CHAPITRE 9 ◈ Pour l'odyssée d'un ange ✔
J'appuyais le téléphone contre mon oreille pour mieux distinguer les sons. À travers le fracas et les pleurs, il y avait une voix grave qui semblait crier sur quelqu'un. Soudain, j'entendis une voix plus aiguë hurler mon nom. Théa... Elle annonçait une suite de lettres et de chiffres qui correspondaient vraisemblablement à son adresse. Je lançai un regard inquiet à Lucifer qui écoutait attentivement.
— Tu as entendu ?
L'ange hocha la tête et approcha sa main de mon front. Je sentis alors une bouffée de chaleur traverser tout mon corps. J'ébauchai un sourire, heureux de retrouver mes forces. Ce n'était pas assez pour utiliser mes pouvoirs, mais cela suffirait pour me maintenir en vie quelques semaines.
— Tu me le revaudras, lâcha-t-il en soupirant.
Aussitôt, j'arrachai le fil qui me reliait au pied à perfusion. En un instant, je fus debout, prêt à partir. Lucifer claqua des doigts et mes vêtements d'hôpital prirent la forme d'un jean et d'un pull simple, sûrement pour me fondre dans la masse.
— Allons-y ! m'écriai-je en serrant les poings.
Le Diable me prit dans ses bras et se précipita vers la fenêtre brisée. Il déploya ses six ailes de jais et en quelques secondes seulement, nous étions devant la maison de Théa. Je collai mon oreille contre la porte et entendis des cris inquiétants. Sans hésiter, je pris de l'élan et enfonçai la porte.
La scène que je découvris me laissa sans voix. Théa, gémissant au sol et le corps recouvert de contusions. Au-dessus d'elle, un homme debout et les poings en sang. Des cadres brisés, des tables renversées et des morceaux de verre parsemaient le parquet du salon.
L'homme tourna le regard vers moi et la lueur de rage dans ses yeux me glaça le sang. J'avais l'impression d'avoir un démon en face de moi tant il respirait la haine. Je m'empressai de prendre Théa dans mes bras et vérifiai son état.
— Occupe-toi de l'humain, ordonnai-je à Lucifer.
Ce dernier grimaça en entendant l'ordre, mais ne rechigna pas. Il s'avança vers l'homme d'un pas assuré et le frappa violemment à la tempe avant même qu'il n'eût le temps de réagir. Aussitôt, le corps de l'humain s'écroula sur le sol, assommé.
Je secouai Théa pour la réveiller. Elle gémissait des plaintes rauques et peinait à ouvrir les yeux.
— Théa, que s'est-il passé ?
— C'est mon père..., geignit-elle en effleurant ses blessures. Tu aurais de la glace ?
Je me levai pour aller dans sa cuisine récupérer quelques glaçons. Tout était sale, peu éclairé et mal rangé. J'osais à peine imaginer qu'elle vivait ainsi depuis la mort de sa mère. L'évier débordait d'assiettes et de couverts, des restes de nourriture recouvraient le sol et un liquide blanchâtre s'échappait du réfrigérateur. J'ouvris ce dernier et découvris une brique de lait ouverte qui déversait son contenu. Je soupirai et redressai le carton. À ma plus grande surprise, il n'y avait pas une seule goutte d'alcool dans le réfrigérateur. Perplexe, je refermai la porte avant d'accéder au congélateur pour saisir des glaçons que je mis dans un torchon.
Je revins voir Théa qui était assise en tailleur sur le sol, le regard morne. Elle me remercia d'un signe de tête et appliqua la glace sur son front. Une larme coula sur sa joue, sillonnant ses taches de rousseur et sa cicatrice. Elle l'essuya aussitôt par honte d'elle-même.
— Normalement il ne me frappe pas, mais cette fois il était furieux que je t'aie aidé. Je n'aurais pas dû, je n'aurais jamais dû, murmura-t-elle en frottant ses yeux embués.
— Non... Non, tu ne dois pas te blâmer pour avoir aidé quelqu'un, tu m'entends ? répliquai-je en la serrant dans mes bras.
Théa ne répondit pas, elle était tout simplement noyée dans ses larmes. Son corps entier tremblait et un sanglot étouffé remonta jusqu'à ses lèvres. Je resserrai mon étreinte pour l'envelopper dans ma chaleur et la rassurer. Lucifer arriva vers nous, un air grave sur le visage :
— Que fait-on ? On dénonce son père et on laisse les humains s'en charger ?
Je secouai la tête et regardai Théa, inquiet pour elle. Son père ne se réveillerait pas avant quelques heures, cela nous laissait le temps de décider quoi faire. Mais je craignais qu'un tel incident recommence. Je pensais que son père serait un ivrogne, pourtant il n'y avait aucune trace d'alcool dans cette maison. Pourquoi un homme sobre frapperait-il sa fille pour avoir aidé quelqu'un ? Cela n'avait aucun sens. Je serrai les dents et me tournai vers Lucifer qui patientait debout, les bras croisés :
— Non, on l'emmène avec nous.
— Tu n'es pas sérieux, j'espère...
— Tu as bien vu ce qu'il se passerait si on la laisse ici ! m'écriai-je. Et puis tu voulais voir ce démon, non ?
— Elle pourrait nous guider grâce à son intuition, mais je doute qu'elle soit assez forte. Elle n'en a pas les capacités, mon frère.
Théa toussa discrètement afin de rappeler sa présence. J'essayai de fuir son regard morne, mais sa voix enrouée me rappela à l'ordre. Cela me faisait de la peine de la voir dans cet état, tremblante et apeurée.
— Vous... Vous savez que je vous entends ? bégaya-t-elle encore sous l'emprise des larmes.
— Pardon. Tu peux nous attendre ici quelques minutes ? lui demandai-je.
Je posai tendrement ma main sur son épaule et esquissai un sourire crispé. L'humaine hocha faiblement la tête tandis que je relâchai mon étreinte. Je me relevai et amenai mon frère dans une pièce voisine qui semblait être la chambre du père.
Un étrange mélange de soufre et de cigarette s'immisça dans mes narines et me fit grimacer de dégoût. Des vêtements sales comme propres recouvraient le lit défait et les draps éparpillés. Sur sa table de nuit, j'aperçus un cendrier qui débordait de mégots ainsi qu'une tasse de café à moitié vide. Mon regard s'arrêta sur un couteau aiguisé déposé près du rebord de la fenêtre. Je déglutis et me tournai vers Lucifer qui patientait en s'amusant à transformer ses habits d'infirmier.
— Danael, tu ne t'attaches pas aux humains normalement, déclara-t-il perplexe. Pourquoi elle ?
Il avait raison. J'avais pris l'habitude de haïr les humains de cette époque pour leur cupidité et leur arrogance. Mais Théa était différente. Je ressentais de la compassion pour elle, elle avait cette lumière en elle qui me permettait d'éprouver des émotions à nouveau.
— Je ne sais pas. Elle est... Elle m'aide, répondis-je volontairement évasif.
— Tu es un ange, tu n'as pas besoin d'aide, siffla Lucifer.
Il soupira et sortit un talisman écarlate de sa nouvelle chemise. L'objet comportait des lettres énochiennes qui ne formaient aucun mot, aucune phrase. Un œil semblait être gravé au centre de l'objet rond, mais les lignes irrégulières m'empêchaient de vraiment identifier le symbole.
Méfiant, j'effleurai la matière rugueuse du bout de mon index. Il n'y avait pas de doute, c'était bien du sang séché. De quelle créature venait-il, ça, je n'en avais aucune idée.
— Ce talisman empêche Père de nous espionner, expliqua Lucifer avec fierté. Tous les êtres à proximité de son porteur échappent à son omniscience.
— Où as-tu trouvé un tel objet ?
— Par le même moyen que je vais créer l'Épée flamboyante pour tuer Dieu. Il suffit parfois de quelques livres volés et d'un peu de puissance pour contrer les pouvoirs divins.
— Tu veux dire que tu comptes utiliser le sang de Métatron pour prendre la place de notre Père ? Mais tu es devenu fou !
— Tu ne comprends pas ! s'écria Lucifer avec fureur. Père nous manipule depuis le début, les anges n'ont aucun libre arbitre ! Nous devons suivre ces ordres et si nous désobéissons nous sommes bannis pour toujours !
Je fus surpris par cette colère si soudaine et violente. Lucifer restait plutôt calme d'habitude ; rares étaient les fois où il libérait ses véritables émotions.
— Il nous a créé pour suivre ces ordres ! répliquai-je pris de désarroi face à de telles absurdités.
— Cela fait donc de nous de simples pantins ? Nous ne sommes que ses soldats ? Nous ne valons rien de plus à ses yeux ? Les anges ne sont pas ses fils et ses filles, mais de vulgaires marionnettes devant protéger l'humanité, sa création chérie ? rugit-il en éclatant violemment le cendrier sur le sol.
Pendant un bref instant, ces yeux bleus devinrent écarlates. Je frémis de peur devant sa colère bouillonnante, je n'avais encore jamais vu mon frère comme cela. S'il me frappait avec toute sa puissance, je ne serais plus qu'un nuage de cendres et de poussières. Je brandis mon courage et plongeai mon regard dans ses yeux ardents :
— Nous en parlerons plus tard, mon frère. Pour l'instant, j'aimerais que tu m'aides avec cette humaine. Expliquons-lui la vérité.
Lucifer fronça les sourcils et regarda ses mains tremblantes de rage. Il semblait surpris de s'être laissé emporter. Le Diable secoua la tête et constata les débris qu'avait laissés le cendrier brisé.
— Je... Pardon, murmura-t-il confus. Je n'aime pas ce sujet. Je ne lui fais pas confiance, mais allons voir l'humaine si cela te fait plaisir.
J'ébauchai un sourire amusé. Il n'aimait pas que l'on contredise son opinion sur Père, tout comme je détestais que l'on me parle de mon péché. Chacun de nous avions notre sujet sensible.
Nous revînmes en silence dans le salon où Théa nous attendait. Elle s'était déplacée sur un canapé et appliquait la glace sur ses contusions en grimaçant. En nous voyant, elle sécha aussitôt ses larmes, mais ne put cacher la rougeur de ses yeux ni le gonflement de son visage.
Je m'assis sur le fauteuil en face d'elle, hésitant. Je ne savais pas comment lui proposer de partir. Après tout, elle devrait tout quitter en prenant le choix de nous suivre et il n'y aurait pas de retour en arrière. Je joignis mes doigts et expirai l'air de mes poumons pour réfléchir.
— Théa, veux-tu rester ici ? déclarai-je d'un ton calme, posé.
— Non... Non, tout sauf ça !
Elle enfouit son visage dans ses mains et sanglota à nouveau en se rappelant son père. J'échangeai un regard embarrassé avec Lucifer qui assistait à la scène d'un air amusé.
— Viens avec nous, lâchai-je brusquement, ne sachant trop quoi dire.
Théa releva la tête vers moi et sécha ses larmes avec la dignité qui lui restait.
— Pour aller où ? murmura-t-elle la voix tremblante.
— On doit retrouver quelqu'un et seule ton intuition peut nous y conduire.
— C'est stupide, bougonna-t-elle. Prends une carte, une boussole et vous y êtes.
— Non, c'est plus compliqué. On va voyager, tu vas voir !
La jeune fille lança un regard inquiet au corps étendu de son père qui dormait encore. Elle semblait hésiter. Théa mordit sa lèvre inférieure et s'éclaircit la voix pour reprendre un air moins pathétique :
— Mais je ne peux pas partir comme ça, mon père va se poser des questions et contacter la police !
— Mon frère va s'en charger, ne t'inquiète pas.
Je sentis le regard noir de Lucifer traverser tout mon corps et je déglutis de frayeur. L'ange s'avança vers Théa, arborant son habituelle allure fière et charismatique.
— Tu n'as pas de souci à avoir, jeune humaine. Je me chargerai de ces complications, à commencer par cet homme, déclara-t-il en regardant sournoisement le corps inerte du père.
Je fronçai les sourcils. Qu'avait-il donc en tête ? Inquiet, je me tournai vers Théa qui avait repris son teint vif et chatoyant.
— Je n'aurais plus jamais à revenir ici ?
— Plus jamais, répondis-je.
— Tu seras libre, confirma Lucifer.
Un sourire enthousiaste se dessina sur le visage de l'humaine dont les yeux pétillaient à nouveau.
— Eh bien, je dois dire que c'est une proposition alléchante, Danael. Tout quitter pour partir avec deux étrangers, dont je ne sais quasiment rien, mais qui m'ont sauvé des griffes de mon père...
— Alors tu acceptes ? m'enquis-je perplexe.
— Oui, bien sûr que oui ! s'exclama-t-elle.
C'était étrange, cette bouffée de chaleur qui montait en moi en la voyant retrouver le sourire, ou plutôt l'espoir. En présence d'autres humains, je resterais impassible, mais à ce moment-là je n'avais qu'une envie : lui sourire à mon tour !
Pourtant, je n'osai pas franchir ce pas. Je n'osai pas lui rendre un sourire sincère, franc et lumineux. Depuis que j'avais vécu un de ses souvenirs, je comprenais son malheur. Derrière son air enjoué se cachaient bien souvent des pleurs et des remords. Mais elle n'était pas obligée de se cacher derrière ce masque, de sourire juste pour nous rassurer. Je me raclai la gorge et dévisageai le Diable et l'humaine qui me faisaient face.
— Rendez-vous dans trois jours donc, déclarai-je.
— Trois jours ? s'écria Théa en regardant son père avec inquiétude.
— Mon frère doit faire les préparatifs.
— Je peux le faire en un jour, intervint Lucifer en haussant les épaules. Ce sera rapide.
— Très bien. Rendez-vous donc demain à seize heures devant la forêt d'Autun. Il y a deux grands chênes, vous ne pourrez pas vous tromper. N'emportez que le nécessaire avec vous.
J'étais étonné par l'enthousiasme de Théa. Elle ne me connaissait que depuis quelques jours, mais semblait me faire confiance. Lucifer avait peut-être raison, cette humaine pourrait ne pas réussir à affronter cette épreuve. Elle était trop naïve et ne croyait même pas en l'existence du monde éthérique.
Je soupirai en songeant qu'après tout, c'était moi qui lui avais proposé de venir. Je devais avoir foi en elle, comme elle avait confiance en moi.
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