❁ Chapitre 3 : Le quotidien d'Heidi Endresen ❁

Mardi 30 décembre, matin

La nuit que j'ai passée a été l'une des pires qu'il m'ait été donné de vivre jusqu'ici. La mine grisâtre et les traits sévèrement tirés de mon visage qui se reflètent dans le miroir en témoignent. Des traces violacées se dessinent sous mes yeux éteints, pochés, insondables. Mes longs cheveux blonds fins sont aussi ternes qu'un diamant qui a perdu son éclat. J'en viens à me demander si je ne manque pas de fer. Ou peut-être est-ce simplement la lumière blafarde qui ne m'arrange pas le portrait ?

Bien qu'exténuée, je laisse le pinceau de mon rouge à lèvres glisser et recouvrir mes lèvres pâles d'une teinte prune. D'un geste assuré, je me farde ensuite les paupières et époussette ma jupe en cuir noir qui met en valeur ma silhouette fine et mes longues jambes galbées. J'arrange enfin mon chemisier rose poudré, mon gilet chaud noir puis sors de la salle de bain.

Tobias m'attend déjà dans la cuisine lorsque je le rejoins. Il remarque aussitôt le collier à mon cou. Il s'agit de celui que lui et Maman m'ont offert à l'occasion de mon vingt-cinquième anniversaire. Sa chaîne fine en argent retient avec élégance un saphir en forme de poire. Assorties, les boucles d'oreilles que je porte se balancent d'avant en arrière au rythme de mes pas et laissent entendre un doux bruit cristallin.

— Tu as une petite mine, constate-t-il.

Son sens aiguisé de l'observation m'épatera toujours. Rien ne lui échappe. Jamais.

— La nuit a été difficile. Et toi ? Tu as fait de beaux rêves ?

— J'ai eu un sommeil agité. Ce qui t'est arrivé m'a tracassé, me répond-il alors que je me sers un bol de muesli dans du lait et une tasse fumante de café.

Je prends place face à lui, sincèrement navrée. Au fond de moi, j'espérais qu'il ne se retrouve pas lui aussi impacté par la situation pénible et délirante que j'ai vécue hier. Secouée physiquement et mentalement, je refuse qu'il en souffre également. Je ne veux qu'une chose : son bonheur.

Lui, plus que quiconque, y a droit.

— Je suis désolée, Tobias. Tu n'étais pas censé y assister. m'excusé-je, penaude.

— Tu n'as pas à t'en vouloir. Au contraire, je suis content d'avoir pu intervenir.

Et s'il s'était retrouvé blessé par ma faute ? Ou pire ? Sauvagement tué ? Rien que d'y penser, j'en ai des sueurs froides. Je lutte, m'empêche d'imaginer des scénarios dramatiques qui ne se sont pas produits fort heureusement. Ma respiration reste sous contrôle.

— Je file à la douche et on passera à la boîte pour vérifier les comptes. Prends ton temps. Aucune pression surtout. reprend-il d'une voix apaisante.

Avec souplesse, il se redresse. Après avoir débarrassé et rangé son assiette dans le lave-vaisselle, il trottine jusqu'à la pièce d'eau et enclenche le verrou.

Une bonne vingtaine de minutes plus tard, nous voilà fin prêts. Vêtus de nos gros manteaux, nous sortons dans le froid sec. Aussitôt, de ses bras puissants, le vent vivifiant s'enroule autour de nous. Sans nous demander notre avis, il place une main robuste dans notre dos et nous force à avancer jusqu'à la voiture de Tobias. Entraînés par ses nombreuses rafales, nous n'avons pas d'autres choix que de nous plier à sa volonté féroce. Fébriles, nous ouvrons les portières à la volée et refermons derrière nous. Nous voilà en sécurité ! Mais pour combien de temps ?

Sur la route, les bourrasques tentent à plusieurs reprises de nous déporter sur le bas-côté. Tobias se cramponne au volant pour éviter un accident. Se contracter de cette façon n'est pas la solution. Nous le savons tous les deux. Pourtant, il ne desserre pas son emprise. De toute manière, l'Homme est bien peu de choses quand il s'agit de rivaliser avec les éléments...

Lorsqu'il se gare à proximité de mon Audi sur le parking couvert, nous nous autorisons à souffler.

La pression retombe comme le couperet d'une guillotine. À la différence que notre tête reste bien accrochée à notre tronc. Nous éclatons d'un rire franc et complice.

Quel soulagement ! Nous voilà arrivés en un seul morceau !

D'une démarche sautillante, nous atteignons la destination que nous nous sommes fixés. Puis, une fois l'alarme désactivée, nous pénétrons dans les locaux où le silence règne en maître. Une à une, les lumières s'allument à notre passage. Tobias ne perd pas de temps et s'installe à son bureau en partie rangé. Des piles de dossiers s'entassent à sa droite semblables à une montagne imposante, qui surplomberait des vallées tortueuses et verdoyantes dont les herbes hautes se retrouveraient balayées par le blizzard. À côté, des surligneurs et des stylos sont éparpillés sur un bloc-notes. Le ronronnement familier de son ordinateur m'arrache à mon examen méticuleux.

À pas de loup, je contourne le meuble en résine et me campe à la fenêtre. Dès l'instant où je me risque à regarder en bas, les événements effroyables de la veille me reviennent en pleine face. Ils défilent une nouvelle fois sous mes yeux horrifiés. Pourtant, le sang sur la chaussée a disparu. Pas mon traumatisme. Il restera ancré en moi pour toujours. Je revois Andreas se jeter sur moi tel un animal enragé ; le couteau qu'il brandit, menaçant. Je l'entends hurler à m'en percer les tympans. Je me focalise sur le temps abominable. L'horizon ne laisse entrevoir aucune amélioration. Tobias me rappelle à l'ordre et m'encourage à prendre une chaise et à venir le rejoindre derrière l'écran.

La gorge nouée, je ne me fais pas prier. Après m'être installée près de mon aîné, je me concentre sur les chiffres qui s'affichent. Tobias ouvre petit à petit les documents relatifs aux dépenses pour le loyer, l'électricité, l'eau, les frais postaux et de communication... Viennent ensuite les revenus reçus suite aux prestations effectuées par l'agence pour aider nos clients à optimiser leur stratégie. Tout y passe. Le bénéfice, plus élevé que l'année passée, correspond aux calculs que nous avions faits au préalable. Aucune erreur ne s'est glissée. Nous sommes en règle. Tout est correct.

Les heures ont passé sans que nous en prenions conscience. La cloche de l'église qui tinte nous permet de renouer avec la réalité. Onze coups sonnent. Pas un de plus. Pas un de moins. Onze. Il est temps de manger. Nul besoin de tergiverser. D'un commun accord, nous décidons d'aller dans notre restaurant français préféré.

Quelques instants plus tard, nous sommes attablés et attendons patiemment ce que nous avons commandé. Très vite, l'entrecôte accompagnée d'une sauce béarnaise et de pommes de terres rôties parfumées au thym arrive. Tobias salive lorsque son plat se matérialise devant lui. Celui que j'ai choisi le suit de près. L'assiette de saumon fumé avec des pommes de terres recouvertes par une sauce aux fines herbes provoque un grondement féroce dans le creux de mon ventre. La faim me tiraillant l'estomac, je me jette sur mon plat sous l'œil amusé de mon aîné.

— Dis-moi, Heidi, je viens de penser à un truc qui pourrait te plaire.

De surprise, j'arque un sourcil. Tobias a éveillé ma curiosité. Encourageante, j'esquisse un sourire.

— Magnus organise une soirée demain, poursuit-il sur sa lancée. Je sais que tu n'as rien de prévu encore. Tu veux venir ?

— Je vais y réfléchir, lui assuré-je.

— Brita est invitée aussi si jamais tu souhaites te joindre à nous.

Connaissant le goût immodéré de ma meilleure amie pour les soirées, elle m'y traînera, s'il le faut, par la peau des fesses. Toutefois, je me garde d'en faire part à Tobias. Je lui en parlerai lorsqu'elle rentrera ce soir de l'institut de beauté qu'elle tient.

— C'est vrai que ça pourrait être sympa de fêter la nouvelle année tous ensemble. Je reviens vers toi dès que j'ai un retour de Brita. Ça te va ?

— Parfait, deal.

Notre conversation terminée, nous appelons le serveur et réglons l'addition salée de notre repas. C'était délicieux. Comme toujours. Nous nous redressons ensuite, enfilons nos vêtements chauds et sortons. Remplacé par de lourds nuages gorgés d'eau, le vent ne souffle plus à en décorner les bœufs. Menaçant, le ciel semble prêt à nous tomber sur la tête à tout moment. Peu rassurés, nous accélérons la cadence, courons à travers les rues piétonnes du cœur historique déserté en raison des intempéries à venir et filons à toutes jambes nous mettre à l'abri sous le parking couvert qui protège nos voitures respectives. Sitôt que nous atteignons notre destination, des trombes d'eau se déversent sur le sol. C'était moins une !

D'un commun accord, nous montons et nous installons dans nos véhicules et patientons le temps qu'une accalmie vienne pointer le bout de son nez. Lorsqu'elle se présente, nous démarrons. La pluie qui s'est abattue furieusement pendant de longues minutes a formé de multiples rigoles qui zigzaguent entre les pavés légèrement espacés.

Roulant au pas, je prends garde à ne pas me retrouver victime d'aquaplaning. Tobias y va comme sur des œufs également. Il enclenche son clignotant et tourne à gauche alors que je poursuis tout droit. Nos chemins se séparent donc ici. De mon côté, je remonte l'avenue Karl Johan*, bifurque à droite puis à gauche et encore à droite avant de me garer sur ma place attitrée près du parc du palais royal. Satisfaite de mon créneau, je coupe le contact, prends mes affaires et m'extirpe avec vivacité de mon Audi. Je la verrouille et, de crainte d'être abordée par un homme aux mauvaises intentions, je sprinte jusqu'à mon appartement situé au troisième étage de cet immeuble récent.

La scène de ma lutte avec Andreas tourne en boucle dans ma tête. Je n'ai pour ainsi dire aucune seconde de répit. Si cela venait à se reproduire, pourrais-je m'en sortir ? Pourquoi la police n'a-t-elle pas pensé à me fournir un garde du corps attitré ? Faut-il que je m'équipe d'une arme pour me défendre ? Ou dois-je au contraire rester passive et spectatrice de ce qui m'arrive ?

Pour éviter que cet afflux de pensées gagne du terrain dans mon esprit, je cherche mes clés d'une main tremblante. Il s'agit de la seule solution pour les faire taire. Me concentrer sur mes actions. Me concentrer sur autre chose tout simplement. Victorieuse, je les brandis hors de mon sac et me presse de déverrouiller la serrure. Une fois à l'intérieur, je referme derrière moi. Je balaie l'espace qui s'offre à moi d'un regard circulaire, investigateur.

Le canapé taupe s'accorde à merveille avec les murs du même ton. À certains endroits, le lino gris est recouvert ça-et-là par des tapis crèmes moelleux. La table basse en résine se retrouve presque entièrement dissimulée par les orchidées et les bougies qui y ont élu domicile. Le meuble télé en bois clair avec écran plat et la bibliothèque remplie de livres en tous genres se devinent en face.

Ce que c'est bon d'être chez soi !

Ni une ni deux, je retire mes chaussures. J'accroche à un cintre mes habits d'extérieur et les range dans le placard. D'un geste précis, je lance ensuite mes clés dans la corbeille en étain qui repose sur le meuble de l'entrée et pénètre dans le séjour, soulagée d'être à l'abri. L'ambiance cocooning qui se dégage a aussitôt raison de moi. J'allume les luminaires élégants argentés et m'avance vers le poêle à bois. Je m'agenouille alors et dispose des bûches à l'intérieur. L'installation faite, je finis par me redresser. Le foyer fermé commence déjà timidement à brûler le combustible.

Ne me reposant pas sur mes lauriers, je continue de m'activer et file dans la salle de bain pour me mettre en pyjama et me démaquiller. Plus je m'occupe, moins je me morfonds. Pratique ! Génial ! Malin ! Sensationnel !

Une douce chaleur m'enveloppe toute entière lorsque je reviens dans le salon. Pour faire passer le temps, je porte mon choix sur le manuscrit La Lionne Blanche d'Henning Mankell* et m'affale sur le plaid crème du divan.

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Comme à son habitude, Brita laisse claquer la porte d'entrée pour signaler son arrivée.

Dans un sursaut, je reviens sur Terre. J'étais tellement plongée dans ma lecture que je m'aperçois tout juste que la nuit est tombée. Lorsque je me hisse sur la pointe des pieds et jette un œil par la fenêtre, les lumières puissantes des lampadaires éclairent la rue passante. Fort heureusement, les températures anormalement hautes pour la saison – 4° Celsius – ont empêché la pluie de se transformer en verglas au contact du revêtement.

Un sourire jusqu'aux oreilles, je fais volte-face. Je me réjouis de revoir ma meilleure amie après sa journée de travail bien remplie. Sans que je n'ai le temps de m'y préparer, elle surgit dans le salon tel un diable à ressort.

— Ahhhhh ! hurlé-je de terreur, ne m'attendant pas à ce qu'elle arrive aussi vite.

— Ma Heidi ! Tu m'as manqué ! claironne-t-elle avant de se jeter dans mes bras.

Elle est si vive que je peine à distinguer ses yeux vairons et son air mutin. Tandis que ses rondeurs parfaitement assumées m'apportent le réconfort dont j'ai besoin, mes mains frictionnent son dos. Ses cheveux mi-longs teints en rose viennent balayer mon visage et chatouiller mon cou.

— Ça fait tellement plaisir de te revoir. Ton week-end avec tes parents s'est bien passé ?

— Mieux que je ne l'aurais imaginé, oui. Et toi ? Alors ? Tu as pu voir Olav ?

Secouée de rire, elle met un terme à notre étreinte. Sa poitrine opulente bouge au rythme de ses épaules robustes. Des larmes perlent au coin de ses yeux. Son maquillage coulerait s'il n'était pas certifié waterproof. Ses habits excentriques suivent ses mouvements involontaires, irréguliers et presque dignes d'un robot.

— Je ne suis plus avec lui depuis jeudi dernier, se reprend-elle, non sans mal. J'ai rencontré Hauk le lendemain mais nous n'étions pas faits pour être ensemble alors je l'ai largué samedi.

Stupéfaite, je ne sais que répondre. Brita et ses conquêtes d'un soir m'épateront toujours. J'aurais pu me vexer face à sa réaction explosive mais je ne lui en veux pas le moins du monde. Ce n'est pas la première fois que j'ai un train de retard. Et sûrement pas la dernière !

— Bon, je file me changer. Tu peux commander thaï ce soir ? J'ai la flemme de cuisiner et surtout de faire la vaisselle !

Dès qu'elle disparaît, je m'exécute. Mon choix se porte sur un poulet Thaï au curry jaune qui sera livré d'ici vingt bonnes minutes. Il doit s'agir d'un désistement. Le temps de préparation est plus long habituellement. Tant mieux. J'en salive déjà.

Lorsque la sonnette retentit, je cours réceptionner le sac en papier kraft en bas de l'immeuble. Les voisins sont au chaud chez eux, je n'en croise pas un. Et heureusement !

Bien que dissimulé sous un long gilet rabattu contre ma poitrine, l'on remarque immédiatement le pantalon de mon pyjama polaire. La honte !

La commande récupérée, je remonte les marches quatre à quatre et pose précautionneusement notre repas sur le plan de travail à proximité du frigidaire.

Attablées dans la cuisine équipée, Brita et moi-même échangeons entre deux bouchées. La soirée organisée demain vient inéluctablement sur le tapis. Tout comme la pluie diluvienne tombée dans l'après-midi qui a beaucoup fait parler les clients de l'institut de Brita. Lorsque nous nous séparons, nous décidons, après avoir pesé le pour et le contre, que nous nous rendrons chez l'ami de Tobias pour fêter le Nouvel An.

Bien qu'exténuée, je me traîne jusqu'à la salle de bain. Dans le couloir qui y mène, je m'arrête sur les photographies qui représentent la mer, les fjords et des paysages typiques de notre beau pays un court instant. Puis, je continue ma route et tourne à droite après avoir passé la chambre de ma meilleure amie. Sans énergie, aucune, je me brosse les dents. Les murs carrelés crème s'accordent à merveille avec le carrelage gris. Devant le meuble sur lequel repose des vasques en marbre, je scrute mon reflet dans le miroir oval mural. Je m'effraie. Mes traits sont aussi tirés que la ficelle du saucisson. Finalement, les lumières chez Tobias renvoyaient une image fidèle à la réalité. Dépitée, je continue mon examen de cette pièce familière. La baignoire blanche et le renfoncement avec des bougies me rappellent les moments de détente passés avec mon ex. Rien que d'y penser, je me sens terriblement mal. Comment ai-je pu me montrer si naïve ? Si pathétique ?

Ma routine effectuée, je progresse jusqu'à ma chambre, le moral au plus bas. Je vais y trouver, je l'espère, un sommeil réparateur. Après avoir refermé la porte derrière moi, je me glisse dans mon lit Kingsize et rabats la lourde couette sur moi. La douche italienne m'appellera demain matin.


*Karl Johan : roi Karl III Johan en norvégien (en Suède, il est connu sous le nom Karl XIV Johan). Il s'agissait d'un militaire français né à Pau et couronné en même temps roi de Suède et de Norvège après avoir été choisi par le Parlement suédois comme héritier et régent du roi Karl XIII. Il a régné de l'année 1818 jusqu'à sa mort, en 1844.

*Henning Mankell : célèbre romancier suédois particulièrement connu pour la série policière ayant pour héros l'inspecteur Kurt Wallander du commissariat d'Ystad, une ville de Scanie dans le sud de la Suède (proche de Malmö). 


Mots de l'auteure :

Bonjour tout le monde ! 

Je suis heureuse de vous retrouver aujourd'hui pour un nouveau chapitre plus calme qui permet de suivre Heidi dans son quotidien ! 

Que pensez-vous des personnages jusqu'ici ? Quels sont vos préférés ? Quels sont ceux que vous détestez ? Et ceux pour lesquels vous êtes mitigés ? Je suis curieuse d'avoir vos avis ! 

À la semaine prochaine ♥️


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