❁ Chapitre 5 : Il était une fois... ❁
Jeudi 1er janvier, midi
La soirée du Nouvel An aura eu raison de nous. Brita et moi-même émergeons simplement d'une courte nuit de sommeil. L'alcool ingurgité aura permis une chose : que je ne sois pas hantée dans mes rêves par mon ex.
Peu gaillarde et le visage chiffonné, je roule sur le côté pour ne pas avoir à affronter la lumière qui perce à mon volet. La vodka n'a jamais fait bon ménage avec moi, même avec une quantité aussi infime qu'elle soit. Surtout lorsque je commence à boire le ventre vide. Tel un nuage de fumée, le léger mal de crâne que j'avais s'envole comme par magie. Tant mieux. Me voilà débarrassée d'un mal qui n'avait pas sa place aujourd'hui. Quelques minutes supplémentaires pour reprendre mes esprits n'est pas de refus. Métamorphosée en une étoile de mer échouée sur une plage de sable blanc cette fois-ci, je repense à Viktor et à notre conversation de la veille.
Pas un seul moment je n'aurais imaginé passer une si belle soirée et oublier le temps d'un instant ma rupture douloureuse. Et pourtant. Le policier est doté d'une forme d'intelligence rare et il sait parler de tous types de sujets plus intéressants les uns que les autres en faisant appel à son esprit logique avec une facilité déconcertante. Même si nous ne nous reverrons plus, j'ai apprécié notre échange.
— Heidi ! Dépêche-toi ! Notre repas va refroidir ! Et j'ai des trucs à te raconter !
Il semblerait que j'ai assez traîné. Brita s'impatiente dans le séjour. Sans motivation aucune, je me redresse sur un coude, lance ma couette à l'autre bout du lit et me lève. Après un rapide examen dans le miroir, j'enfile un peignoir en satin rose poudré, passe un coup de brosse dans ma crinière indomptable et m'empresse de rejoindre ma meilleure amie.
De délicieux effluves parviennent à mes narines et m'enveloppent tout entière dès que j'ouvre la porte de ma chambre. Je me laisse volontiers guider par ces délicates senteurs qui m'appellent.
— Voilà enfin l'estomac sur pattes ! Viens donc t'installer !
La mine radieuse qu'elle affiche me confirme sa bonne humeur. Que va-t-elle donc m'annoncer ? J'ai hâte de le savoir. Je me sers dans le sac en papier kraft et ressors une barquette contenant du poulet Teriyaki accompagné de riz et de petits légumes. Brita, quant à elle, s'est laissée tenter par plusieurs paires de sushis : au thon, au saumon, à la dorade. Il y en a pour tous les goûts.
La maison ne recule devant aucun sacrifice !
— Je ne me suis jamais autant amusée hier. Franchement, c'était un plaisir de m'y rendre avec toi et ton frère. Vous m'avez permis de rencontrer un jeune homme formidable. Il est exactement ce que je recherche dans la gente masculine. Il est beau, drôle, attentionné et par-dessus tout, c'est une bête de sexe ! Je suis sous le charme, Heidi ! J'aimerais te dire que je suis désolée de t'avoir lâchée mais pas du tout. Tu te rends compte ? Je serais passée à côté d'Einar ! Je ne me le serais jamais pardonné !
Heureusement pour moi, je n'étais pas en danger de mort. Andreas n'était pas à mes trousses. Ni un tueur en série. Je n'aurais pas donné cher de ma peau autrement. Mais ce sacrifice ne m'aurait pas dérangée tant que ça si Brita avait pu trouver le bonheur. Je lui aurais pardonné de l'au-delà.
— Je suis ravie ! Tu le mérites Brita. Einar serait flatté s'il t'entendait !
— On a prévu de se revoir d'ici quelques jours. Il est exceptionnel, Heidi. Je vais te le présenter !
— C'est génial. J'ai hâte de découvrir ton prince charmant !
Et de mener l'enquête pour m'assurer que ses intentions sont louables. Le meilleur ami de Tobias a en général des relations fiables mais sait-on jamais. Il est difficile de cerner certaines personnes. Je me garde toutefois d'en faire part à Brita. D'une oreille attentive, je l'écoute et m'efforce de ne pas orienter mes pensées en direction de mon ex et de ce que j'avais avec lui. Depuis Odin, je ne l'ai jamais vue s'émerveiller autant. Je suis si contente pour elle. En espérant que ce qu'ils ont soit bien réel et qu'elle ne s'emballe pas pour un garçon qui n'en vaut pas la peine. S'il a profité d'elle et de sa naïveté, il aura à faire à moi. Parole d'Endresen !
Mais peut-être suis-je parano ?
Non, j'ai simplement peur que Brita se retrouve brisée comme je le suis suite à ce qu'il s'est passé avec Andreas. Cette crainte est légitime. Parfaitement normale lorsque l'on tient à notre meilleure amie.
Le repas terminé, je débarrasse la table. Brita, elle, reste sur son nuage et vogue dans un monde idyllique où les nombreuses horreurs que l'on peut vivre sur Terre n'ont pas leur place.
— Oh mon dieu ! hurle-t-elle.
Les couverts que nous avons utilisés m'échappent des mains. Je porte une main à mon cœur dont les battements irréguliers me font frôler la syncope.
— Heidi ! Oh mon dieu ! Heidi ! Je fais quoi ?
Alors que je tente de reprendre mes esprits, elle répète mon prénom à plusieurs reprises, s'agite, se dandine sur sa chaise. Les yeux rivés sur l'écran, elle ne m'adresse pas un regard, ne remarque pas mon malaise. J'ouvre la fenêtre de la cuisine à la volée et emplis mes poumons d'un air pur et vivifiant à souhait en raison des températures extérieures négatives.
J'en ai conscience, je ne devrais pas me mettre dans des états pareils mais je n'y peux rien. Jonas m'avertissait en criant de cette façon lorsqu'il paniquait pendant son traitement à la clinique.
Son visage poupin, angélique m'apparaît soudain puis se dissipe dans mon esprit embrumé. Il me manque tellement. Il ne méritait pas de partir, emporté par cette foutue maladie. Au contraire, il aurait dû vivre, pouvoir découvrir ce que la vie lui réservait, ce qui l'attendait.
Pas être réduit au silence à tout jamais dans cet univers impitoyable.
— Qu'est-ce qui se passe ? murmuré-je, d'une voix blanche.
— Einar m'a envoyé un message ! Il prend de mes nouvelles !
— Tu devrais lui répondre. Ça lui fera très plaisir.
Dos à elle, je retiens les larmes qui menacent de franchir la barrière de mes yeux du mieux que je le peux. Mes mains s'agrippent à l'évier. Mes lèvres tremblent. Je ne dois pas craquer.
— Maintenant ? Peut-être que je devrais le faire mariner un peu ? Comme ça, je ne lui montre pas que je suis trop sous le charme !
— Je te conseille d'écouter ton cœur. Fais ce qui te semble le mieux.
— Tu as raison. Je vais prendre ma douche et j'aviserai ensuite. Merci de tes conseils précieux !
Et sur ces dernières paroles, elle file à la salle de bain, me laissant seule avec mes tourments.
Je clos mes paupières lourdes, inspire puis expire et reprends jusqu'à me sentir mieux. La tête ne me tourne plus. Mes jambes retrouvent leurs sensations normales. C'est un miracle. Je m'active à laver le peu de vaisselle que nous avons utilisé pour le déjeuner tant que je me porte bien, essuie à l'aide d'un torchon propre le tout et m'installe devant une série que j'adore, The Night Agent*.
Finalement, le reste de la journée se déroule sans encombres. Tandis que j'enchaîne des épisodes incroyables sur Netflix et me détends, Brita converse avec son nouveau petit copain par messages en étant affalée à côté de moi sur le canapé.
Le soleil s'étant couché depuis belle lurette, je ferme les volets roulants et commence tout juste à préparer le dîner* qui aurait dû être déjà bien au chaud dans le creux de notre estomac. Brita ne décroche pas son regard de son téléphone malgré le vacarme que je fais dans la cuisine.
Au menu, ce sera du fenalår*.
Quoi de mieux qu'un gigot d'agneau salé et séché servi avec du pain azyme, des œufs brouillés à la ciboulette et accompagné d'une bière Ringnes* ?
Toujours sur son portable, Brita ne dit pas un mot du Middag*. Elle doit vraiment être folle de lui ! Le positif dans tout ça ? Elle a fait honneur à l'un de mes mets préférés : aucune miette ne traîne dans son assiette. Je n'aurai donc pas perdu mes talents de cuisinière en même temps que s'est envolée ma crédulité, ma naïveté quant à ma relation avec Andreas qui s'est révélée n'être qu'une illusion digne d'un célèbre prestidigitateur ?
Je devrais me réjouir. C'est toujours ça de gagné j'imagine...
Contre toute attente, Brita prend le relais et m'invite à aller me brosser les dents puis me coucher. Vu l'état de fatigue dans lequel je suis, je ne me fais pas prier. Je décampe volontiers et rejoins la pièce d'eau pour faire le nécessaire avant de me réfugier dans mes appartements. En vitesse, je retire mon kimono en satin rose poudré et me glisse sous la couette ainsi que mon plaid noir.
Je ferme les yeux après avoir éteint la lumière et me conditionne pour trouver le sommeil dans les meilleurs délais.
Je perçois au loin le bruit des vagues qui viennent s'échouer contre les pierres sculptées, érodées, creusées par le mouvement perpétuel de la mer au rythme d'années d'errance sur cette jetée.
Le clapotis de l'eau, discret, me berce, m'emporte à mille lieux d'ici. Les rayons d'un soleil chaud se réverbèrent dans cette étendue infinie symbole de liberté. Et pour ajouter une dernière touche à ce tableau si parfait, je suis accompagnée de celui qui fait battre mon cœur. Andreas.
Son rire franc accompagne les mouettes tridactyles dans le ciel azur, les suit dans leur périple. Au-dessus de nos têtes, elles s'élancent contre vents et marées, tourbillonnent.
Le spectacle est impressionnant, sublime.
D'une voix douce, Andreas me propose d'aller chercher des glaces et me demande quels parfums me ferait plaisir. Je suis vraiment au Paradis, c'est un ange. Après avoir eu ma réponse, il s'éloigne vers l'artisan glacier. De mon côté, je m'approche davantage du bord, me penche et admire tous ces poissons remontant à contre-courant. Quel cadre idyllique !
Je m'accroupis finalement puis m'assois sur le granit scintillant en attendant Andreas. Je retire les sandales ouvertes dorées qui habillent mes pieds et plonge mes orteils dans l'eau fraîche. C'est si agréable. Je me sens renaître de mes cendres tel un phénix majestueux. Ces derniers jours n'ont pas été faciles. J'ai dû enterrer Jonas, mon petit guerrier préféré.
À mon grand regret, il n'a pas remporté son ultime combat. Le plus important de sa courte vie. La maladie a gagné. La Grande Faucheuse est venu le chercher, me l'arracher en même temps qu'un immense morceau de mon cœur émietté, piétiné, transpercé de toute part.
Aujourd'hui, je m'autorise à renouer un infime instant avec le bonheur. Tu aurais aimé ce coin mon soldat. J'espère que, de là où tu veilles maintenant, tu ne m'en tiendras pas rigueur. Je t'aime. Tu me manques. Tu n'imagines pas à quel point. Lorsque tu es parti, une partie de moi s'est envolée. Pour toujours et à jamais.
Avant qu'une larme roule sur ma joue, Andreas ne laisse pas mes pensées errer davantage, voiler de ses nuages sombres et sinistres mon esprit fragilisé par cette perte douloureuse.
— Madame, acceptez ces boules de glace préparées par le meilleur artisan du continent. J'ai suivi vos instructions à la lettre et m'en reviens avec l'objet de vos désirs. Ce pot de taille moyenne qui renferme de douces saveurs exotiques de contrées lointaines. Des framboises aussi rouges que le soleil couchant. Des mangues dont la chair est aussi jaune qu'un champ de tournesols. Des poires juteuses mélangées à des mûres arctiques savoureuses qui fondent en bouche. Comme vous êtes gourmande !
Amusée par son envolée lyrique soudaine, je ne peux m'empêcher de pouffer. J'en oublierais mes tourments à peu de chose près. Après m'avoir remis mon goûter, il prend place à mes côtés et se jette sur le granité à la fraise qu'il s'est acheté avec ma carte bancaire. Et, d'humeur joueuse, il me chatouille une fois notre douceur terminée.
Riant cette fois-ci aux éclats, je m'allonge sur le sol dur, me débats, tente d'échapper à ses doigts baladeurs qui arrêtent soudainement leur course effrénée, s'agrippent à ma taille fine. Ses lèvres s'approchent dangereusement des miennes, les effleurent puis se plaquent avec violence contre elles. Nos langues valsent ensemble. Mes mains remontent dans ses cheveux en bataille.
Si seulement j'avais ouvert les yeux sur sa vraie nature... Le cœur gros, gonflé par le regret et les remords, je m'effondre en larmes. Ces souvenirs jaillissent comme bon leur semble. J'ai beau tout faire pour les empêcher de surgir, ils reviennent me hanter et me narguer quand je suis seule avec mes démons. Quand j'essaie juste de dormir.
Comment avons-nous pu en arriver là ? Comment notre histoire s'est-elle effondrée tel un château de cartes ? Notre relation était-elle si fragile que ça ? Basée sur le mensonge et les trahisons ?
Comment ai-je pu ne rien voir ?
Je m'en veux tellement...
* The Night Agent : série américaine d'espionnage dont la première saison est sortie en 2023.
* Dîner : surnommé le repas chaud, il a souvent lieu après le travail (entre 16 heures et 18h). Tout comme le petit déjeuner, il est assez consistant (protéines : viande ou poisson accompagné(e) de féculents et légumes : souvent des pommes de terre et des crucifères).
* fenalår : plat populaire scandinave.
* Ringnes : Ringnes est la principale brasserie de Norvège. Fondée en 1876, la brasserie produit sa première bière à Oslo en 1877. Elle appartient au groupe Carlsberg depuis 2009.
* Middag : autre nom qui qualifie le « dîner » pour les scandinaves.
Notes de l'auteure :
Bonjour tout le monde, me revoici ce vendredi avec un autre chapitre qui en dévoile un peu plus sur le passé d'Heidi avec Andreas !
Maintenant que vous avez plus d'éléments, que pensez-vous de la relation qu'ils avaient ? Vous est-il plus sympathique ou ne pouvez-vous toujours pas le voir en tableau ? 😈
Merci de venir me lire, vous n'imaginez pas à quel point ça me fait plaisir ! ♥️
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