❁ Chapitre 13 : Mon petit doigt me dit ❁

Mercredi 27 janvier, matin

Point de vue de Viktor :

Deux jours ont passé depuis le terrible drame. L'inspecteur Fredriksen est convaincu qu'Heidi a pu nous mener en bateau. Il attend d'ailleurs avec impatience les résultats de l'autopsie permettant à coup sûr d'établir le profil du tueur : sa corpulence, sa taille, son mobile et l'arme utilisée.

Malgré son flair souvent infaillible, je doute de la théorie qu'il avance cette fois-ci. Pourquoi diable Madame Endresen serait-elle passée à l'acte alors que les relations qu'elle entretenait avec la RRH étaient au beau fixe ?

Il doit y avoir une autre explication. Heidi n'est pas de nature violente. Au contraire ! Elle semble à l'écoute, douce, sensible et faire preuve d'empathie. Mais mon affection pour elle biaise peut-être les choses. Je l'ignore.

Persuadé qu'il a raison, l'inspecteur bat le fer tant qu'il est encore chaud et m'a sommé de venir à différents interrogatoires qu'il compte mener chez l'entourage de la victime.

Pour le moment, il est très difficile de se prononcer. Les preuves sont minces voire inexistantes.

Pourvu que nous obtenions des réponses là-bas...

Le trajet se déroule dans un silence de mort. Mon supérieur hiérarchique, regard rivé sur la route, ne daigne pas prononcer un mot. Il faut dire qu'il n'a pas apprécié que je le contredise en partant. Sa motivation pour me prouver qu'Heidi est coupable m'horripile et m'inquiète. Il n'a jamais pris à la légère les meurtres jusqu'ici. Le voir brûler les étapes et partir sur une seule piste ne me rassure pas. D'habitude, il prend le temps de noter sur son carnet différentes pistes. Pas là.

Comme s'il rêvait secrètement que la tête d'Heidi soit coupée sur la place publique... Je ne saisis vraiment pas ce raisonnement soudain erroné. Voudrait-il protéger quelqu'un ? Voudrait-il abattre Madame Endresen pour me rabâcher sans cesse par la suite que je me suis fait berner et que je ne mérite pas ma place dans le commissariat ?

Tant de questions se bousculent et s'entrechoquent dans mon esprit embrumé.

Le brusque coup de frein qu'il donne m'empêche de tergiverser plus longtemps. J'empêche mon crâne d'embrasser le pare-brise en m'agrippant au tableau de bord devant moi.

— C'est ici, annonce-t-il d'une voix plate en se garant.

Puis, sans aucune autre cérémonie, il coupe le contact et s'extirpe du véhicule de fonction. Agacé, il jette ensuite un œil au cadrant de sa montre, souffle bruyamment quand je sors à mon tour et se presse de remonter le chemin en sable bordé d'arbustes impeccablement entretenus. Pour éviter de lui donner une raison supplémentaire pour une remontrance des plus désagréables, je trottine derrière lui et rattrape, sans mal, l'avance qu'il avait prise.

D'humeur exécrable, il m'adresse un vif mouvement pour que je me tienne à côté de lui et appuie sur le bouton de la sonnette. Pour patienter, son pied tape contre la pierre inégale du perron.

La porte s'ouvre sur un monsieur voûté, sans doute par le chagrin, d'une soixantaine d'années. En avisant notre uniforme, ses épaules s'affaissent. Il se décale avec lenteur et nous invite à entrer. Un instant plus tard, il referme derrière nous après avoir lancé plusieurs coups d'œil, aux aguets.

Des cernes, tirants sur le noir, ont pris place sous ses yeux éteints. Le pull qu'il porte est sale. Il y a une tâche au niveau de sa poitrine. De café ou de chocolat j'imagine mais il n'en a cure. Sa fille ne reviendra jamais. Il n'entendra plus ni son rire ni ses confidences. Une partie de lui s'est envolée et personne ne sera là pour la lui rendre. Tout parent prie chaque jour pour partir avant son enfant. Il faut croire que son vœu n'a pas été exaucé.

D'une démarche chancelante, il nous mène au salon plongé dans l'obscurité.

Sa femme est assise sur un fauteuil en tissu ancien. Ses cheveux gris hirsutes ne sont pas coiffés. Il règne une ambiance funeste et pesante dans cette pièce. Ses traits sont tirés, son visage fermé et osseux. Elle ne semble pas nous avoir remarqués.

D'un geste tremblant, elle saisit un briquet puis se penche vers la petite table en bois sur laquelle a été improvisé un autel. Une photo d'Emylia Pedersen, souriante, m'observe. Une bougie devant le cliché ne demande plus qu'à être allumée. À en juger le niveau de cire, elle a déjà été utilisée.

Comme si elle avait pénétré mes pensées, Madame Pedersen penche le briquet vers la mèche. La flamme, d'un orange vif, jaillit tandis qu'elle relève le nez, complètement désemparée et abattue.

Son regard est aussi vide que celui de son mari. Des traces laissant présager que des perles salées ont dévalé ses joues depuis la terrible nouvelle me frappent alors. Avec lassitude, elle pose l'objet près de la télécommande puis attend, les mains croisées sur ses genoux. Mon cœur se serre.

Comme toujours, l'inspecteur m'intime de rester en retrait pour passer les environs au peigne fin.

N'osant pas remettre en cause son autorité, je m'exécute. L'interrogatoire va commencer. Il sort le carnet dont il ne se sépare jamais de la poche de son vieux pardessus râpé et relit les questions y étant proprement écrites.

— Avant toute chose, je vous remercie, Monsieur et Madame Pedersen, de nous recevoir dans de pareilles circonstances. Je me présente, je suis l'inspecteur Fredriksen et voici mon collègue Viktor Olsen. déclare-t-il en me désignant d'un signe vague avant de passer une main dans ses cheveux roux gominés. Toutes nos condoléances pour cette tragédie.

Les yeux remplis de larmes et les lèvres décolorées, ils murmurent des paroles pour exprimer leur reconnaissance.

— Fort d'une dizaine d'années d'expérience, je vais conduire l'interrogatoire et vous guiderai tout du long avec des questions que j'ai l'habitude de poser. Bien sûr, ce que vous nous confierez sera et restera confidentiel. Cela va de soi. Toutefois, dans un souci de transparence, je vous alerte sur le fait que notre échange sera enregistré. Est-ce clair pour vous ?

Poliment, ils opinent du chef.

— C'est à vous. Pourriez-vous nous dire si, à votre connaissance, votre fille était ou a été en conflit avec une ou plusieurs personnes ? Quelqu'un aurait-il gagné quelque chose en l'éliminant ?

— Non, elle s'entendait avec tout le monde... Il y a bien eu cet échange houleux avec Madame Endresen il y a quelques mois... Autrement je ne vois vraiment pas. Ma pauvre petite Emylia a été terrifiée par la violence de sa cheffe et nous a aussitôt appelés. Elle était en pleurs. Oh, mon ange... Si j'avais compris plus tôt...

Faisant impasse sur la discrétion, mon supérieur pivote dans ma direction et m'adresse un air ravi, si radieux que j'en suis profondément gêné. Bien que ses lèvres ne bougent pas d'un pouce, elles paraissent crier « Je vous l'avais dit, mon pauvre Viktor. J'ai toujours eu du flair. Vous allez pouvoir retourner à la circulation au lieu de vouloir suivre mes traces. Vous n'avez pas le moindre talent. ».

Ma mine se renfrogne. Mes muscles se contractent. Tout cela me paraît bien trop facile. En quoi la dispute entre Emylia Pedersen et Heidi Endresen rimerait forcément avec crime passionnel ?

Parce que oui, pour moi, il ne s'agit pas simplement d'un crêpage de chignons ayant mal tourné.

Quelque chose de plus tordu s'est produit et je refuse de croire qu'Heidi est responsable de cette atroce et monstrueuse mascarade. Je suis convaincu qu'elle est aussi une victime de ce malade et je le prouverai.

Le reste de l'interrogatoire me passe littéralement au-dessus de la tête. Je suis tellement motivé à prouver à l'inspecteur Fredriksen qu'il a tort que je me trémousse sur place.

J'imagine son visage se décomposer tandis que je me rengorge, fier comme un coq. J'ai hâte que les résultats de l'autopsie nous soient envoyés et qu'ils penchent vers un profil à l'opposé de celui de la jolie blonde. Rien qu'à l'idée de le voir se liquéfier au fur et à mesure qu'il lit, qu'il parcourt les théories couchées sur papier, mon expression franche se dessine et illumine mes traits.

— Je dois l'admettre, chuchote-t-il en arrivant à ma hauteur, Heidi Endresen est une comédienne née. Elle s'est rendue compte que vous étiez sous le charme et s'est amusée à jouer sur la corde sensible tout du long de votre entrevue. C'est très intelligent de sa part. Machiavélique même. Il y a un détail qu'elle n'avait cependant pas pris en compte. Ma capacité à déjouer les plans de tous les fous pour les mettre derrière les barreaux. Elle vous a menti, Olsen. Elle vous a berné sans une once de difficulté. Ouvertement. Et vous êtes tombé dans le panneau.

Ma mâchoire se crispe à l'entente de son rire gras. Comment peut-il être si sûr de ce qu'il avance? Les preuves sont encore relativement minces, il m'a toujours ordonné de ne pas aller plus vite que la musique alors pourquoi ce revirement soudain ?

— Échec... et mat ! s'exclame-t-il une fois dans l'habitacle en frappant dans ses mains.

Il n'a pas conscience qu'avec ces quelques mots, il a tiré la goupille d'une grenade qui menace de lui exploser en pleine figure.

Il m'a encouragé à me surpasser juste pour le plaisir de l'admirer tomber. Car oui, Odd Fredriksen, j'assisterai à ta chute au moment venu. Je t'en fais la promesse.


Point de vue d'Heidi :

Mercredi 27 janvier, fin d'après-midi

Je suis tellement secouée, éprouvée par les récents événements que je viens de rentrer du travail.

Plus tôt que prévu mais tant pis, c'en était trop. De toute manière, je suis si préoccupée qu'il était tout bonnement impossible que je sois efficiente. Sans cesse, mes pensées revenaient au galop et allaient et venaient telle des vagues léchant le sable. J'espère que la police arrêtera rapidement le meurtrier d'Emylia.

La vibration de mon portable m'empêche de cogiter davantage. Alors que je verrouille la porte, je l'extirpe de mon sac à main. Brita m'annonce qu'aujourd'hui, elle ferme son institut à seize heures tapantes. La raison ? Einar, son petit ami, mange ce soir chez nous et elle veut l'impressionner. J'ai hâte de faire sa connaissance. Elle m'en a tant parlé !

Cette rencontre arrive d'ailleurs à point nommé. Je vais pouvoir me concentrer sur quelque chose d'agréable : le bonheur de ma meilleure amie.

Pour lui gagner du temps – et me changer les idées –, je décide de faire un peu de ménage. Ainsi quand elle rentrera, elle pourra prendre soin d'elle, se préparer pour l'impressionner.

Non pas qu'elle en ait besoin... Mais je la connais, je sais que ça lui tient à cœur. Elle a ce besoin, légitime, de plaire à celui avec qui elle sort. S'apprêter et mettre ses formes généreuses en valeur lui donnent encore plus d'assurance. Ne pas le faire serait du gâchis à ses yeux. Et je ne peux que la comprendre. Elle est si jolie. Ce jeu de séduction me paraît si lointain pour moi. J'ignore à quel moment il remonte. Peu importe. Il s'agit ici de Brita. Tout ne tourne pas autour de moi.

Avalant ma salive avec difficulté, je m'ancre à nouveau dans la réalité. La routine qui m'attend est bien moins joyeuse et palpitante.

Comme j'en ai pris l'habitude, je fais un tour du propriétaire pour vérifier qu'Andreas n'est pas ici. Armée de mon courage et d'un coupe-papier pris à la va-vite à côté de la corbeille à courrier, je le traque dans les différentes pièces de l'appartement, imaginant un itinéraire fictif qu'il aurait pu, s'il était bel et bien là, avoir emprunté.

Et si c'était lui qui avait décidé d'éliminer Emylia pour me faire porter le chapeau ou pour prouver qu'il peut encore m'atteindre tout simplement en s'en prenant à des gens de mon entourage ?

Frappée de plein fouet par cette théorie, je me redresse, aux aguets. Il faut que je me raisonne. Et rapidement de préférence.

Non, je divague. Andreas est sorti de ma vie pour de bon. Et c'est tant mieux. Je dois me réjouir.

Tandis que je progresse, des milliers de scénarios improbables se bousculent dans ma tête. Il faut que je respire un bon coup avant de continuer.

Inspire.

Expire.

Inspire.

Les poumons emplis d'air, je poursuis mon épopée. Tout va bien. Je suis en sécurité.

Expire.

Dans la plus grande discrétion, je crache tout ce que je peux. Andreas n'y est pour rien. Il ne peut pas être l'auteur, inconnu au bataillon, du message reçu il y a deux jours.

Et, comble de soulagement, il n'est pas entré par effraction. Je suis seule ici !

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Brita pénètre dans le salon vêtue d'une magnifique robe champagne habillée. Elle avait flashé sur cet article coûteux lorsque nous faisions les boutiques il y a de cela quelques mois. Cependant, je m'en souviens comme si c'était hier. Pour voir un joli sourire sur son visage, je la lui avais offerte sur un coup de tête. Elle était si heureuse qu'elle sautillait partout sur place.

Il n'y a pas de bonheur plus grand que celui d'être aimé par ses semblables et de sentir que votre présence est une joie pour eux. Charlotte Brontë.

— Comment tu me trouves ? s'enquiert-elle en tournant sur elle-même.

L'effet drapé du tissu souple épouse ses courbes à la perfection et le col bardot met en valeur ses seins généreux. Une fente sur la cuisse remonte puis s'arrête sans que ce soit vulgaire. Le choix de remonter ses cheveux en un chignon tressé apparaît comme évident. Ses boucles d'oreilles, un anneau en or pour l'une et une étoile proche de son lobe pour l'autre, finissent d'affirmer sa belle personnalité atypique.

Sachant pertinemment ce qui lui sied en terme de maquillage, ses yeux vairons sont soulignés par un trait d'eye-liner argenté et ses lèvres sont recouvertes d'une jolie teinte bordeaux.

— Magnifique. Je vais faire pâle figure à côté de toi, plaisanté-je.

— Tu es bien plus belle que tu ne le penses, ma Heidi.

D'humeur câline, elle vient m'enlacer.

— Einar va t'adorer, me certifie-t-elle.

Tandis que je pouffe contre son épaule, le tintement de la sonnette retentit. Aussitôt, Brita se lève et réarrange sa tenue.

— Tu peux y aller ? Je dois vérifier que le cerf est bien cuit dans le four. minaude-t-elle.

Amusée, je secoue la tête de gauche à droite puis file ouvrir. Je ne la pensais pas si stressée.

— Bonsoir, tu dois être Einar ?

— Bonsoir, c'est bien moi. Heidi si je ne me trompe pas ?

— C'est ça. Entre, mets-toi à l'aise, je t'en prie.

Feignant la surprise, Brita rapplique dans l'entrée.

— Oh, je ne t'avais pas entendu. Tu as déjà fait la connaissance de ma meilleure amie !

Si elle ne tenait pas un institut, je l'aurais très bien vue sur les planches. Quelle comédienne née !

— Tu es sublime, bébé. roucoule-t-il. Est-ce mal de te dire que tu m'as trop manqué ?

Pendant qu'ils s'embrassent, se roulent une pelle, j'en profite pour le détailler. Ses cheveux de jais encadrent un visage carré. Sa mâchoire anguleuse bouge au rythme du baiser et ses yeux marrons fixent un point lointain. Il fait approximativement un mètre quatre-vingt cinq. Ses épaules larges et ses jambes arquées me permettent d'en terminer le portrait. Pour le moment du moins.

Mes sourcils se froncent soudain.

Sa silhouette m'est familière. Son profil. Sa corpulence. J'ai l'impression de l'avoir déjà vu quelque part mais ne parviens plus à savoir où ni dans quel contexte. Je vois tellement de monde que je le situe à la soirée de Marcus au hasard. Mais était-ce réellement là ? Je ne sais plus. Cela paraît trop facile et trop bancal. La réalité peut être complètement différente.

Certes, je me tenais à côté de Viktor et avais remarqué Brita se frotter à quelqu'un mais je ne crois pas avoir pu distinguer ses traits. Je n'étais plus très fraîche avec ce cocktail alcoolisé.

Non, j'aurais eu une idée de ce à quoi il ressemblait bien avant si je l'avais vu à cet instant.

L'obscurité n'arrangeait rien non plus il faut l'avouer. Je finirai bien par retrouver l'endroit où nous nous sommes croisés. La mémoire peut réserver son lot de belles surprises... ou de mauvaises. 


Mot de l'auteure : 

Coucou, je vous publie ce nouveau chapitre avec un peu de retard ! Qu'en avez-vous pensé ? Des pronostics sur la suite ? Je suis curieuse de lire vos hypothèses ! 

À la semaine prochaine, gros bisous ♥️



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