MARDI 3 / 21 HEURES
Ninon reçut la notification par e-mail.
« Bonjour MME DELMAS,
Votre prise de rendez-vous avec SOPHIE NGUYEN Psychologue clinique / TCC en lieu et date du 6 JANVIER 2021 a bien été enregistrée. Nous vous remercions de la confiance accordée à notre plate-forme. »
Elle avait passé la soirée à oser cliquer sur le bouton « VALIDER ». Elle avait quitté des dizaines de fois la page au dernier moment, se répétant que ses problèmes n'étaient pas si graves, et qu'elle n'avait pas besoin d'aller voir quelqu'un. Elle savait que la petite voix dans sa tête ferait tout pour l'en dissuader, car elle avait trop peur qu'on la fasse taire. Elle savait aussi qu'il ne fallait pas l'écouter. La bataille avait été longue, mais Ninon était parvenue à prendre le rendez-vous. En ligne, bien sûr, il aurait été impensable d'appeler le cabinet.
Désormais, elle avait une date. D'ici-là, elle devait se ménager pour ne pas péter les plombs. Elle devait survivre au confinement et aux fêtes de Noël, à la seconde vague de la maladie et à la nouvelle année. Ce n'était pas gagné.
Ninon n'avait pas appelé sa mère depuis un moment. Elle attrapa son téléphone. Un instant, elle douta que sa mère ne réponde. René et elle se couchaient en même temps que les poules. Ils étaient peut-être déjà au lit.
─ Allô ? grésilla la voix de sa mère.
─ Allô maman, c'est Ninon, je te dérange ?
─ Ah non, pas du tout, j'attends le film de la Une, là, tu vois. Comment tu vas ? C'est bien la montagne ? Tu t'ennuies pas trop ? Enfin, bon, c'est vrai que tu travailles quand même toi. T'es avec qui là-bas, tu m'as dit ? Ton ancienne colocataire ? Ah, comment elle s'appelait déjà, Alice ? C'était celle que j'avais vue une fois, hein, elle était gentille, elle.
Un grand classique de Maman Delmas : poser un milliard de questions et n'attendre aucune réponse. Comme toujours dans ces inquisitions, Ninon n'avait de temps pour répondre qu'à la dernière.
─ Je ne suis pas avec Alice, je suis chez Louis. Je te l'ai dit.
─ Louis ? Tu ne m'avais pas dit Louis.
─ Je t'ai dit Louis.
─ Ah non, je m'en souviendrais si tu avais dit Louis. Qu'est-ce que tu fais avec Louis ? C'est un garçon, Louis, hein ?
Sa mère se mettait à crier, Ninon éloigna son téléphone de son oreille dans une grimace.
─ Oui, c'est un gars. C'est aussi un ami qui m'a proposé de m'héberger à cause de mon appart.
─ Quoi, ton appart ?
Ninon soupira.
─ Maman, je te l'ai déjà expliqué. Mon appart, l'immeuble qui n'est pas sécurisé. T'écoute pas.
─ Si, j'écoute. Alors, là, si, j'écoute. Tu peux pas me dire que j'écoute pas, parce que s'il y a un truc que je fais, c'est bien écouter. C'est toi, tu ne dis jamais les choses clairement, et maintenant les téléphones et les ordinateurs avec leurs ondes, ça brouille le cerveau. Tu dois avoir le cerveau tout brouillé et tu n'articules pas.
─ Allons bon, marmonna Ninon.
Sa mère continua :
─ Mais Louis, tu dis que c'est un ami. Il est comment, cet ami, il est grand ou petit ?
─ Il est... de taille moyenne. Un mètre soixante-quinze, quatre-vingt, je dirais.
─ Non, mais, c'est ton copain ou pas ?
Elle aurait dû s'y attendre. La question l'agaça quand même. Avec sa mère, Ninon n'avait aucune place pour son jardin secret.
─ Non, c'est pas mon copain.
Elle perçut le soulagement à travers le combiné.
─ Ouf, souffla sa mère. Ah, ça me rassure. Tu aurais pu rentrer à la maison, quand même, plutôt que d'aller chez ton ami de taille moyenne. Ta pauvre maman, tu penses jamais à moi. J'aurais préféré que tu viennes à la maison. René, il se fatigue vite, en plus, depuis l'hospitalisation.
Ce qui s'en suivit ne fut qu'une longue plainte à propos de tous les malheurs qui lui tombaient dessus. C'était une litanie à laquelle Ninon était rodée. D'abord les problèmes de santé, puis les problèmes d'argent, puis les problèmes de voisinage, et ça se terminait toujours par un « Et ton frère qui n'appelle pas » et un « Mais bon, lui, on n'a plus espoir. Par contre, toi, c'est vrai qu'on était habitués à ce que tu nous appelles le dimanche soir, mais tu ne le fais plus. » Puisque dans le monde de maman Delmas, peu importe ce qui arrivait, tout retombait sur Ninon.
Le monologue passé, Ninon n'écoutait même plus. La voix de sa mère piaillait dans le vide pendant qu'elle lisait son fil d'actualité Twitter. Un moment, une fréquence plus grave lui indiqua que son beau-père venait d'entrer dans la scène. Deux secondes plus tard, sa mère prenait congé et raccrochait sans attendre de réponse.
─ Merci maman, bonne nuit à toi aussi, dit Ninon à elle-même.
Elle repensa au mail dans ses notifications, et se demanda ce que cette psy aurait à dire de sa mère.
Son estomac gargouillait, elle n'avait pas mangé depuis le déjeuner et était restée enfermée dans chambre à assister à des visioconférences et à remplir des tableaux Excel pendant tout l'après-midi. Elle n'avait pas vu Louis, qui avait dormi jusqu'à 14 heures. De toute manière, ça faisait deux jours, qu'ils se croisaient. Elle travaillait en horaires de bureaux, et lui vivait en décalé. La rupture le secouait, il hibernait. Ninon n'avait pas voulu lui arracher des explications, il lui parlerait quand il en aurait envie.
Le fait que Louis soit célibataire ne voulait dire en aucun cas qu'ils allaient se sauter dessus. Par respect pour Zia, déjà, et puis, Ninon ne pensait pas que Louis l'avait quittée pour elle. Sans doute comptait-elle dans la séparation, mais elle ne croyait pas une seconde en être l'unique cause. Du moins, elle ne l'espérait pas. Sinon, elle n'aura pas pu vivre avec la culpabilité d'avoir brisé un couple.
En descendant, elle s'attendait à trouver son colocataire dans le canapé. Louis n'y était pas. En revanche, il avait laissé un reste de pâtes dans une casserole, et avait collé un post-it sur la hotte.
« Il y a du jambon dans le Frigo. Signé : un mec qui n'a PAS de problème avec la bouffe »
Ninon sourit à la petite attention, se servit une assiette. Lorsqu'elle prit le jambon blanc dans le réfrigérateur, son sourire s'agrandit. L'emballage indiquait « Jambon sans nitrite ». Elle ne savait pas pourquoi, mais elle eut l'impression que l'univers lui envoyait un signe. Depuis peu, elle avait la sensation que l'histoire se répétait et que le temps s'écoulait en cycles. Ils étaient revenus au début du leur. Une occasion se présentait. L'occasion de recommencer sans refaire les erreurs du passé.
Louis avait une théorie qu'il avait tenté de lui expliquer sur le chemin de son appartement, la semaine passée.
Parfois, il suffisait d'un petit coup de vent pour que la houle décolle.
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