❁ Chapitre 8 : Week-end en famille ❁

Samedi 10 janvier, matin

Point de vue de Tobias :

Le comportement d'Heidi me préoccupe.

Depuis que je suis venu la chercher devant son domicile, elle a à peine décroché un mot. Pourtant elle était si heureuse que nous rendions visite à Papa et Maman il y a quelques jours. Sa valise est maintenant dans le coffre et y a été mise sans grande conviction par ma cadette. Ce changement si soudain m'inquiète. Que peut-elle bien me cacher ?

Elle a bien mentionné un échange avec un sans-abri qui l'a retournée mais n'est pas rentrée dans les détails. Serait-ce ça ? J'en doute. Il va falloir que je redouble d'inventivité, de finesse si je veux parvenir à lui tirer les vers du nez avant la fin du trajet.

Le silence qui règne dans l'habitacle va m'aider à élaborer un plan. Ou peut-être pas. Heidi met la radio. Aussitôt, les hits entraînants qui s'enchaînent m'empêchent de rester concentré. La furieuse envie de chantonner me prend. La mâchoire contractée, je me concentre sur la route. Pendant ce qui me paraît être une éternité, je me bats bec et ongles contre ce que m'ordonne mon cerveau.

Les paroles ne franchiront pas la barrière de mes lèvres scellées. Je m'y refuse. Je ne plierai point.

À côté de moi, ma sœur regarde distraitement le paysage défiler par la fenêtre. Les poings serrés, les jointures de ses mains blanchies par la pression vigoureuse qu'elle y exerce, elle semble lutter elle aussi pour ne pas exploser. Lorsqu'elle sature, que trop de choses contrariantes s'accumulent, elle se métamorphose en un ancien volcan qui entre en éruption. Ses propos se transforment en fumée toxique et jettent une quantité de cendres à quiconque oserait s'approcher, sa lave épaisse et furieuse coule, dévale, se propage plus vite qu'une traînée de poudre. Ardente. Incandescente. Écumante. Flamboyante. Destructrice.

Heureusement, ces moments restent rares. Le dernier remonte au décès de notre petit frère. Elle devait tant être submergée par les émotions... C'est compréhensible. Jonas était son guerrier. Le perdre pour toujours a brisé quelque chose en elle et emporté une partie de son cœur. À jamais.

— Papa est un meurtrier, lâche-t-elle sans crier gare d'une voix plate.

Douce manière pour me ramener à la réalité. Ses mots s'abattent sur moi comme un violent coup de massue. Complètement désemparé et les doigts, tremblants, agrippés au volant, je pivote vers elle avant de reporter à nouveau mon attention sur la route. Non, j'ai dû mal entendre. Lorsque je me risque à la scruter une fois de plus, sa mine sérieuse me frappe. Elle ne semble pas blaguer.

— Quoi ? couiné-je, telle une souris vivant ses ultimes instants entre les pattes joueuses d'un chat.

Mortifié, je n'ose plus glisser un regard dans sa direction. Elle a dû se tromper. Que dit-elle ? Et si elle avait complètement pété un câble ? Les plombs ? Une durite ? J'ai dû louper un épisode. Elle paraissait pourtant saine d'esprit quand nos chemins se sont séparés hier après-midi. Impossible pour moi de croire à ses inepties. J'aurais moi aussi eu vent de cette nouvelle si tel était le cas or rien ne s'est passé ! Papa n'est pas un assassin. Il a certes beaucoup de mauvais côtés mais il n'est pas un tueur. N'est-ce pas ?

— Non, je ne suis pas folle, répond-elle comme si elle lisait dans mes pensées. Je l'ai appris il y a peu. Tu dois me faire confiance.

— Par qui ?

— Je ne peux pas t'en parler. Je ne veux pas mettre sa vie en danger.

— Mais bordel, Heidi ! Qu'est-ce-que c'est que cette histoire loufoque ?

Agacée par mes doutes, elle pince l'arête de son nez.

— J'ai rencontré quelqu'un. Papa lui a volé son brevet.

— Et tu gobes les révélations de cette personne que tu ne connais ni d'Ève ni d'Adam ?

— Il avait l'air sincère. Il a tout perdu, Tobias.

— Andreas était aussi un ange tombé du ciel selon tes dires...

Bon, je n'aurais peut-être pas dû ajouter ça. C'était méchant de lui rappeler des souvenirs avec ce connard. Piquée par ma remarque, elle m'adresse une œillade incendiaire.

— Et quand bien même, s'il a menti, alors je le découvrirai. me certifie-t-elle.

— Oh enfin, Heidi. Si la police a déjà échoué, comment pourrais-tu changer la donne ?

— Tu ne me penses pas capable ? s'offusque-t-elle.

Elle croise ses bras fins contre sa poitrine, vexée. Je dois impérativement rectifier le tir en évitant de la blesser. D'autant, que je déteste me fâcher avec elle. Son nez en trompette se baisse et ses lèvres bien dessinées font la moue lorsqu'elle se focalise sur ses longues jambes mises en valeur.

Avec discrétion, je poursuis mon examen. Les boucles d'oreilles raffinées qu'elle porte aujourd'hui s'accordent à merveille avec son collier fétiche. Sa chaîne fine en argent retient avec élégance un saphir en forme de poire. Il lui va vraiment comme un gant.

J'ai toujours su au plus profond de moi qu'elle l'aimerait. Avec Maman, nous avions tout de suite eu un coup de cœur. Nous n'avions même pas eu besoin d'échanger quoi que ce soit. C'était une évidence. Il lui était destiné. Il la définissait. La classe. La délicatesse. La grâce.

Ses longs cheveux blonds, laissés sur le dos, suivent le mouvement de sa tête quand elle la relève vers moi. C'est vrai que je ne dois pas m'éparpiller. Elle attend une réponse. Ses yeux bleus plein de doutes cherchent les miens tandis que ses sourcils parfaitement épilés s'arquent.

Nerveuse, elle passe la pulpe de ses doigts sur les contours de la boussole, notre tatouage fait en commun, qu'elle arbore fièrement à son poignet. Non satisfaite, elle les remonte ensuite jusqu'à son omoplate, où se trouve un symbole de l'infini dans lequel il est écrit « always » avec une nuée d'oiseaux en référence au décès de Jonas.

— Je n'ai pas dit ça. Ça me paraît juste improbable que tu trouves des éléments qui prouveraient sa culpabilité ou son innocence dans cette affaire. Tu risques de faire chou blanc et je ne veux pas que tu te mettes en danger ou que tu sois déçue.

— Je te promets de faire attention.

— Si jamais tu es face à un problème, j'arrive à la rescousse. Ne te tracasse pas, je ne compte pas te laisser seule.

— Oh ? Tu as changé d'avis ? Tu me crois davantage maintenant ?

— Je suis dubitatif, ne te méprends pas. Mais je ne suis pas contre le fait de tirer ça au clair. Surtout si c'est avec toi.

Un sourire énigmatique naît sur ses lèvres prunes. Ma justification lui convient et l'a convaincue.

Par la fenêtre, les rangées de sapins recouverts de leur plus beau manteau d'hiver laissent bientôt place à des endroits plus clairsemés. Des plaques de verglas ont élu domicile sur la route dans les zones d'ombres que le soleil ne peut pas atteindre malgré sa bonne volonté tandis que l'épaisse couche de neige qui pesait sur les branches tombantes des conifères s'est effondrée sur l'asphalte givrée, libérée par des bourrasques de vent. Au loin, le logement de nos parents apparaît puis se détache du reste progressivement au fil de notre avancée.

Ses murs roses, sa façade majestueuse et ses immenses fenêtres prennent le pas sur les environs, plus communs. Son jardin toujours impeccablement entretenu doit engendrer des jalousies et son terrain, barricadé derrière des murets massifs blancs, qui s'étend à perte de vue aussi.

Le gigantesque portail métallique argenté entouré par des statues de lion, gardiens de la maison assis sur d'impressionnants piliers romains ivoire et qu'on ne voudrait pas se risquer à chatouiller, s'ouvre lorsque je m'arrête devant. La fontaine au milieu de la cour de graviers nous fait face et les deux escaliers symétriques dont les rampes en fer forgé conduisent au porche se détachent au fur et à mesure que je m'approche.

Laissant crisser les pneus contre le revêtement, j'entame un dernier virage à faible vitesse puis me gare le long d'une ligne imaginaire pour ne pas déranger. Connaissant mon père, il sauterait sur l'occasion pour me faire des reproches à peine sorti de voiture autrement. La double porte vitrée de la maison s'ouvre sur Maman qui est radieuse. Aussitôt, Viggo et Aslak déboulent et tournent, comme des fous, autour du véhicule, leur queue fouettant l'air vivifiant de la saison avec énergie.

Imité par Heidi, je m'extirpe de mon SUV et emplis mes poumons d'un oxygène pur. L'odeur des résineux, puissante et pénétrante chatouille mes narines. Ses délicieux effluves sont portés par les souffles discrets du vent qui vont et viennent comme des vagues sur une plage de sable fin. De sa blancheur aveuglante, la neige crisse sous chacun de mes pas.

Le pelage de Viggo, notre berger australien, a poussé depuis la dernière fois que je suis venu. En y fourrant mes doigts, sa douceur n'a en revanche pas changé. Le poil d'Aslak est plus dru. C'est un Husky aux yeux vairons et à la personnalité tranquille. Rien d'étonnant donc.

Fiers comme des paons, ils nous guident jusqu'au perron où nous attend Maman. Sous un gilet en cachemire, je distingue son éternel chemisier en soie champagne dont les manches sont retenues par de jolis boutons en perles nacrées. Un pantalon noir droit qui épouse ses courbes complète la tenue chic et distinguée qu'elle porte. Ses iris d'un bleu profond croisent les miens.

Elle esquisse un sourire communicatif et se hisse sur la pointe des pieds pour m'enlacer. Aussitôt, j'ai le sentiment de retourner en enfance. Son parfum acidulé enivre mes sens. Son bracelet en or fétiche tinte dans le creux de mon oreille contre ma chaîne quand ses poignets s'enroulent autour de ma nuque.

— Je suis très heureuse de te revoir, Tobias.

Légèrement en retrait, Heidi pose nos bagages et caresse nos boules de poils préférées. Le mètre soixante de Maman l'oblige à mettre fin à notre étreinte. Rester les muscles tendus, contractés, en extension de longues secondes ne doit pas être très agréable en effet.

— Viens là, ma puce, murmure-t-elle à voix basse. Comment te sens-tu ?

Ses bras s'ouvrent et accueillent le corps frêle d'Heidi. Ses lèvres embrassent la joue droite puis la joue gauche de ma cadette et y laissent une trace pourpre.

— Ça va, chuchote Heidi en prenant soin d'éviter de manger les cheveux bruns de Maman qui lui chatouillent le nez et le menton. Et toi ?

— Je vais bien aussi mais entrez donc, nous allons finir par attraper froid.

Sans nous faire prier, nous récupérons nos valises et pénétrons dans le hall tandis qu'elle referme à clé derrière nous. Les bras croisés et le visage dur, Papa se tient dans l'encadrement de la porte qui mène au séjour. Il ne semble pas ravi que nous soyons là.

— Bonjour les enfants, lâche-t-il.

— Bonjour papa, répondons-nous en chœur.

Les choses auraient-elles changé ? Les tensions se seraient-elles apaisées ? J'en doute.

Il hausse un sourcil puis annonce platement d'un air dédaigneux et suffisant que, lui contrairement à d'autres qui se tournent les pouces et ne pensent qu'à s'amuser, a beaucoup de travail grâce au développement de son entreprise réputée et qu'il doit aller dans ses locaux sans plus attendre.

Si nous nous étions pris un gigantesque seau d'eau froide, je crois que ça nous aurait fait le même effet. D'un geste vif, il saisit son long manteau noir, agrippe ses clés et laisse claquer la porte pour probablement faire tomber la poussière. S'ils avaient pu, ses yeux verts clairs m'auraient fusillé sur place lorsqu'il m'a vu sur son chemin.

Je suis tellement habitué à ses réactions que je ne me démonte pas. S'il croit pouvoir gâcher mon séjour ici, il peut se fourrer le doigt dans l'œil jusqu'à l'omoplate.

— Ma chérie, après avoir déposé tes affaires à l'étage dans ta chambre, tu pourrais t'occuper de l'agencement et de la décoration de mon bureau comme promis ?

— Bien sûr, Maman. Avec plaisir.

— Si tu as besoin de nous, nous profiterons du feu de cheminée dans le salon. D'accord ?

— Pas de problème. Profitez-bien.

— Et tu pourras te détendre après dans le sauna, le jacuzzi ou le hammam selon tes envies.

Satisfaite, Heidi monte les marches quatre à quatre et finit par disparaître dans le couloir sans fin.

Point de vue d'Heidi :

L'heure d'enquêter a sonné ! Enfin ! Mes jambes me démangeaient ! Je n'y tenais plus !

Comme si de rien n'était, je file dans la chambre de mes parents en silence et fouille dans l'un des tiroirs remplis par les chaussettes de mon père. Un sourire naît sur mon visage lorsque mes doigts entrent en contact avec le double fond. La clé de son bureau a été rangée près de son revolver.

Élémentaire, mon cher Watson ! La première étape vient d'être couronnée de succès !

Lorsque je descends les escaliers en catimini, je perçois des bribes de conversation entre Maman et Tobias. Elle lui pose de nombreuses questions puis l'écoute parler, sans nul doute, heureuse de rattraper le temps perdu. Pour ma part, je prends à droite et me plante devant le bureau de Papa.

Mon cœur est prêt à sortir de ma cage thoracique tant j'angoisse à l'idée de me faire prendre. Ma main tremble quand j'approche de la serrure. Aux aguets, je jette un vif coup d'œil autour de moi pour m'assurer qu'aucune caméra n'a été installée depuis la dernière fois. Je culpabilise alors que je n'ai même pas commencé ma mission. Je fais un bien piètre agent secret. Ou détective si je me cantonne dans le rôle de Sherlock Holmes.

Vite, j'ouvre la porte à la volée et referme aussitôt derrière moi sans un bruit. Je me précipite vers son mini-bar, motivée comme jamais à trouver des preuves accablantes contre lui.

Hormis des bouteilles à moitié vidées de whisky, de tequila et des verres à liqueur, rien à l'horizon. Dépitée, je rabats les battants du meuble dernier cri et poursuis mon examen. Je soulève le tapis carré qui recouvre le parquet d'un geste rapide sans rien trouver non plus. Aucune latte creuse qui pourrait abriter des documents confidentiels. Une lampe de bureau tout à fait classique, un sous-main en simili cuir italien inoffensif, un fauteuil en cuir luxueux tout ce qu'il y a de plus normal, des corbeilles à courrier basiques, une poubelle vide. Mon seul espoir réside dans les deux armoires de rangement que je n'ai pas encore fouillées.

L'excitation du début qui parcourait mes veines retombe comme un soufflé. J'ai fait chou blanc.

La seconde et dernière étape finit de m'achever ! À quoi m'attendais-je ?

La mine baissée tant je suis déçue, je vérifie que les objets ont été remis à leur place puis ressors, incognito. Je prends soin de verrouiller à nouveau la pièce et dispose la clé à l'endroit habituel en remontant aussi discrètement qu'une souris.

Pour ne pas éveiller les soupçons, je descends cette fois-ci bruyamment les marches et chemine, tel un éléphant dans un magasin de porcelaine jusqu'à l'antre de Maman. Dès que j'entre, je sens des idées fourmiller dans mon esprit. Je m'installe sans plus tarder dans un fauteuil confortable en tissu qui me permet d'avoir vue sur le jardin et griffonne sur mon bloc-notes ce qui manque à mes yeux pour qu'elle s'y sente bien. Pour le moment, je dois l'admettre, il est très impersonnel. Seuls trônent un bureau en bois devant la fenêtre, une lampe de bureau et un ordinateur portable.

Si je me réfère à son métier, je peux trouver facilement des choses à rajouter. Un canapé pour lire face à une bibliothèque imposante disposée contre le mur par exemple. Pour y écrire des phrases ou des descriptions, un pot à crayons ainsi que des carnets. Une poubelle également pour y jeter des feuilles de papier raturées, un sous-main en cuir, une corbeille à courrier et des post-it. Et tant que j'y pense, pourquoi pas des cadres photos de ses êtres chers ? De ses enfants, des chiens, de ses parents et une regroupant la famille au complet.

Trônant dans un coin, son carnet d'adresses assez volumineux se sentira moins seul avec tout ça.

Je n'ai pas le loisir de cogiter plus longtemps, la porte s'ouvre sur des têtes familières.

Contents de m'avoir retrouvée, Aslak et Viggo courent ventre à terre vers moi. 


Mots de l'auteure : 

Bonsoir tout le monde, avec du retard, voici la suite de La Traque publiée ! 

Qu'avez-vous pensé de ce chapitre ? Je suis curieuse d'avoir vos avis ! 

À la semaine prochaine ♥️


Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top