❁ Chapitre 2 : Émotions en pagaille (1ère partie) ❁
Lundi 29 décembre, après-midi
Point de vue d'Heidi :
Au volant de mon Audi, je reviens du rude week-end passé chez Papa et Maman. Bordée de pins, la route est, pour ainsi dire, aussi sombre que mes pensées.
Le message laissé par Andreas sur mon portable tourne en boucle dans ma tête. Malgré toute ma bonne volonté, je ne parviens pas à m'en défaire. Prise d'un élan d'impulsivité, je me range sur le bas-côté et enclenche mes feux de détresse. Le véhicule arrêté, je vérifie que personne ne circule sur la gigantesque ligne droite. Rien à l'horizon. Mes doigts se resserrent autour du volant comme si ma vie en dépendait. Mes muscles se contractent. Ma main droite part valser contre le Klaxon qui émet son bruit caractéristique. Je laisse éclater ma rage et ma détresse au grand jour et hurle à pleins poumons. Ce flot impétueux d'émotions jaillit hors de ma cage thoracique. Mon cœur se libère de ses contrariétés, de ses tracas, de ses souffrances. Secouée désormais par les sanglots, je me fais violence. Je dois rester forte face à l'adversité et les coups durs. Mon poing devant mes lèvres tremblantes, j'essaie de prendre sur moi. Après quelques minutes de bons et loyaux efforts, je reprends une certaine contenance. Je réarrange mes cheveux qui tombent en cascade sur mon dos et sèche mes larmes d'un geste précis et vif. Mon énergie semble avoir quitté mon corps sans demander son reste. Je me sens si vide.
Le regard perdu dans le vague, je spécule sur les conditions météorologiques qui se dégradent à vue d'œil. Emportant avec eux mes peines, mes regrets et mes douloureux souvenirs, des flocons de neige commencent à virevolter autour de ma voiture. Mieux vaut que je ne traîne pas si je veux arriver en un seul morceau. Le clignotant enclenché, je redémarre avec prudence.
Le reste du trajet se déroule sans anicroches. Je pénètre lentement dans le centre-ville d'Oslo. Le vent menace de me projeter contre les trottoirs hauts à chaque mètre que je parcours. La tempête furieuse a fait le vide dans les rues habituellement fréquentées. Même les chats ne se risquent pas à sortir. Une poignée de secondes plus tard, je me gare sur le parking privé souterrain de l'agence de communication que je dirige avec mon grand frère, Tobias.
Je m'extirpe de mon véhicule, resserre les pans de ma veste longue camel et m'empare des anses de mon sac. Dans la logique des choses, je verrouille ensuite min kjære* (ma chérie en norvégien) et prends l'ascenseur. Les portes s'ouvrent sur les locaux flambants neufs que nous avons acquis il y a maintenant deux semaines. L'augmentation constante de nos effectifs a provoqué ce brusque changement matériel. La société se développe, cette évolution était inévitable et fondamentale.
J'observe une dernière fois mon reflet dans le miroir. Rien ne laisse à penser que j'ai craqué sur le chemin. Je remonte mes cheveux en un chignon travaillé, m'assure qu'aucune feuille de salade ne s'est coincée entre mes dents durant le repas et me redresse, confiante. D'une démarche résolue, je m'élance. Mes talons hauts claquent contre le carrelage crème.
Lorsque j'entre dans la salle de réunion lumineuse, l'équipe s'installe déjà. Avec respect, je prends le temps de saluer nos salariés un à un puis je m'assois à la place vacante à côté de mon aîné.
La présentation des objectifs de l'année à venir débute. Tobias annonce que 2023 sera l'année de tous les possibles. Les chiffres excellents gagnés en 2022 nous permettent de prendre de l'avance sur nos concurrents en proposant un nouveau service à nos clients qui n'est pas encore développé chez les autres acteurs : l'ouverture d'un studio pour réaliser des vidéos et du motion design*. Un tonnerre d'applaudissements accueille cette annonce de taille faisant presque taire les grêlons qui viennent se fracasser contre les fenêtres. Certains employés fraîchement débarqués et spécialisés en profitent pour expliquer en quoi consiste concrètement leur poste.
D'une oreille attentive, l'assemblée les écoute sans piper mot, leur pose des questions, s'intéresse aux missions qui vont leur incomber, leur propose leur aide s'ils se retrouvent surchargés.
Après une bonne heure d'échanges fort intéressants, l'entrevue touche à sa fin. Tobias planifie la prochaine rencontre et remercie le personnel pour son professionnalisme en toutes circonstances.
J'ai toujours admiré la facilité déconcertante de Tobias pour animer des débats, des réunions mais aussi des discussions. L'ordre du jour lui convenait parfaitement aujourd'hui. Le prochain sera pour moi. Honorés par cette reconnaissance, ils le saluent avec respect et retournent à leurs multiples tâches. Après avoir rangé soigneusement mes affaires, je me tourne vers la porte et leur emboîte le pas. Stupéfaite, je fronce les sourcils. Pourquoi diable mes jambes ne me portent plus ? Je mets quelques instants avant de me rendre compte que j'ai été stoppée dans mon élan. M'agrippant le bras, Tobias m'empêche d'avancer davantage. Son regard bleu perçant semble sonder mon âme.
Il m'entraîne dans son bureau sans me demander mon avis et referme derrière nous.
— Je t'ai sentie ailleurs aujourd'hui. Quelque chose ne va pas ?
Avec difficulté, j'avale ma salive. Feignant n'avoir rien entendu, je reporte mon attention sur mes bottes en cuir qui deviennent soudain intéressantes.
— Heidi... Tu sais que tu peux tout me dire ?
Ma vision se voile. Mon nez s'humidifie. Comme une lame de rasoir, mes sanglots restent coincés dans ma gorge. C'est si douloureux. Je peine à retenir mes larmes.
— C'est Andreas, lâché-je finalement dans un murmure.
— Quoi Andreas ? Qu'est-ce qu'il a fait ? s'étonne-t-il.
J'hésite à poursuivre. Malgré la confiance aveugle que je voue en mon frère, je crains sa réaction. Depuis le décès de Jonas, il se montre encore plus protecteur, sensible et impulsif.
Perdre notre petit prince a été un choc d'une violence inouïe pour chacun d'entre nous. Il résonne toujours en nous comme le son glaçant d'une cloche et ne s'estompera probablement jamais. Des parents ne devraient pas avoir à enterrer leur enfant. La fratrie non plus. La vie peut se montrer si cruelle... Bien que la situation ne soit comparable en aucun cas, j'angoisse à l'idée de le voir sortir de ses gonds.
Et s'il débarquait chez Andreas et lui refaisait le portrait suite à mes révélations ?
Même si Andreas est une ordure, je ne lui souhaite aucun mal. Nos chemins se sont séparés. Je dois l'oublier.
— Alors ? s'impatiente-t-il.
Je relève mes iris vers lui et jauge la communication non verbale de son corps. À première vue, il semble calme. Ses mains ne tremblent pas, son menton volontaire non plus.
— Il m'a trompée. Je l'ai quitté.
Ses lèvres bien dessinées s'entrouvrent. Son nez en trompette se fronce. Sa silhouette légèrement musclée et harmonieuse se penche vers moi. Malgré cela, il me surplombe toujours de son mètre quatre-vingt neuf. Ses yeux gris-bleu profonds et intimidants rencontrent les miens. Ses cheveux fins blonds retombent sur son front. Je retiens ma respiration.
Délicatement, il m'attire à lui et me berce. La tête contre son torse, je hoquette dans ses bras.
— Je suis tellement désolé pour toi, sœurette... Il ne te méritait pas. Je le hais.
Pensif, il frictionne mes épaules et mon dos voûtés par le chagrin.
— Papa et Maman sont au courant ?
— Oui. Je suis allée à la maison ce week-end. Je te laisse deviner qui m'a apporté son soutien ?
— Uniquement Maman j'imagine ?
— Bingo...
— Papa n'oserait pas faillir à sa réputation d'homme d'affaires froid, enfermé dans sa tour d'ivoire...
— Tu le connais aussi bien que moi.
Il n'y a plus rien à ajouter. À contre cœur, je mets fin à notre étreinte réconfortante. Je ne dois pas trop m'éterniser ici. J'ai déjà fait tellement d'heures. Je vais rentrer.
Alors que je récupère mes affaires, Tobias reprend la parole.
— Brita sera à l'appartement quand tu rentreras ?
— Non. Je vais être seule. Elle dort chez un ami.
— Que dirais-tu si à la place, je t'emmenais faire un tour dehors avant que tu passes la soirée chez moi ?
Soulagée qu'il me fasse cette proposition, j'accepte immédiatement. Être seule me terrifie pour le moment. Sa compagnie est donc la bienvenue. Il sait comment m'empêcher d'être rattrapée par de douloureuses pensées qui appartiennent au passé.
Sur ses talons, je le suis à l'extérieur de l'imposant bâtiment. Bien que la tempête de neige ait été remplacée par un magnifique ciel bleu azuré, les températures glaciaires qui s'engouffrent sous mes vêtements chauds me clouent sur place. Ou peut-être est-ce Andreas qui avance, menaçant, vers nous ?
La vingtaine de mètres que nous avons faite nous empêche de faire demi-tour. Je me sens prise dans un odieux piège. J'ai l'impression que ses tentacules invisibles s'entortillent autour de mon corps, fracassant de sa force spectaculaire mes os saillants. Ses yeux révulsés n'annoncent rien de bon. D'ici quelques instants, entièrement métamorphosé en un animal effrayant, son souffle fétide franchira la barrière de ses lèvres fines et se répandra à la vitesse de l'éclair jusqu'à mon espace personnel. Ses babines se retrousseront dans un rictus sinistre et dévoileront des dents blanches semblables à des crocs acérés. D'un geste autoritaire, je tire Tobias par la manche et lui ordonne de se placer derrière moi. Interdit, il m'obéit.
— Tu n'es qu'une sale petite garce, Heidi ! rugit Andreas. Non ! Une salope !
Tétanisée, je n'ose pas le faire davantage sortir de ses gonds. J'attends que l'orage passe mais sa réaction n'est pas celle escomptée. Il explose lorsque Tobias prononce distinctement le numéro et le nom de la rue dans laquelle nous nous trouvons sans crier gare. De surprise, je sursaute moi aussi.
— Tu crois que je ne sais pas où on est, connard ? hurle-t-il, furibond. Boucle-la maintenant ! C'est à ta traînée de sœur que je parle !
Tremblant de tous ses membres, il reprend.
— Tu sais quoi, Heidi ? Laisse-moi te raconter une histoire. Il était une fois, une femme naïve... Appelons-la Heidi. Heidi pensait être aimée par son petit copain, Andreas, mais il était avec elle uniquement pour un pari et pour son fric. C'était un homme beau, séduisant, qui faisait tourner la tête de toutes les filles. Un jour il la trompa sans une once de regrets. Il savait qu'après la perte de son petit frère, c'était une de ses plus grandes craintes mais il se moquait tout entier de ce qu'elle pouvait bien ressentir.
La fin de son monologue provoque une traînée désagréable de nombreux frissons le long de mon échine. Son instabilité croissante me pousse à ne pas réagir. Je sais que c'est ce qu'il attend. Il est hors de question que je lui fasse ce plaisir.
— T'en dis quoi ? Tu aimes ? hurle-t-il, en sortant discrètement quelque chose de la poche arrière de son jean.
Habité par la folie, il s'approche dangereusement de moi. C'est là que je l'aperçois. D'effroi, je me fige. Un rayon de soleil se réverbère dans la lame tranchante d'un couteau. Son sourire carnassier m'empêche de réagir comme je le devrais. Je reste plantée comme un piquet dans le sol gelé de l'hiver. Contre ma volonté, Tobias s'interpose entre nous. Andreas n'a pas le temps de m'effleurer avec son arme. Il tente de passer outre malgré tout, déterminé à me blesser physiquement. Alors que mon cœur est prêt à sortir de sa cage thoracique, des sirènes retentissent soudain. La lumière bleue des gyrophares m'éblouit.
Sous le choc, je perds l'équilibre et tombe à la renverse sur les pavés. Sachant que le temps lui est compté, Andreas parvient à éviter Tobias in extremis. Il se jette sur moi tel un lion fondant sur sa proie. De la bave s'échappe de la commissure de ses lèvres. Il n'est plus lui-même. Il est terrifiant. Je pare le rapide coup qu'il tente de m'asséner. Le seul et l'unique. Les forces de l'ordre prennent la relève et me libèrent du poids qui m'écrasait en le maîtrisant rapidement. Tout est terminé. Ma respiration saccadée, irrégulière, me rend fébrile. Une mare de sang se répand sur la couche neigeuse. La tête me tourne. Je ferme mes paupières pour ne plus assister à ce cauchemar.
*motion design : Le motion design est une conception graphique animée. C'est une forme d'art visuel consistant à créer des œuvres animées. Il implique d'utiliser le mouvement comme principal outil graphique et artistique.
Mots de l'auteure : Bien le bonjour à toi, lecteur.ice égaré.e (ou pas du tout égaré.e) ! Je n'ai pas pu tenir jusqu'à vendredi, j'avais trop hâte de vous partager cette première partie du chapitre 2 !
Les choses se corsent pour Heidi... La voilà qui recroise le chemin de son ex qui ne semble pas des plus tendres...
Qu'en avez-vous pensé ?
Vos commentaires m'aident beaucoup à prendre confiance, merci à celles et ceux qui sont encore intéressés par mon nouveau thriller/policier et qui poursuivent leur lecture ! Je vous dis à ce week-end ou à la semaine prochaine pour la suite ♥️
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