-I-
« Mon papa n'est pas le plus fort du monde, c'est le plus triste. »
Il y a une dizaine d'années de cela : un triste matin de décembre, ma sœur aînée se noya dans ce maudit lac.
Nous habitions dans une grande maison située dans la banlieue de la ville.
La maison, entourée d'un grand terrain avec un jardin bien entretenu et une allée en gravier menant à un grand garage, était une véritable merveille architecturale.
Je me vois encore, plus petite, là, me tenir devant cette structure imposante de deux étages, avec des murs en brique rouge et un toit en tuiles.
À l'époque je ne pouvais m'empêcher de ressentir une certaine admiration pour sa beauté.
En entrant à l'intérieur, j'avais parfois l'impression que l'espace s'ouvrait à moi, me laissant découvrir chaque recoin de la maison. L'escalier en bois menant du hall d'entrée au deuxième étage donnait une impression de grandeur, comme si chaque visiteur était un invité de marque.
La cuisine était le point culminant de la maison, avec des appareils électroménagers haut de gamme et des comptoirs en granit. Je ne me sentais pas digne de cet endroit luxueux, et pourtant, j'avais la chance d'y vivre.
Le salon était tout aussi impressionnant, spacieux, avec des canapés confortables disposés autour de la pièce. Mais le véritable clou du spectacle était la cheminée en pierre qui trônait au milieu du salon. En utilisant ce magnifique foyer, nous passions souvent, - je dis bien « souvent » pour ne pas dire rarement, des soirées agréables et pleines de chaleur.
C'était une maison qui avait été soigneusement décorée, tout en étant confortable et invitante. Tout était à sa place, il n'y avait pas de chaos.
J'avais la chance de l'appeler "chez moi".
En entrant dans cette maison, je me sentais comme si je rentrais dans un monde différent, un monde où tout était beau et où tout était possible. Pour notre père c'était plus qu'une maison, c'était un rêve devenu réalité.
Ainsi, nos chambres étaient au deuxième étage.
La chambre d'Emiliana était une véritable œuvre d'art, avec ses murs rose pâle, lisses comme de la soie et sa douce lumière naturelle qui apaisait l'âme. Sous les rayons du soleil, les nuances roses semblaient irradier une énergie relaxante qui enveloppait la pièce dans un cocon de paix. Les rideaux en dentelle blanche flottaient élégamment dans la brise légère, créant un doux murmure qui renforçait l'impression de tranquillité.
Son grand lit à baldaquin en bois foncé trônait fièrement au centre de la pièce, avec ses draps en soie douce d'un blanc immaculé et ses oreillers en plumes qui semblaient redéfinir le concept même de confort. Lorsque je tendis la main pour effleurer la couverture -les rares moments où j'entrais dans sa chambre, je sentis la soie se plisser sous mes doigts, offrant une douceur sensuelle qui m'était inconnue.
En comparaison, ma propre chambre semblait pâle et ordinaire, avec des murs jaune clair qui semblaient presque crayeux sous la lumière du jour. Les rideaux en coton, fonctionnels mais dénués de charme, s'ouvraient sur une vue tout à fait quelconque du jardin. Mon petit lit simple, avec son cadre en acier froid et son matelas usé, avait vu des jours meilleurs. Avec une légère plainte, il craquait sous mon poids, faisant résonner dans la pièce la mélodie grinçante de sa propre obsolescence. Ma petite armoire en bois peint contenait les quelques vêtements modestes dont je disposais, et ses portes grinçaient d'un mouvement agressif lorsque je les ouvrais.
À mes dix ans-, je commençais à me sentir envieuse.
Envieuse de la perfection sans faille de la chambre de ma sœur, envieuse de son confort constamment présent. Et plus encore, je me sentais inférieure, comme si la petite chambre étroite et ordinaire qui était la mienne symbolisait non seulement ma place dans la maison, mais aussi ma place dans la vie.
Pourquoi ne pouvais-je pas avoir une chambre aussi belle que celle d'Emiliana ? Était-ce parce que je n'étais pas aussi belle qu'elle ? Ou parce que je n'étais pas aussi intelligente, aussi talentueuse ?
Ces pensées m'entraînèrent dans un tourbillon de doutes et d'incertitudes. Je me sentais inadéquate et incapable de m'élever à la hauteur de ma sœur, qui, - il me semblait, avait tout pour elle.
Alors que je me perdais dans mes pensées sombres, une voix lointaine m'appela, me ramenant brusquement à la réalité : en quittant ma petite chambre modeste, je sentis une dernière fois l'envie me tirailler, comme une douleur sourde qui ne voulait pas s'en aller.
« Emi ! Ginia ! Descendez, on y va ! », c'était mon père.
Je me souviens de ce jour-là, le dix-neuf décembre, où l'hiver avait déjà pris racine.
Malgré le froid glacial, l'air était frais et pur, comme si la nature elle-même célébrait l'anniversaire d'Emiliana. Les flocons de neige dansaient dans la lumière pâle du jour, tournoyant et traçant des motifs dans les airs alors que nous marchions dans la rue en bois, absorbés par la splendeur féérique de cette saison. Les oiseaux, perchés comme des cristaux bleuâtres sur les branches dénudées, entonnaient un élogieux hymne d'anniversaire, leurs voix claires résonnant comme le glas d'une cloche d'église, comme s'ils savaient que ce jour marquerait à jamais la mémoire des présents.
Les arbres du parc voisin dépouillés affichaient encore leurs formes naturelles, recouvertes désormais d'un manteau blanc étincelant, tandis que les sentiers étroits étaient rendus méconnaissables sous l'épais tapis de neige crissant.
Ce souvenir me rappelle combien les petits moments de bonheur peuvent surgir de n'importe où, même dans les journées les plus froides et les plus sombres comme celles de la saison hivernale. Toutefois, je suis prisonnière à jamais de ce souvenir déchirant. Partagée entre la femme que je suis devenue et l'enfant qui ne cesse de m'appeler au fond de moi.
L'hiver s'était installé, glacial, impitoyable, tout comme le destin qui nous attendait ce jour-là.
Ma grande sœur, avait fêté son treizième anniversaire avec la patinoire -que lui avait offert la saison -, formée sur un lac immense près de chez nous, et la paire de patins élégants offerte par notre père pour l'occasion. Nous nous étions donc tous les trois retrouvés au bord du lac gelé et scintillant comme un miroir pour qu'elle puisse les essayer avec délice.
Emiliana avait de longs cheveux blonds, qui ondulaient doucement sur ses épaules chaque fois qu'elle bougeait, comme une cascade dorée s'écoulant avec grâce. Ils semblaient briller sous la lumière du soleil, diffusant une aura de clarté autour de son visage délicat. Je la regardais avec envie depuis ma propre masse de cheveux bruns, qui étaient raides et ternes en comparaison, héritage de notre mère Adel, qui avait quitté notre famille peu après ma naissance. Mes cheveux étaient une source constante de frustration pour moi, refusant catégoriquement de boucler ou de briller, paraissant plutôt fade, sans vie.
En voyant la beauté de ma sœur, je me sentais laide et banale.
Elle avait hérité du changement lumineux des yeux verts de notre père, qui pouvaient scintiller avec amusement ou se remplir de compassion, selon les circonstances. Les miens, bien qu'ils soient également verts, étaient plutôt fadasses et tristes, reflétant souvent l'anxiété accompagné du stress qui caractérisaient ma vie quotidienne.
Son nez parfait était droit et gracieux, tandis que le mien était légèrement épaté et disproportionné, ajoutant une autre faille à ma perception de moi-même, - j'ai énormément changé, je suis très fière de mon nez aujourd'hui. Je me trouvais laide, maladroite, sans grâce, comparée à la perfection apparente de ma grande sœur. C'était une bataille constante contre mes propres pensées et sentiments, qui semblaient amplifier mes insécurités à chaque fois que je la voyais.
Pendant que mes pensées de comparaison et de jalousie tourbillonnaient dans ma tête, ce jour-là, Emiliana était heureuse, libre comme l'air, ses cheveux flottant au vent. Je la regardais patiner gracieusement sur la glace, admirant sa virtuosité, enviant sa confiance, son aisance.
Soudain le pire qu'on puisse imaginer s'est produit : un faux mouvement de patin avait déstabilisé Emi, elle avait perdu son équilibre et s'effondra dans le vide. Gagnée par l'effroi et l'horreur, j'ai assisté, impuissante, à sa chute. Son corps tomba en arrière, se dirigeant dangereusement vers la glace froide et dure.
Je n'oublierais jamais le bruit sourd de sa chute. Le visage défait de notre père se décomposant d'horreur alors qu'il se précipitait dans l'eau glacée pour la sauver, ses cris comme pour la rattraper à toute vitesse, furent impuissants.
Emi bascula brusquement vers l'arrière dans un crissement strident, ses membres se tordant dans un angle anormal, le froid mordant instantanément sa peau, sa tête fracassant contre la glace dans un craquement sinistre qui résonna dans le silence soudain. Je vis ses jambes se dérober sous elle dans une coulée rouge écarlate tandis que notre père rentrait dans l'eau glacée dans un hurlement déchirants, se jetant à l'eau vers le corps inanimé de ma sœur.
Dans les yeux d'Emiliana je voyais une peur paralysante, une souffrance insupportable, un désespoir total.
Ni l'hiver tant attendu chaque année, ni les patins à glace dont on rêvait n'ont apporté la joie que nous espérions. Malgré la fébrilité et l'enthousiasme qui nous animaient, il y avait quelque chose de différent cette année-là, une sorte de présage de malheur qui venait assombrir notre bonheur. Et malheureusement, ce sombre pressentiment s'est réalisé.
Je me souviens de la sensation des larmes inondant mes joues alors que je vis que ma sœur ne reviendrait jamais.
Les funérailles ont été d'une souffrance à briser le cœur.
Le jour de la mise en bière, le ciel fut gris, les couleurs étaient absentes. L'odeur de la terre humide se mélangeant aux bruits étouffés des sanglots nous dévoilèrent le corps d'Emiliana qui était enterré, mais aussi l'âme de notre père, anéanti suite à la perte de son enfant préféré.
Désormais, chaque fois que j'aperçois une paire de patins à glace, je ressens à la fois la nostalgie et la tristesse de ces moments passés. Mais j'essaie de me souvenir de la beauté et de la grâce que possédait Emiliana. Ainsi que de toute la joie qu'elle avait apportée dans nos vies, même si ce temps est maintenant révolu.
J'aurais dû ressentir de la colère, du dégoût peut-être, envers un sort si injuste, envers un hasard impitoyable et sournois qui avait fait de ma famille sa victime. Mais ces sentiments ne m'ont jamais effleurée, car j'étais trop occupée à gérer ma propre peine, à porter le fardeau de ma douleur et de celle, insoutenable, de notre père.
Ce dernier a été complètement dévasté par la mort d'Emi – comme quand ses tous premiers enfants étaient morts une semaine après leurs naissances : des jumelles. Les murs paraissaient s'être refermés sur lui, l'emprisonnant dans une profonde détresse qui ne cessait de l'étouffer. Ses journées furent des nuits éternelles emplies d'une obscurité sépulcrale. Il a cessé de se nourrir, de parler ou de sortir de sa chambre où il restait cloîtré, abandonné à la solitude de son deuil.
Tout cela faisait que sa vie s'était éteint, et moi j'étais impuissante, incapable de le ramener à la lumière, ayant le fort pressentiment que celle-ci n'était pour lui qu'une illusion inaccessible dans sa tourmente intérieure.
Trois ans s'étaient égrenés depuis la tragédie - j'avais maintenant treize ans et je savais qu'il était temps pour moi de faire face à mes peurs. Mon cœur s'affolait à chaque battement. Ma main frémissait sur la poignée de la porte. J'ai finalement trouvé le courage de franchir le seuil de sa chambre. Cette pièce qui avait été le témoin silencieux de sa chute dans les ténèbres. Lorsque mes doigts ont poussé la porte, l'atmosphère qui y régnait s'est emparée de moi telle une brume épaisse et poisseuse. Le dernier grincement de la porte qui se refermait m'a semblé lointain. J'étais comme angoissée et étouffée par cette air lourde. Je me tenais là, figée et hésitante, décontenancée par la noirceur qui m'engloutissait.
La poussière régnait en maitre sur tout objet dans la pièce, surplombant des piles de livres et d'affaires personnelles qui encombraient le sol. Les couleurs vives et les murs gais qui avaient orné la chambre de papa avaient cédé la place à une ambiance oppressante et grise.
Il y avait une douleur mordante face aux souvenirs reflétant la peine persistante et envenimée marquée par l'absence d'Emiliana. C'est avec un cœur tordu et serré, un ventre noué d'angoisse, des tremblements accentués que je fouillais ses affaires.
J'étais à la recherche d'une connexion, d'un souvenir, d'un peu de paix.
Chaque objet était un souvenir douloureux de sa vie et de sa mort ; une paire de patins abandonnés, une photographie jaunie par le temps, une poupée poussiéreuse aux cheveux emmêlés, étouffée par ses vêtements et des livres dont les pages se déchiraient.
Mon chagrin dévorait mon âme. Mon regard vide complètement atone. Malgré la tristesse et la torpeur qui imprégnaient la pièce, j'ai trouvé le courage de faire face à mes peurs et de surmonter les souvenirs pénibles, j'ai pu prendre son pendentif adoré que lui avait offert notre père quelques années plutôt.
J'avais senti une connexion immédiate avec elle.
C'était comme si j'avais trouvé une partie d'elle que je pensais avoir perdue à jamais. Le pendentif était magnifique, une petite chaîne en argent avec un pendentif en forme de cœur incrusté de pierres précieuses. Les pierres variaient de teintes de bleu à des teintes plus profondes. Certaines pierres étaient légèrement rayées.
Les pierres ébréchées... Des moments difficiles... Ma chère Emi toujours présente.
Aujourd'hui Je me souviens avoir souvent passé mes doigts sur les pierres du pendentif, en fermant les yeux pour me remémorer les souvenirs de ma sœur. Je pouvais presque sentir sa présence autour de moi. C'était ma façon de garder sa mémoire vivante, de me rappeler qu'elle était partie mais jamais oubliée. Le pendentif était devenu un talisman pour moi, me rappelant de la beauté d'Emiliana. Chaque fois que je le portais, je me sentais en paix et en sécurité, sachant qu'une partie d'elle était là avec moi. Je ressentais tout le poids des souvenirs emmagasinés dans cette breloque.
Le pendentif rayonnait de la chaleur de nos moments partagés ensemble.
J'aurais pu le porter pour toujours, pourtant je savais que je devais faire mon deuil, vivre sans m'accrocher à lui. Et peut-être que c'est ce que ma sœur aurait voulu pour moi : être capable d'aller de l'avant tout en gardant ses souvenirs précieux dans mon cœur.
Avoir pris le pendentif d'Emi fût une étape nécessaire pour me permettre de commencer à guérir et à avancer dans ma vie. Car, je savais qu'Emi m'attendait de l'autre côté, prête à m'accueillir à bras ouverts
Dans la chambre, l'air était opaque et lourd, tel un véritable tombeau. Mais alors que mes yeux commençaient à s'y habituer, j'ai senti une voix insaisissable qui m'a brisé le cœur : "C'est toi ?"
Au début, je n'ai pas su quoi répondre. Les larmes ont envahi, et tout ce que je pouvais entendre, c'était ce murmure las, répété une seconde fois avec un peu plus d'urgence : "C'est TOI ?!"
Soudain, j'ai compris. Mon père avait cru que j'étais Emiliana, et il avait sans doute attendu son retour de manière obsessionnelle depuis sa disparition. L'idée m'a terrifiée, m'a fait comprendre la profondeur de sa peine. Et j'ai répondu timidement d'une petite voix : "Non papa, ce n'est que moi."
La lumière pâle. Le temps arrêté. Le silence impossible.
Il y a eu une explosion de hurlements dans l'obscurité. Il s'est tourné vers moi dans son lit, et j'ai pu distinguer, à la lueur d'une maigre veilleuse, ses bras tendus vers moi, incapables de saisir autre chose que le vide. J'ai été submergée par la douleur, la tristesse, et la pitié en le voyant ainsi, implorant et suppliant à travers la nuit.
C'était un moment où j'ai compris que, malgré le temps qui avait passé, la douleur de la perte d'Emiliana était toujours bien présente pour mon père et moi, et qu'il allait falloir du temps pour trouver la paix et la résilience nécessaire pour guérir et avancer. Mais ce moment difficile, douloureux a été une étape importante, car il m'a permis de comprendre l'importance de l'empreinte que chacun laisse sur ceux qu'il rencontre et a aimés, même après son départ.
Voir mon père dans cet état de détresse, si familier maintenant, était presque insupportable, mais ce qui me brisait le plus était la douleur palpable dans ses yeux épuisés, comme un miroir reflétant mon propre échec.
Une déception si profonde et si poignante qu'elle laissait un goût amer dans ma bouche : la déception qu'à ce moment précis je n'étais pas celle qu'il voulait voir, la déception qu'à ce moment précis je n'étais pas Emiliana.
Ce rêve, du moins, cette chose que je ne pouvais pas lui donner, mais que je parvenais à voir si clairement dans ses yeux, était tout simplement trop douloureuse.
Les larmes menaçaient de couler, pas pour une raison que vous pouvez imaginer, mais parce que dans ses yeux, je ne voyais plus mon reflet, je voyais le fantôme de ma soeur.
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