-II-
« Si je pouvais décrire ma sœur en une phrase, je dirais que c'est : une étrange inconnue et une merveilleuse connaissance. »
Dans mon esprit, j'ai toujours eu la certitude intime que ma grande sœur était dotée d'un halo mystérieux, habitée par une présence invisible, - je le ressentais surtout quand j'avais la froideur de son pendentif entre mes doigts, mes yeux absents, perdus dans le vague à l'âme, sa voix qui semble parfois venir d'ailleurs.
Ses pensées étranges.
Son regard opaque.
Quelque chose d'autre en elle.
Emi était capable de réflexions profondes et peu communes. Parfois, il m'arrivait d'être animée de confusion mêlée de crainte en la regardant, me demandant si elle était toujours une enfant.
Fascination et incompréhension, j'éprouvais à son égard.
Je sais que ce que je m'apprête à dire peut sembler incroyable, pourtant dès neuf ans, Emiliana dévorait l'Apologie de Socrate -du moins en partie, parfois le texte l'ennuyait. Elle s'intéressait passionnément à la civilisation de l'Égypte antique et se posait des questions métaphysiques auxquelles peu d'enfants de son âge auraient songé, parmi lesquelles la suivante : « l'enfer et le paradis n'existeraient-ils pas uniquement dans le cœur des hommes ? ».
Bien que notre père ne s'intéressât pas particulièrement à ces sujets, il avait toujours été un interlocuteur patient et bienveillant pour les questionnements de sa fille préférée.
J'étais captivée par la personnalité de ma sœur, mais ses aspirations déconcertantes venaient chahuter mon esprit. Dès ses premières années d'adolescence, Emiliana a démontré une soif inassouvissable de connaissance. Sa curiosité insatiable la poussait à explorer des domaines qui dépassaient de loin son âge, notamment la philosophie et surtout l'ésotérisme.
Il y avait quelque chose de fascinant, de mystérieux - peut-être même de dérangeant - dans la façon dont elle cherchait à comprendre des questions métaphysiques abyssales bien avant son temps.
Elle était si captivée par les voies ésotériques qui ne pouvaient être compris qu'en ayant une vue d'ensemble de l'univers afin d'explorer ses dimensions cachées.
Pour elle, l'ésotérisme n'était pas seulement une forme obscure de conscience. Mais plutôt une manière de comprendre les liens inconnus qui unissent toutes les existences. Les multiples couches de sens caché dans les enseignements anciens la fascinaient. Elle s'immergeait profondément dans l'étude de ce domaine avec une intensité peu commune. Son approche de la vie était inédite, spirituelle et parfois même troublante. Elle avait acquis une précieuse sagesse qui la faisait paraître plus sage que son jeune âge.
Sa quête de la connaissance restera à jamais gravée dans mon esprit et laisse un héritage qui m'éblouit encore aujourd'hui.
Malgré ma fascination, je me sentais inévitablement inférieure face à sa complexité. Parfois, je me surprenais à envier son intelligence et son ouverture d'esprit, mais je me posais également des questions sur ses motivations et ses désirs. Quelle était sa raison d'être si avancée, si pressée ? Et comment pouvais-je l'aimer ou la respecter si je ne pouvais même pas comprendre ce qui la motivait ? Elle était d'une singularité à la fois fascinante et ahurissante, néanmoins je ne pouvais pas nier son charme. Sa beauté. Sa manière de s'exprimer et d'appréhender le monde.
Les garçons ne l'intéressaient guère et, contrairement à beaucoup de ses camarades, elle n'avait pas de journal intime dans lequel elle racontait ses histoires amoureuses imaginaires. En revanche, elle était passionnée par la lecture, cette activité qui comblait totalement ses aspirations intimes. La science la passionnait tout autant, en particulier la neuroanatomie. Elle passait la plupart de son temps avec notre père, un chercheur accompli dans ce domaine. Il la guidait avec patience dans l'apprentissage des tenants et aboutissants de ce domaine fascinant.
Chaque matin, Emi se réveillait avant l'aube, animée par le désir d'étudier le merveilleux organe qu'est le cerveau. Notre père prenait plaisir à lui transmettre ses connaissances. Fier voir sa passion grandir jour après jour. Ils passaient des heures à observer, fascinés, les moindres replis du cerveau au travers du microscope. A échanger sur les plus récentes découvertes. A imaginer de nouvelles et audacieuses expérimentations pour percer les secrets du cerveau.
Je me sentais parfois délaissée et solitaire. Ma sœur et mon père formaient une équipe inséparable, et leur passion pour la science semblait les couper du monde. Ils étaient tellement immergés dans leur travail qu'ils semblaient oublier l'existence de la famille.
Je ne comprenais pas toujours ce que ma sœur et notre père disaient dans leurs discussions scientifiques. Tandis que moi je ne pouvais qu'apprécier le temps que je pouvais passer à lire et à écrire. J'aimais me plonger dans les histoires et explorer de nouveaux univers grâce aux livres - seule passion que je partageai avec elle d'ailleurs.
Il était difficile - à mon jeune âge, de comprendre pourquoi ma sœur passait autant de temps avec notre père.
Pourquoi sa passion pour la science semblait primer sur le temps passé avec sa sœur ?
J'étais jalouse de leur complicité, de leur passion partagée, j'aurais voulu être plus impliquée dans leur vie.
Avec le temps, j'ai compris que je devais accepter leur absence et trouver le bonheur dans d'autres domaines. J'ai développé mes propres centres d'intérêt et mes propres passions. J'ai appris à savourer les moments que nous partagions en famille, même s'ils étaient rares.
Malgré notre proximité géographique, je ne pouvais pas dire que ma sœur et moi étions proches l'une de l'autre. Nous ne partagions pas grand-chose en dehors des espaces communs. Rares étaient les moments où nous discutions vraiment ensemble comme de véritables sœurs. En réalité, nous étions plus comme des colocataires dans la même maison. Il m'arrivait parfois de venir la voir, surtout quand je cherchais une partenaire de jeu, mais elle était souvent plongée dans ses livres et ses idées. Alors, j'inventais des histoires dans ma tête, je dessinais des créatures imaginaires, je créais des mondes à explorer vu je devais apprendre à m'occuper seule. Ainsi, Platon, notre chaton, était mon confident et mon ami, tandis que ma propre sœur était impassible comme une statue.
Je vous laisse deviner qui, parmi nous deux, avait une passion pour la philosophie et les grandes idées pour surnommer notre chaton pareillement.
Je me souviens comme cela pouvait être frustrant, pour ne pas dire rageant, de ne pas pouvoir partager des moments de complicité avec elle comme le font les autres filles de mon âge avec leurs sœurs. Je ne savais pas comment m'y prendre pour me rapprocher d'elle, et elle semblait peu intéressée à partager mes propres centres d'intérêt. Je me demandais souvent si cela avait à voir avec mes propres limites intellectuelles, car ma sœur avait cette capacité à réfléchir sur des choses profondes qui me dépassaient à l'époque. Je n'arrivais pas à comprendre toutes les notions de philosophie et de sciences qu'Emi étudiait, et j'avais l'impression d'être laissée de côté lorsque nous en discutions entre nous par moment. Mais ensuite, je me suis rendue compte que je pouvais apprendre à la connaître en partageant ses passions, même si elles n'étaient pas les miennes.
Cela nous a permis d'instaurer des relations qui étaient cordiales et respectueuses. Nous avons fini par trouver un équilibre, où chacune avait son propre territoire dans notre petit univers commun. Je savais que j'appréciait secrètement ma sœur pour toutes ces qualités et ces talents que je ne pouvais comprendre qu'en surface.
Ce jour où, après avoir rassemblé toute ma force intérieure pour affronter mes peurs afin d'entrer dans la chambre de mon père, j'avais constaté un changement troublant dans son regard. Je ne m'y voyais plus, mais plutôt le spectre d'Emi. Dans ses yeux il ne semblait plus y avoir la lueur de la vie, mais plutôt un vide oppressant, comme si son regard était perdu dans un autre monde, étranger au nôtre.
À l'époque, j'ignorais encore que tout avait changé pour lui depuis ce moment-là.
Il ne restait plus enfermé dans sa chambre comme avant. Au lieu de cela il déambulait sans but dans la maison, habillé de la blouse de laboratoire qu'il portait souvent au travail, mais celle-ci était froissée et tachée de produits chimiques. Ses cheveux dégarnis étaient en bataille, sa barbe était hirsute et non taillée depuis des semaines, il avait totalement abandonné son apparence soignée habituelle. Il avait l'air de réciter des formules scientifiques incompréhensibles pour moi, tout en tournant frénétiquement en rond, comme s'il était à la recherche de quelque chose de crucial et qu'il ne pouvait trouver nulle part. Sa quête sans fin et son agitation perpétuelle me laissaient totalement perplexe. Le fait de voir mon père dans cet état m'angoissait profondément. J'avais l'impression de perdre le contact avec lui et je me sentais totalement impuissante, sans savoir comment l'aider.
Une fois, j'ai essayé de m'approcher de lui, mais j'ai ressenti un frisson qui m'a parcouru tout le corps, comme si j'étais face à un étranger, quelqu'un que je ne reconnaissais plus. J'en étais déstabilisée et ne savais pas comment réagir. Je me demandais si la perte d'Emi avait finalement eu raison de la santé mentale de mon père ou s'il essayait désespérément de faire face à son chagrin. J'étais désemparée, incapable de comprendre comment faire face à cette nouvelle réalité.
Chaque soir, Edgar rentrait tard, épuisé, frissonnant et trempé de la tête aux pieds.
Il ne me regardait pas lorsqu'il rentrait dans sa chambre, comme s'il ne pouvait pas me supporter. Je l'ai entendu répéter ces mots, encore et encore, comme une prière morbide. Ce n'était pas un simple "Pardon" qu'il disait, mais un cri désespéré et terrifiant. Je ne pouvais pas m'empêcher de frissonner en entendant sa voix hantée.
C'était une vision effrayante que ma mémoire n'arrive pas à oublier.
Je savais qu'il se rendait au lac, mais je ne pouvais pas m'empêcher de me poser des questions sur les raisons de ses baignades nocturnes. J'étais devenue intriguée par cette étrange obsession de mon père. Je devais savoir ce qu'il y faisait exactement. Je ne voulais pas me contenter des hypothèses, je devais voir de mes propres yeux.
Un soir, j'ai décidé de le suivre en toute discrétion. J'ai suivi son ombre silencieusement jusqu'au lac damné. Je l'ai vu plonger dans l'eau glacée, les ténèbres de la nuit enveloppant tout autour de lui. J'étais fascinée et en même temps terrifiée. Un sentiment pesant m'a envahi. Pourquoi se mettait-il en danger de cette façon ? Je ne pouvais pas m'empêcher de ressentir le danger, même si je ne savais pas exactement ce qui se passait.
Edgar émergeait toujours de l'eau, luttant pour respirer, avant de replonger encore une fois. Je voulais hurler, le supplier de sortir de la froideur de la nuit, mais je le savais inutile. Il était comme en transe, happé par les eaux du lac. Je ne comprenais pas ce qu'il cherchait, il n'y avait rien là-bas, pas même le corps d'Emi. Mais il continuait à plonger, encore et encore. Il était un homme hanté, tourmenté par les fantômes de son passé : mon père était somnambule.
Je tiens à dire qu le somnambulisme et les terreurs nocturnes sont des parasomnies, c'est-à-dire des comportements anormaux qui se produisent pendant le sommeil profond.
Les personnes atteintes de somnambulisme peuvent effectuer des actions telles que parler, marcher, ouvrir les yeux et même tenir des objets tout en étant dans un état de conscience altérée. Les terreurs nocturnes, quant à elles, sont des épisodes de panique intense qui surviennent souvent en début de nuit et sont généralement associés à des comportements physiques tels que courir ou hurler.
Ces comportements sont souvent inappropriés et peuvent être dangereux, tant pour celui qui en est atteint que pour les personnes qui l'entourent. Il est important de consulter un médecin si vous suspectez que vous ou un proche souffrez de comportements nocturnes anormaux pour déterminer la cause sous-jacente et recevoir un traitement approprié.
Plus tard Je me suis rapidement rendu compte que mon père était victime de troubles du sommeil. Bien qu'il eût conscience de faire des rêves étranges et effrayants, il ne se souvenait jamais de ce qu'il faisait la nuit. Ce cirque infernal a duré plusieurs mois sans que nous trouvions de solution pour y remédier. Mais un jour, alors qu'il sortait de la douche froide, il a soudainement hurlé "Eureka !" dans toute la maison, totalement nu, courant comme un enfant. J'ai vite compris qu'il était animé par une idée fixe : concevoir une invention qui lui permettrait de réaliser une expérience pour ramener notre Emiliana.
Il marmonnait sans cesse des mots incohérents, mais j'ai pu discerner qu'il parlait de pièces, de mécanismes, de formules, de schémas. Tout cela ressemblait à un véritable laboratoire. Pendant des semaines, mon père a travaillé sans relâche, presque sans dormir, mangeant peu et ignorant tout le reste. J'ai presque craint pour sa santé. Mais il était obsessionnel et possédé par cette idée. J'ai presque cru que j'allais le perdre.
A la fin, dans un de ses carnets, il a mentionné concevoir et construire une machine permettant de traverser la vie.
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