-XI-


« La lumière en plein milieu du tunnel. »


Une semaine après notre séance avec madame Jalley, la situation à la maison s'était considérablement tendue avec mon père.

Bien que nous vivions sous le même toit, nous n'échangions plus un mot ni même un regard. Pour éviter toute confrontation, je faisais attention de l'éviter autant que possible, tout comme lui. Cela m'avait poussé à envisager encore plus sérieusement mon départ de la maison, sans attendre mes dix-huit ans, comme prévu jusqu'à ce moment-là.

C'est alors qu'une idée avait germé en moi : retrouver ma mère.

Il y avait une question récurrente qui occupait mon esprit à mesure que je grandissais.

Où était ma mère ?

Je n'avais jamais réussi à ignorer l'existence d'Adel, malgré tous mes efforts. Elle était toujours présente dans mes pensées. La seule fois où nous nous étions rencontrées, c'était à l'enterrement d'Emiliana - il y avait six ans à cette époque. Je me souvins à quel point nous étions semblables.

J'étais comme sa version enfant, et elle était comme moi en version adulte. Malheureusement, nous n'avions jamais eu l'occasion de parler vraiment. Notre communication se limitait à des câlins et des messages de soutien de sa part. Toutefois, mon père ne semblait pas apprécier qu'elle s'approche de moi. A ces moments-là, il devenait tout à coup protecteur et s'empressait d'interdire tout contact trop étroit entre elle et moi.

Lors du deuil de ma sœur ainée, je ne pouvais m'empêcher de croire que mon père était triste de l'absence de ma mère. J'avais espoir que notre famille puisse être réunie un jour après tout cet épisode de malheur.

Tout cela n'était qu'illusion.

Après notre séance chez la psychologue, la réalité vint me frapper de plein fouet. J'avais enfin compris que mon père avait décidé de me priver de ma mère par pure vengeance, et non pas par amour. Il ne semblait me voir que comme la sœur d'Emi et non comme sa fille biologique.

Edgar me voyait comme une pâle copie de sa fille préferée.

Je ne suis jamais parvenue à prendre une vraie place dans son cœur, je ne suis qu'une étrangère qu'il évite de regarder, de peur qu'une fêlure ne se forme dans son masque impassible. Et si parfois il acceptait de me regarder, cela était toujours à son propre avantage.

Toute fois retrouver ma mère était une quête impossible.

Je n'ai jamais eu une idée claire de qui elle était réellement. Mon père n'en parlait que rarement, évitant soigneusement d'évoquer son nom. Il avait même interdit, une fois, à Emi et moi de parler d'elle.

Maintenant, je réalise que l'une de ses plus grandes souffrances était de ne jamais pouvoir la connaître. J'aimerais tant réaliser ce souhait que ma défunte sœur a emporté avec elle. C'est pourtant impossible tant que je suis cloîtrée dans cette maison, prisonnière de notre père. Chaque jour qui passait, était une souffrance insurmontable, un malaise qui m'envahit et m'épuise.

Alors pour me changer les idées je sortais beaucoup ces temps-là.

Une fois, j'étais assise dans un transat dans le jardin, mon père était parti réaliser ses expériences. Les oiseaux chantaient paisiblement et le soleil brillait dans un ciel bleu sans nuages. Tout semblait être serein, mais en réalité, j'avais un tourbillon d'émotions qui bouillonnait à l'intérieur de moi.

La douleur et la peine étaient si intenses que j'ai perdu tout contrôle de mes émotions, et je me suis mise à pleurer. J'ai pleuré comme jamais auparavant, jusqu'à en étouffer dans mes sanglots. Je sentais que ma poitrine allait exploser, mes yeux étaient rouges et brûlants. J'avais l'impression que toute la tristesse et le mal-être que j'avais gardés à l'intérieur de moi depuis si longtemps explosaient enfin.

C'est alors que j'ai entendu des pas s'approcher de moi, mais j'étais tellement submergée par mes larmes que je n'ai pas réussi à voir qui c'était. Tout ce dont je me souviens c'est que cette personne a réussi à me calmer. Elle a posé une main sur mon épaule, et c'est comme si un poids énorme s'était soulevé de ma poitrine.

Je ne sais pas comment cette personne a fait pour me réconforter, mais elle l'a fait.

Finalement, j'ai pu reprendre mon souffle, et j'ai réalisé que c'était mon nouveau voisin.

Il était là. A mes côtés. Il ne m'a pas jugé.

Sa simple présence m'a réconfortée, et j'ai été étonnée de voir à quel point cela m'a aidée à me remettre sur pied.

C'était un jeune homme grand et élancé, à la peau métissée. Ses longs cheveux bouclés lui donnant une allure efféminée, encadraient son visage. Tandis que ses yeux légèrement en amande semblaient vous pénétrer jusqu'à l'âme. Son nez droit était surmonté d'une moustache élégante, et son bouc court lui donnait un air séduisant. Ses lèvres, à la fois fines et pleines, affichaient une teinte rosée naturelle, qui contrastait avec la noirceur de son vêtement.

Il portait un gros pull en laine qui soulignait sa silhouette fine et un jogging noir sobre, sans fioritures. Une sucette à la bouche et les mains enfouies dans les poches, il avait fière allure et se présenta sous le nom d'Orlando, comme s'il avait été prédestiné à porter un nom aussi élégant et exotique.

Oui c'est son vrai nom : Orlando Elsaggio.

Je n'ai pas pu m'empêcher de remercier le garçon à maintes reprises, tant j'étais reconnaissante.

J'ai vu à quel point cela l'avait gêné, mais je ne pouvais pas me retenir. Il m'a expliqué qu'il était en train de sortir les poubelles lorsque soudain, il m'a aperçue en train de pleurer de toutes mes forces. Mon corps avait été pris de soubresauts incontrôlables et je suffoquais. Sans attendre une seconde, il avait accouru vers moi pour porter secours.

J'ai été touchée par son geste empreint de gentillesse et de compassion.

Bien qu'il ait eu un fort accent étranger, cela n'a fait qu'ajouter au charme insolite du moment. Des expressions maladroites mêlant le français et l'italien s'en échappèrent alors qu'il tentait de s'exprimer. Je l'ai trouvé mignon et son humour m'a fait sourire malgré moi.

Pour le remercier, je lui ai proposé d'entrer chez moi pour boire un verre.

Un verre de jus bien évidement.

Dès le début, Orlando et moi avons su que nous allions bien nous entendre. Nos origines italiennes communes ont joué un rôle dans notre rapprochement rapide et notre complicité s'est naturellement développée.

Je suis italo-britannique.

Nous avions l'impression de nous connaître depuis toujours. Devenir amis proches était inévitable.

Nous nous parlions à chaque occasion, partagions nos joies et nos peines. J'aimais lui apprendre à mieux s'exprimer en français, tandis qu'il m'aidait à appréhender les relations compliquées avec mon père. J'écoutais attentivement ses conseils, mais il était difficile pour moi de changer mes habitudes.

J'étais têtue et obstinée. Lui, rebelle et indépendant. Nous étions tous les deux à cet âge de l'adolescence où tout est possible.

Nous cachions nos cigarettes sous des vieux bancs en pierre, regardions des films tard dans la nuit et sortions nous promener dans les rues sombres. Ces moments passés ensemble ont été des instants d'intense complicité, des moments qui ont fait naitre des sentiments amoureux entre nous.

Toutefois, nous ne nous sommes jamais avoué notre amour l'un pour l'autre, sachant que nos relations familiales complexes ne nous permettaient pas de vivre librement cette romance naissante.

Lorsque j'ai eu dix-sept ans, Orlando était mon aîné de deux ans.

C'est à cette période qu'il a découvert que j'étais atteinte d'un trouble de la personnalité. Nous étions déjà en fin d'année et des jours entiers passaient où il avait l'impression que je n'étais plus la même personne. Des accès de colère pouvaient surgir sans prévenir, me faisant perdre complètement le contrôle de moi-même. Il m'est même arrivé de refuser de lui adresser la parole, allant jusqu'à l'insulter une fois en criant que je m'appelais Emiliana et non Virginia.

Orlando ne savait plus quoi penser, et cela le peinait beaucoup.

Un jour, alors que j'avais enfin repris mes esprits pour quelques instants, il a profité de mon retour à la normale pour me demander de lui parler de ce qui m'arrivait exactement. C'était probablement par amour ou peut-être par détresse qu'il a voulu en savoir plus sur moi. Alors, je lui ai tout expliqué : les détails de mon trouble, mes cris, mes sautes d'humeur et bien sûr les expériences de mort imminente de mon père.

Je lui ai raconté tout cela, sachant qu'il serait l'une des rares personnes capables de me comprendre.

Ce fut ainsi que j'ai commencé à parler à Orlando du seul survivant des expériences de mon père : Eren.

Je me suis remémoré son apparence avant que mon père ne le prenne comme cobaye, et j'ai raconté à Orlando à quel point il était magnifique. Ses yeux bleus étincelants, sa chevelure épaisse, noire et son sourire sincère, étaient des traits qui ressortaient dans mes souvenirs.

Et pourtant, après avoir souffert de toutes les épreuves, son corps avait subi une transformation absolument affreuse.

Eren ne pouvait plus parler normalement, sa voix se faisait rauque et entrecoupée de cris de douleur. Il marchait à quatre pattes, incapable de se tenir debout - sans mon aide ou celle de Yaelle quand elle passait souvent à la maison.

Ses mains étaient déformées et couvertes de cicatrices.

J'avais du mal à trouver les mots pour décrire sa dégradation physique, qui m'évoquait à la fois peine et mélancolie.

La fragrance corporelle d'Eren avait également changé radicalement, laissant une odeur putride et incessante dans son sillage. Cette transformation physique était une vive source de chagrin pour moi car je me souvenais de la façon dont il était avant que mon père ne le soumette à tous ces traitements.

Orlando était si désireux de rencontrer Eren, de lui parler et de comprendre ce qu'il avait enduré. Pourtant, j'ai refusé à chaque fois, effrayée par la pensée que mon père ne découvre quelqu'un d'autre qui pourrait entrer en contact avec lui.

Ma peur et ma tristesse étaient si fortes en pensant à la situation d'Eren, après toutes les épreuves qu'il avait subies.

Mon désir était de le protéger de toute nouvelle souffrance, et je ne voulais pas mettre qui que ce soit en danger, y compris moi-même et Orlando, pour qui j'avais une affection profonde.

Je me souviens qu'à ces moments où j'étais en proie aux difficultés que je traversais, je me rendais souvent au cabinet de madame Jalley.

Même si elle était une psychologue de renom, elle acceptait de me recevoir gratuitement en séance individuelle. Elle avait comprit que je souffrais en silence. Elle avait remarqué que je m'étais métamorphosé, passant du style classique que j'affectionnais jadis à un style gothique.

J'avais choisi de couper mes très longs cheveux bruns pour leur donner une allure plus courte et moderne. Pour ajouter une touche originale, j'ai également décidé de les teindre en noir avec une mèche rose rebelle. Cette transformation était plus qu'un simple changement de coiffure, c'était un moyen pour moi d'exprimer ma douleur intérieure et d'affirmer ma personnalité. La coupe et la couleur de mes cheveux reflétaient mon état d'esprit, ma tristesse, ma colère et ma rébellion contre un monde qui m'avait blessée. Mes cheveux n'étaient plus une question de beauté. Ils étaient devenus l'expression de ma libération, de ma force, de ma volonté de remonter la pente et de prendre ma vie en main.

De plus, je me sentais plus "cool" de cette manière, et madame Jalley ne me jugeait jamais.

Elle me conseillait toujours de rester moi-même et de ne jamais me sentir jugée en face d'elle, elle m'encourageait à être libre dans mes choix. Elle m'a répété maintes et maintes fois qu'elle serait là pour m'aider à surmonter mes démons.

Elle m'écoutait attentivement et me donnait de précieux conseils pour surmonter mes peines.

Un jour, j'ai osé lui parler de mes sentiments pour Orlando.

Je lui ai avoué aimer passionnément ce jeune homme, mais que je doutais de cet amour. Depuis Allen, j'avais une appréhension permanente envers les garçons.

Pour moi, l'amour était difficile à cerner, un sentiment risqué et abstrait. Cet amour paraissait trop beau pour être vrai. J'avais peur que mon trouble de personnalité affecte ma relation, qu'il fasse fuir Orlando. Je ne pouvais pas comprendre comment un garçon pouvait être aussi téméraire et déterminé face à une fille comme moi.

Je me posais des tas de questions sans obtenir de réponses.

Madame Jalley écoutant mes préoccupations avec une attention maternelle me répondit avec un ton amusé : ''Il t'aime et tu ne pourras jamais trouver une raison rationnelle à ses sentiments, ni aux tiens. Lance-toi, c'est ta première expérience pas vrai ? Tu n'as rien à perdre à part quelques larmes et déceptions amoureuses. Ce qui est tout à fait normal quand l'amour est sincère. L'heure où il faudra pleurer, tu pourras venir ici, j'ai assez de mouchoir pour cela ! On a qu'une seule vie, ne gaspille pas la tienne à douter Ginia.''

Après avoir pris conscience de tout cela, j'ai décidé de m'ouvrir davantage à Orlando.

Un soir, alors que mon père était parti pour une séance d'expérimentation, je l'ai invité chez moi. Je voulais lui faire comprendre que mes sentiments allaient au-delà de notre amitié, que je souhaitais quelque chose de plus avec lui. Je savais que je devais prendre les devants, mais je ne savais pas comment charmer un garçon.

Lorsqu'Orlando est arrivé, il a tout de suite remarqué Eren en arrière-plan.

Il m'a demandé la permission de s'approcher de lui, et je ne pouvais pas refuser, sachant qu'il était déjà intrigué. Cependant, à peine s'était-il approché qu'il a été frappé de stupeur en découvrant l'état déplorable dans lequel il se trouvait.

Il a été horrifié par son apparence qui dépassait toutes les limites imaginables. Il a immédiatement proposé d'appeler la police pour tenter de le sauver de cette situation. Malheureusement, je n'ai pas pu le laisser faire, sachant les risques que cela pouvait engendrer. J'ai tenté de lui expliquer mes réserves, mais il m'a pressé pour en savoir plus. J'ai finalement été contrainte de garder le silence et de ne rien révéler de ce que mon père était capable de faire si jamais je venais à le trahir.

Notre soirée s'est rapidement transformée en dispute, et c'était la première fois que nous nous disputions aussi violemment.

Eren, telle une bête sauvage, croyant que j'étais en danger, a voulu me protéger à tout prix. Il s'est précipité vers Orlando, tel un prédateur avide. Ses muscles saillaient sous sa peau tendue à l'extrême, révélant sa force décuplée. Il était aussi agile et rapide qu'une panthère noire.

Il rampait sur son ventre avec une agilité surprenante. Sans scrupule, Eren a cruellement mordu la jambe d'Orlando, serrant sa mâchoire avec une force démentielle. Le bruit des cris de douleur de celui-ci résonnait dans toute la pièce, alors qu'il s'effondrait sur le sol, sa jambe ensanglantée.

Les yeux de Eren étaient injectés de sang et sa mâchoire était raidie, preuve que sa rage était à son comble. Il grognait de manière menaçante, hurlant sa colère et son mépris à celui qui pensait être son ennemi.

Orlando, visiblement effrayé par la réaction de la bête renégate, a prit ses jambes à son cou. Il est parti en vitesse sans un seul mot, laissant Eren seul face à sa sauvagerie incontrôlable, et moi, seule avec ce monstre que je faisais tout pour contrôler.

Ce soir-là, j'ai ressenti une douleur profonde. Comme si j'étais abandonnée par le monde entier. Enivrée par la mélancolie, je me suis senti poursuivi par une malédiction implacable.

Incapable de garder à mes côtés les êtres qui m'étaient chers. J'étais figée dans une tristesse sans fin, dans un tourment qui m'empêchait même de pleurer. Ce soir-là même mes larmes m'ont abandonné. 

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