-IX-


« J'avais murement réfléchi. Il me fallait avoir une conversation avec mon père. »


Ce soir-là, les rues sombres étaient inondées par une violente pluie battante.

Même sous mon parapluie, je me sentais trempée et glacée jusqu'aux os. Je rentrais de l'école, ayant recommencé après quelques mois d'absence. Mes camarades semblaient avoir peur de moi maintenant. Ils ne me reconnaissaient plus, j'avais tellement changé selon eux.

« Plus impulsive, plus studieuse, et plus imposante ».

Les histoires qui avaient circulé sur mon exorcisme avaient été étouffées grâce au révérend Kingston, mais ma façon de faire les choses était maintenant étrange pour eux. Certains appréciaient ma nouvelle personnalité, mais d'autres me craignaient.

Une nouvelle fois, je me sentais seule, mise à l'écart, comme si j'étais une étrangère dans mon propre lycée.

Je ne savais plus qui j'étais, ni où j'allais.

J'étais déchirée entre la personne que j'avais été et celle que j'étais devenue. Personne ne pouvait me comprendre, et je me sentais abandonnée, isolée. Je marchais lentement, observant les passants qui semblaient aussi perdus que moi dans cet univers froid et humide.

Epuisée, j'étais enfin rentrée chez moi, mais mon soulagement était de courte durée. Mon père était encore à l'hôpital, occupé à mener ses expériences interdites sur des patients sans défense. Eren était le seul cobaye survivant des travaux de mon père, mais il était aussi le plus atteint. Mon père avait décidé de le garder ici, prisonnier de cette maison devenue sinistre, pour l'empêcher de révéler ce qu'il avait vécu lors des expériences de mort imminente.

J'étais horrifiée de voir dans quel état mon père avait laissé cet homme autrefois beau tel un ange. Eren était à peine capable de se tenir debout, les yeux vides et sans vie, son esprit brisé pour toujours. J'avais peur de lui dorénavant, autant que je méprisais mon père pour ce qu'il avait fait. La maison était devenue un cauchemar éveillé, où régnait la terreur, où le temps semblait s'arrêter.

Eren avait rassemblé son courage pour me révéler les horreurs qu'il avait senties lors de sa dernière expérience avec mon père. Ses yeux étaient remplis d'une terreur intense tandis qu'il décrivait la pièce sinistre dans laquelle il avait été enfermé, - il parlait du laboratoire d'Edgar.

Une obscurité étouffante l'aurait enveloppé, tandis que des murmures démoniaques résonnaient dans l'air oppressant. Des images horribles et déformées hantaient son esprit, comme si la folie elle-même s'était incarnée dans cet endroit maudit. Selon lui, les murs semblaient saigner, les ombres bougeaient telle une danse macabre. La dimension ténébreuse dans laquelle il avait été plongé lui faisait sombrer lentement dans la démence totale. Il avait perdu tout espoir de retour, et chaque jour, chaque nuit, il était condamné à errer dans ce labyrinthe infernal qu'était devenue son existence.

Les souvenirs de visions lumineuses et apaisantes s'étaient évaporés, remplacés par une angoisse profonde et des peurs insondables qui le hantaient sans relâche. Eren en était arrivé à envisager le suicide comme la seule façon de mettre fin à ce cauchemar sans fin. C'était alors que j'ai réalisé l'étendue de toute l'horreur de ce que mon père avait infligé à cet homme, comme à d'autres, avant et après lui.

Notre demeure était devenue un enfer vivant, rempli de secrets et de souffrances inimaginables. La simple pensée de franchir le seuil de notre maison me terrifiait désormais et je savais que je ne pourrais jamais oublier ce que Eren avait vécu.

Afin de changer de sujet de conversation, j'avais essayé de me confier à ce dernier à propos de ma relation complexe avec mon père, mais quand il s'agissait directement de ce dernier il murmurait entre ses dents. Ses réponses déformées par les séquelles des expériences de celui-ci m'exaspéraient de plus en plus. Ses propos étaient vides de sens, mais confirmaient mon angoisse grandissante.

À bout de patience, j'ai fini par hurler que je détestais mon père de toute mon âme, espérant que cela me soulagerait. Mais ma consolation ne fut que de courte durée car, quelques instants plus tard, mon père est rentré.

Eren, incapable de se mouvoir autrement que sur quatre pattes à présent, s'est enfui à toute vitesse comme un enfant prit en flagrant délit.

Il ne restait plus que mon père et moi dans le salon, nos regards s'entrelaçant dans un silence pesant.

J'avais l'envie irrépressible de lui rendre tout le mal qu'il m'avait fait subir pendant tout mon séjour sur terre. Mais c'était une chose de le vouloir, une autre de le faire. Dans ses yeux emplis de folie, j'ai vu quelque chose de si terrifiant que j'ai eu envie de fuir à mon tour. Jamais je n'avais ressenti une telle peur pour ma propre vie.

Et je me suis demandé combien d'autres avaient ressenti cette même terreur face à mon père et ses prétendues expériences scientifiques.

Il n'était pas question pour moi de fuir mon père. Cette fois encore, je devais l'affronter. "Père, il faut qu'on parle...", ai-je murmuré en fixant ses yeux fous.

"Je n'ai pas le temps pour tes plaintes", m'a-t-il rétorqué en me bousculant brutalement.

J'ai alors attrapé sa main, mon visage se tordant de colère : "Je t'ai dit qu'on devait parler !", ai-je grondé en serrant son poignet.

Il a hurlé de douleur tandis que ma main brûlait intensément, la chaleur ardente qui se dégageait de moi ayant chauffé son poignet. Mon père a été sidéré par cette capacité surhumaine qui surgissait en moi. Incapable de se libérer de mon étreinte, il est tombé, les yeux écarquillés d'incompréhension et de crainte. Je me suis accroupie à côté de lui et lui ai lancé d'un ton glacial : "Lève-toi, père. Il est temps que l'on parle de tes actes." Il a voulu se relever, probablement pour essayer de s'échapper, mais je l'ai alors empoigné et jeté de toutes mes forces sur le canapé.

"Tu ne fuiras pas, père. Il est temps d'assumer ta responsabilité... Edgar, tu ne mérites même plus ce titre de père", lui ai-je dit d'une voix emplie de haine et de rancœur.

En voyant son air évasif et son manque de repentance, ma colère a atteint un point de non-retour. J'avais voulu le frapper, le blesser, lui faire subir physiquement tout ce qu'il m'avait infligé psychologiquement. Mais je me suis retenu. Je ne voulais pas me rabaisser à son niveau, ni devenir comme lui. Il ne méritait même pas mes coups, juste mon mépris et ma colère.

Mes mains étaient crispées sur mes hanches, et mes doigts tremblaient violemment. J'avais tellement à lui dire, tellement à lui demander, que mon corps entier semblait être sur le point d'exploser. Son regard confus, posé sur sa progéniture, qui le menaçait de manière sournoise, le détruisait de l'intérieur, - je le sentais.

J'avais ressenti une lueur sadique s'allumer dans mes yeux. J'ai attendu qu'il me regarde avant de lui demander, d'une voix froide et tranchante : ''Pourquoi ne m'aimes-tu pas ? Non, attends, je me corrige. Pourquoi ne m'as-tu jamais aimé ?!'' Ma voix s'est brisée, et j'ai serré les dents, observant chaque micro-expression de son visage devant cette question qui aurait dû le faire trembler. Au lieu de cela, Edgar a baissé les yeux, semblant porté toute la peine du monde sur ses épaules. ''Tout a commencé à ta naissance'', avait-t-il débuté, sa voix emplie d'amertume. ''Ta mère... Je soupçonnais ta mère de tromperie. Mais en réalité elle n'était tout simplement pas comme les autres femmes, elle ne voulait pas vraiment être ma femme, ni être une mère. Elle trouvait tout cela débordant, elle m'a aimé certes, mais elle était encore plus amoureuse de sa liberté et moi, je semblais l'entraver. Après ta naissance, j'ai douté d'être ton vrai père et cela a été la goutte de trop. Je ne sais pas vraiment quelles étaient ses raisons de nous avoir quittés, elle était une personne si rêveuse, égoïste et surtout passionnée de la vie. Elle voulait juste vivre et pour elle, la vie de famille l'en empêcherait.'' Sa voix s'est brisée elle aussi, et j'ai vu son regard se perdre dans le vide, comme s'il revivait toutes les nuits passées à contempler le plafond, cherchant désespérément une réponse à cette question qui continuait de le hanter.

Pourquoi Adel nous avait-elle abandonner ?

Mes yeux ont brillé de tristesse et de colère, ainsi mon cœur s'est serré en entendant sa réponse. 'Et moi ?! Et moi, j'avais quoi à voir dans votre histoire ?! C'est pour cette raison que tu ne m'as jamais aimé ?!', avais-je crié, sentant les larmes déborder de mes yeux. J'ai immédiatement essuyé mes joues devenues pâles, refusant de les laisser couler devant lui. Il m'avait regardé avec une tendresse que je n'avais jamais vue dans ses yeux à mon égard, mais l'émotion dans sa voix était bien loin de me réconforter.

'Ma chère fille, je n'ai jamais su comment t'aimer toi', avait-il clamé d'une voix rauque avant de baisser le regard. Il semblait chercher ses mots au sol tellement il me faisait pitié dans cet état.

'Pour te dire la vérité, tu ressemblais tellement à ta mère que j'ai fini par te haïr avec le temps, ce qui rendait difficile mon amour envers toi. Je te considérais, mais je ne savais pas comment te le montrer, car ta naissance représentait ma rupture avec elle.' Avant même de réaliser mes gestes, je l'avais frappé violemment son torse, incapable de contenir la douleur et la rage qui me submergeaient.

N'avait-il pas honte de me dire cela ?

La peine s'est emparée de moi, et toute l'admiration que j'avais pour lui s'estompa à chacun de mes regards posés sur lui. Il était assis sur le canapé, tel un prisonnier acceptant sa punition.

Il n'avait même pas réagi quand je l'avais frappé, se contentant de marmonner des excuses qui ont fini par fendre mon cœur en deux : une partie voulant le pardonner, une autre qui voulait le séquestrer.

De toute évidence, la colère avait pris le dessus sur ma raison.

J'avais envie de le torturer, de le voir me supplier et me voir refuser ses excuses avec un plaisir fou. J'avais tellement envie de voir mon père souffrir, de lui faire payer toutes les années de négligence et de ressentiment. Pourquoi avait-il préféré Emiliana, à moi ? Pourquoi m'avoir laissée, moi, sa fille vivante, souffrir ainsi ?

Ce soir-là, j'ai décidé de devenir ma sœur, rien que pour lui.

Je voulais être tout ce que mon père aimait de ma sœur, même si cela signifiait me perdre en moi-même. J'étais prête à tout pour voir une larme dans ses yeux, même si cela signifiait abandonner ma propre identité.

'Bonsoir papa, c'est Emi', disais-je en me courbant, mon visage près du sien, son regard tomba sur le pendentif que j'avais autour du cou, il fit un cri qu'il étouffa rapidement avec sa main.

Il voulut se lever, mais ma voix avait subitement changé, devenant grave et rauque. 'TU NE BOUGERAS PAS D'ICI !' hurlai-je violemment, sentant une force mystérieuse s'emparer de son corps. Mon père s'exécuta en tremblant, comme s'il était sous l'emprise d'une entité extérieure à lui.

Maintenant, il allait être condamné à voir le spectacle qu'il redoutait le plus.

Je suis allée me teindre les cheveux en blond artificiel, devenant de plus en plus semblable à Emiliana. J'avais pris sa voix aussi, et je me suis mise à parler avec son timbre si doux. 'Papa, tu m'as laissé me noyer un matin de décembre... tu te souviens, n'est-ce pas ?' avais-je apparemment dit ce soir-là, un sourire fou aux lèvres.

Mon père l'air effrayé, inapte à pouvoir détacher ses yeux de moi. J'avais réussi à prendre possession de sa conscience, à le faire revivre son pire cauchemar. J'étais devenue Emiliana, et rien ne pourrait jamais nous séparer désormais.

'Virginia arrête, je t'en prie', m'implora-t-il. Mais je ne voulais pas l'écouter. Je sentais son énergie étrange m'envahir, me faisant croire que j'étais devenue ma défunte sœur adorée. 'Tais-toi ! Mon nom est Emiliana, Emiliana Miller !' criai-je encore plus fort, laissant échapper un rire inquiétant.

Je me suis mise à errer dans la maison, touchant les objets avec une passion dévorante, à la recherche de ses souvenirs.

Je caressais les livres qu'elle avait lus et aimés, j'observais les tableaux qu'elle avait peints avec admiration. Je sentais sa présence partout, comme si elle était encore parmi nous. Mon père me regardait avec des yeux écarquillés, ne sachant pas comment réagir face à mon comportement étrange. Il savait que quelque chose n'allait pas chez moi, mais il était incapable à pouvoir trouver les mots pour me ramener à la raison.

J'étais Emiliana, et j'étais bien décidée à le faire payer pour toute l'attention qu'il avait portée à ma sœur alors qu'il m'avait ignorée. Je me suis assise au piano, reproduisant les mouvements gracieuses qu'Emiliana avait utilisé pour jouer une mélodie envoûtante qu'elle avait écrite pour notre père. Les notes s'élevaient dans l'air, formant une symphonie magique qui remplissait la maison. Mon père restait immobile, de peur de briser l'enchantement, les larmes aux yeux.

Finalement, je me suis effondrée sur le sol, réalisant que j'étais Virginia après tout, et que ma sœur n'était plus là.

Comme un souffle divin, mon père m'a prise dans ses bras, en pleurs, me serrant fort contre lui. Il murmurait ces mots lourds de sens : ''Je t'aime Virginia, pardonne-moi pour tout'', comme s'il avait compris la profondeur de ma douleur et de mes sentiments.

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