SAMEDI 24 / 20 HEURES 30

TRIGGER WARNING / Cette histoire comporte des thèmes sensibles pour certain.e.s lecteur.rices.s à savoir :

- Troubles Obsessionnels Compulsifs

- Troubles du Comportement Alimentaire (ARFID)

_____________________________________________________

TOME 2

La vague


OCTOBRE - NOVEMBRE 2020


Il pleuvait. Ninon marchait tête baissée, retenant sa capuche d'une main ferme. Le vent menaçait à tout moment de faire voler sa carapace. Sur le trottoir humide, elle s'orientait à la lumière des enseignes de restauration rapide, aux phares des voitures passantes et à la lueur jaune des lampadaires. Ses chaussettes étaient trempées, il y avait un trou dans ses chaussures, au niveau du talon. Ses collants s'étaient effilés sur son mollet droit, quand elle s'était accrochée à un clou en rasant les murs du métro. Le masque lui donnait chaud, et malgré ses efforts, l'eau s'immisçait sous sa capuche. Ses cheveux trempés plaqués contre son front, Ninon avait l'air d'un chien mouillé, mais elle n'avait pas le droit de ralentir le pas.

Il lui restait une demi-heure pour rentrer chez elle, avant que le gong du couvre-feu ne résonne. Problème, elle travaillait à l'opposé de là où elle habitait. Depuis les nouvelles mesures, c'était la course tous les soirs. Sa journée se terminait à 18 heures, mais elle donnait un cours de 18 à 20. Comptez une demi-heure dans un premier métro, puis vingt minutes de bus au changement, ça rentrait tout pile. Elle avait dix minutes de marge d'erreur. Autant dire rien.

Le souffle court, elle leva les yeux pour traverser à un croisement. En temps normal, elle regardait à droite, à gauche, s'assurait que le petit bonhomme était vert et traçait sa route. Mais ce soir-là, elle entendit distinctement :

― C'est pas vrai ! Ninon !

Elle ne reconnut pas la voix, bien que consciente qu'elle lui était familière. La jeune femme chercha autour d'elle, ses yeux furetant par-dessus son masque noir. Au milieu du brouhaha de la soirée, des flashs clignotants, des passants pressés, elle se perdit. La voix l'appela une seconde fois :

― Derrière toi, Ninon !

Elle fit volte-face et mit un visage sur l'appel. Au début, son cerveau cessa de fonctionner. Trop d'éléments à assimiler. Le groupe de potes autour d'un verre, le non-port du masque, la fumée de cigarette qui se mêlait à la pluie et son ancien colocataire, appuyé à un mange-debout. Elle resta plantée sur le trottoir, le petit bonhomme repassa au rouge.

Si elle n'avait pas été la personne polie qu'elle s'efforçait d'être, elle aurait passé son chemin. Oui, elle aurait foncé jusqu'au passage piéton le plus proche, quitte à faire demi-tour et avoir l'air d'une gourde. Elle l'aurait plantée devant le bar, serait rentrée chez elle, et l'aurait bloqué de tous les réseaux pour être sûre qu'il ne la recontacte pas. Elle se serait couchée le rouge aux joues, enveloppée de honte, ressassant les souvenirs de ces mois maudits qu'avaient été le confinement de 2020.

Seulement, Ninon aimait l'ordre, la bienséance et les conventions sociales. Elle s'en serait encore plus voulue d'être indélicate. Elle alla à sa rencontre.

― Tiens, salut !

Elle mit tout l'enthousiasme possible dans sa voix, ses traits dissimulés par son masque. L'enlever n'aurait servi à rien, elle ne souriait même pas dessous. Par contre, elle plissait les yeux pour y faire croire. Pratique.

Les autres gars autour du mange-debout, sous la tonnelle d'un bar, la regardaient avec des yeux de poissons. Aucun d'entre eux ne respectait la distanciation, aucun ne portait de masque. Ils trinquaient avec des pintes dont Ninon doutait de la désinfection. Machinalement, elle porta sa main à la poche de son ciré, pour vérifier que son tube de gel hydroalcoolique s'y trouvait bien, et discrètement, l'extirpa pour en presser une noisette.

― Les gars, c'est Ninon, c'est mon ancienne coloc', la présenta leur ami commun.

Elle les salua d'un signe de la main, mal à l'aise.

― Tu veux boire un truc ? Je te paye un verre.

La proposition était déplacée à bien des égards. D'abord, parce qu'ils ne s'étaient pas revus depuis six mois et les circonstances de leur séparation étaient délicates sur de nombreux plans. Ensuite, parce qu'ils n'auraient pas dû se réunir. Ninon respectait toujours à la lettre les recommandations. Elle portait son masque, limitait ses sorties, et ne voyait pas ses amies – à moins que ce soit parce qu'elle n'en avait pas des masses.

Mais lui. Lui, Louis. Il n'en avait visiblement rien à faire. Ni de la déranger, ni de mettre le monde à risque. Il n'avait pas changé, en définitive. Toujours d'une irresponsabilité admirable. Elle refusa poliment, son masque cachant son sourire contrit.

― Non, je dois rentrer. Le couvre-feu est dans une demi-heure.

Il décela le reproche dans sa phrase, car il se sentit obligé de se justifier.

― Ah oui, moi, j'habite juste à côté, c'est pour ça.

C'était loin d'être une excuse. Il n'aurait pas dû être là. D'autant plus que des murmures commençaient à soulever la population. On parlait de reconfinement, de fermeture des écoles et des commerces. Tant d'alarmes que Ninon pensait être la seule à voir.

Louis était soûl. Elle avait supporté assez de ses soirées improvisées, elle l'avait vu assez de fois rentrer au petit matin pour reconnaître cet œil hagard, presque endormi. Alice – l'ancienne troisième coloc' – et elle appelaient ça « le regard bovin ». Vide et apathique. Son ébriété le rendait d'autant moins sympathique, il n'était pas si heureux de la voir, il était juste bourré et faussement gai. Ninon s'efforça d'être gentille au moment de prendre congé.

― Bon, je dois vraiment y aller. Mais c'était cool de te revoir, Louis. À une prochaine, enfin, si on peut !

― Attends, attends, j'ai un nouveau numéro, je te le donne.

― Euh...

Mais il avait déjà demandé un stylo à un de ses potes et déniché un ticket de carte bleue dans sa poche. Ninon ne comprenait pas bien. Pourquoi souhaitait-il lui donner son nouveau numéro ? Elle n'avait jamais eu son ancien. Même à l'époque où ils étaient colocataires. Si l'un perdait ses clés, ou était coincé en bas de l'immeuble, c'était tant pis pour sa pomme. Pour régler leur déménagement, ils avaient communiqué par Messenger, mais pendant l'été, Ninon avait fermé son compte Facebook et supprimer les applications. Le contact était rompu pour de bon avec Louis.

(Faux, elle l'avait espionné sur Instagram.)

Il lui tendit le ticket sur lequel il avait griffonné la suite de chiffres. Ninon le prit timidement, le plia méticuleusement et badigeonna ses mains de gel. Elle se dit qu'il avait bu, qu'il n'était pas conscient de ses actes et qu'il n'en avait rien à faire d'elle. Comme elle, elle n'en avait rien à faire de lui.

(Et peut-être lisait-elle quelques uns de ses tweets, quand elle s'ennuyait.)

Lorsque le petit bonhomme redevint vert, Ninon se carapata. Mentalement, elle refit le calcul de son temps de trajet. L'arrêt n'avait duré qu'une minute ou deux, mais c'était peut-être assez pour lui faire rater son bus. Si elle devait attendre le prochain, elle serait de retour chez elle pour 21 heures 10, soit après le début du couvre-feu. Aïe ! Ninon détestait cette idée. Elle se mit à courir dans la rue. La pluie s'était calmée, les quelques gouttes restantes ne mouillaient plus Ninon, déjà trempée. Son cœur accélérait à chaque horloge qu'elle croisait : sur l'enseigne de la pharmacie, sur le bâtiment de l'office de tourisme ou sur le panneau d'affichage de la mairie.

Tout cela ne serait pas arrivé si elle n'avait pas croisé Louis ! Louis qui était toujours aussi abruti, qui ne respectait aucun protocole sanitaire et aucune mesure barrière. Louis qu'elle avait mis dans un coin de sa tête et auquel elle n'avait pas repensé depuis des mois.

(Certains soirs, elle hésitait à lui envoyer un DM pour prendre de ses nouvelles.)

Ninon attrapa son bus, dans un soulagement. Il était bondé, des personnes masquées de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel s'entassaient, levant et baissant le nez pour respecter a minima cette distanciation sociale sacrée. Le bus partait presque à son arrivée, Ninon se retrouva coincé entre un homme et la porte. Compressée, elle se contorsionna pour fouiller sa poche. Avec le gel – elle avait touché une poignée pour monter – elle sortit sans faire exprès le ticket de carte bleue de Louis.

15 euros. Sa pinte et celle d'un pote, sûrement.

Un arrêt, la porte s'ouvrit et on la poussa pour laisser sortir un passager. La rampe dans son dos s'enfonça dans ses côtes. Elle tut sa douleur. Sans trop savoir pourquoi, les larmes lui montaient aux yeux.

Elle retourna le ticket de carte bleue pour lire le numéro. La porte se referma, elle reprit sa place, ses yeux séchèrent.

Le reste du trajet alla. Au fur et à mesure que les gens descendaient, avec la même hâte qu'elle d'être à leur domicile pour 21 heures, elle respirait. Enfin, façon de parler, parce qu'avec le masque, elle étouffait depuis des mois. Par la fenêtre, elle regardait les lampadaires défiler, et sous leur lueur, les nuées de pluie. Dans son poing, elle serrait toujours le ticket de carte bleue.

(Parfois, elle s'était demandé si elle n'avait pas loupé une occasion avec son colocataire.)

La voix robotisée annonça son arrêt, le bus déposa Ninon à une centaine de mètres de son immeuble. Il fallait remonter un peu la rue, et bifurquer à travers un parking privé. L'eau couinait dans ses chaussures, Ninon était frigorifiée et rêvait à la douche brûlante qui l'attendait. Elle regarda l'heure, 20 heures 52, impeccable. Le portail automatique était ouvert, bizarre, car aucune voiture n'en sortait. Son inquiétude redoubla en apercevant la foule devant l'entrée. Ninon s'approcha et même dans l'obscurité reconnut quelques têtes familières. C'était comme si tout les locataires de l'immeuble était sorti pour une fête des voisins improvisés. Seulement, ils arboraient un air grave sous leur masque, et il n'y avait aucune quiche à partager.

― Qu'est-ce qu'il se passe ? interrogea-t-elle une femme.

― Quelqu'un a rapporté une fuite de gaz. Les pompiers arrivent, mais nous, on doit évacuer pour la nuit.

20 heures 57. Couvre-feu dans trois minutes.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top