurs montées comme un cheval au galop. Mais rapidement, Ninon reprit le pli. Elle parvint en haut sans difficulté et rampa à quatre pattes sur le dessus de la botte. Il y avait à peine la place d'accueillir un homme assis, sa tête flirtait avec un plafond en bois. Elle s'allongea sur le ventre et regarda Louis, quelques mètres plus bas. À cause de sa lampe, elle ne voyait pas son visage, elle distinguait à peine sa silhouette. Il s'exclama :
─ Comment t'as fait ça ? On aurait dit un singe ! C'est trop cool !
─ Rejoins-moi.
Lorsqu'elle criait, la taule de la grande faisait résonner sa voix.
─ Je vais me casser la gueule.
─ Tu tomberas sur de la paille, tu ne te feras pas mal.
Louis hésita, avant de se lancer. Ninon ne le voyait plus, elle entendait juste les cris d'efforts, et au bout de quelques secondes, le bruit sourd de quelqu'un qui tombait.
─ Ça va ? s'inquiéta-t-elle.
Pas de réponse. Elle attendit, inquiète, guettant l'écho de la respiration de Louis. Soudain, une lumière apparue au bord de la botte de foin où elle se trouvait. Elle attrapa aussitôt la main de son colocataire pour le tirer à elle, comme un sac de pommes de terres. Louis riait d'embarras. Au terme d'un effort considérable, ils trouvèrent une position confortable, allongés au sommet de la botte, le nez à trente centimètres du plafond.
─ J'ai plein de paille dans le froc, se plaignit Louis.
Ninon éclata de rire.
─ Oui, ça arrive.
La lumière blanche du téléphone devenait aveuglante, Louis déposa son téléphone derrière leur tête. Ninon se tut et écouta la grange : la paille qui crépitait sous eux, le bois qui craquait au-dessus et le son régulier d'une goutte d'eau qui tombait sur un morceau de taule. Elle en oubliait presque la raison derrière tout cela : ils n'avaient plus d'essence car Louis était une tête de mule qui n'écoutait rien. Comme s'il lisait dans ses pensées, il murmura :
─ Pardon pour tout à l'heure, j'aurais pas dû te crier dessus.
─ Je m'en fiche, lui assura Ninon. Mais je m'inquiète pour toi, j'ai compris qu'un truc te dérangeait.
En guise de réponse, il soupira et récupéra son téléphone pour lui montrer un message. Ninon plissa les yeux face à la lumière de l'écran avant de déchiffrer un SMS provenant d'un numéro inconnu.
« salut Louis, c'est emma, tu sais la pote de Zia, on s'est vus une fois à la soirée chez elle. c'était juste pour te dire que t'était un gros connard et que zia est trop poli pour te le dire. maintenant elle pleure tous les soirs et c'est bibi qui doit réparé les pots cassé donc de un : merci pour ça. de deux, si tu savais que t'avais tjrs des sentiments pour ton ex, t'aurais pu avoir la 🌟DÉCENCE🌟de pas sortir avec elle. Zia est bcp trop mignonne mais avec moi ça passe pas, ne la contacte plus stp et unfollow la des réseau et si je te croise dans la rue, c'est fini pour toi mon grand. Tchao »
Ninon ne comprenait pas.
─ Elle a quel âge, celle-là ? On est en maternelle, c'est ça ?
Louis reprit son téléphone.
─ Elle a toujours été un peu sanguine, même Zia le disait, mais, en soit... elle a raison.
─ Elle a raison de quoi ?
Aux yeux de Ninon, cette fille avait tout sauf raison. Elle envoyait un message sorti de son chapeau pour insulter Louis, elle ne le connaissait ni d'Ève ni d'Adam et se permettait de juger une situation sur la version d'une seule personne.
─ J'ai pas été réglo avec Zia.
─ Comment ça, pas réglo ? s'insurgea Ninon. Louis, tu as été plus que réglo. Tu ne l'as pas trompée, tu ne lui as jamais menti, tu as peut-être pris un risque en entamant une relation avec elle sans être certain de tes sentiments, mais même s'il n'a pas payé sur le long terme, il a fonctionné pendant un moment. Ce n'est pas parce qu'une histoire se termine que la rupture efface tous les bons moments passés ensemble.
─ Je... je ne veux pas que Zia m'en veuille. Je ne veux pas être le gars dont elle parlera avec amertume à ses prochains copains. Je ne veux pas être le mec qui lui a tellement brisé le cœur qu'elle aura du mal à refaire confiance.
Elle entendait ses peurs, et malheureusement ne savait pas comment y répondre, prise d'un élan de compassion envers le garçon. Ninon se doutait de l'importance que Louis accordait à ce que les autres pensaient de lui. Face à son silence, Louis balaya la discussion d'un revers de la main.
─ Tant pis, je serai le connard de service. Je ne peux pas plaire à tout le monde.
De nouveau, Ninon ne sut pas quoi dire, touchée par la vulnérabilité dont il faisait preuve. Elle avait envie de le prendre dans ses bras et lui assurer que tout irait bien. Il n'avait jamais été aussi attirant qu'à ce moment-là. L'odeur nostalgique de la paille y était peut-être pour quelque chose. Ninon culpabilisait : il confiait ses craintes et elle avait des pensées obscènes.
Comme chaque fois, elle pouvait refouler ses envies. Voilà ce qu'il se passerait : Louis et elle auraient une discussion profonde sur leurs sentiments, l'un d'entre eux pleurerait à coup sûr, ils partageraient un moment d'intimité de l'âme, sans se toucher. Au bout d'un moment, l'instant se briserait, à cause d'un élément extérieur – la dépanneuse, à coup sûr. Le lendemain, ils seraient plus proches, mais rien n'aurait avancé, et le schéma se répéterait le jour d'après, et celui d'encore après.
Ils étaient pris dans le même roulis depuis le début. La vague prenait de l'ampleur mais n'éclatait jamais. S'ils ne forçaient pas le destin maintenant, ils se retrouveraient avec un tsunami au-dessus de leur tête. La déferlante n'en serait que plus dévastatrice. Ninon était lassée d'attendre que la vague éclate.
─ Louis ?
─ Oui ?
─ Je sais que le timing est horrible, mais... est-ce que je peux t'embrasser ?
Une seconde, elle l'imagina refuser, pour la simple provocation de lui faire subir ce qu'il avait enduré. Mais depuis le temps, Ninon aurait dû apprendre : Louis n'était pas comme elle.
Il ne considéra pas la question comme une proposition, mais comme une autorisation. Il n'accepta pas le baiser, il le prit. Là où le premier avait été timide et doux, celui-là était fougue, nourri par l'impatience des dernières semaines et des remords des mois précédents. La main de Louis trouva la nuque de Ninon, la sienne la taille du jeune homme. Elle le serra contre lui. Après une éternité sans passion dans sa vie, Ninon s'animait de nouveau. C'était comme trouver une oasis en plein désert.
Ils se séparèrent, se regardèrent et sourirent. Puis, preuve que cette fois, les choses étaient différentes et que le cycle ne se répéterait pas, ils s'embrassèrent encore une fois.
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