CHAPITRE 6 ◈ Sauvé par le bouc ✔

   J'avais du mal à garder les yeux ouverts. La fatigue me gagnait rapidement, je n'avais rien mangé depuis plusieurs heures et je n'avais pas le moindre sou pour me payer un quelconque repas. Même en étant plus résistant que celui des humains, mon métabolisme devenait de plus faible. Je grimaçai de dégoût. Ma décadence était telle que j'allais jusqu'à fouiller dans les poubelles pour me nourrir...

   Installé près d'un pont d'arches et de pierre, je ne quittais qu'à de rares occasions mon trottoir boueux. J'affectionnai particulièrement ce coin à l'abris des regards et des humains. Ici, les anges gardiens avaient peu de chance de me retrouver. Je m'étais même habitué au froid rigoureux de l'hiver qui approchait et à l'odeur nauséabonde des ruelles.

   Soudain, une vague de fatigue me rattrapa et me força à bâiller. J'étais trop fatigué pour aller manger et j'avais besoin de repos. Sans nul autre choix, je récupérai des feuilles mortes éparpillées sur les pavés et en fit un lit de fortune. Mon corps semblait aimanté par ce matelas improvisé. Je n'arrivais plus à m'en détacher, à m'en libérer.

   J'attrapai la besace dans laquelle je cachais quelques vêtements et des plans de la ville. Je l'avais volé chez l'antiquaire quand elle ne regardait pas. Je serrai mon sac de toile dans mes bras et me recroquevillai sur le lit sculpté par la nature. Les feuilles mortes craquaient sous mon poids, mais j'étais trop épuisé pour y prêter attention. Les paupières lourdes, je sombrai doucement dans les bras de Morphée.

*****

   Des frottements et des grognements me sortirent de mon sommeil. Mal réveillé, je mis quelques secondes à réaliser la situation. Immédiatement, je me relevai et découvris un humain qui essayait d'extirper mon sac de mes bras. J'essuyai le filet de bave qui coulait sur ma joue et me rua sur l'homme en poussant un cri de rage :

— C'est mon sac !

   Sans attendre, je le soulevai par le col et lui assenai un violent coup au visage avec mon front. L'humain beuglait comme un veau et agitait ses pieds dans le vide pour se défendre. Il parvint finalement à se dégager de mon emprise en donnant un terrible coup dans mon ventre. Je me courbai en avant et gémis sous la douleur. Aussitôt, je sentis ses doigts sales et puissants se refermer sur mon cou.

   Je tentai désespérément de desserrer la prise de mon assaillant en plantant mes ongles dans sa chair. Cela n'eut pour effet que d'accentuer la pression de l'étau autour de ma gorge. Je griffais sans relâche ses mains, ses poignets, ses bras dans l'espoir qu'il me libère. Je ne pouvais pas mourir. Pas ici. Pas maintenant.

   Et pourtant, j'étais totalement impuissant. Totalement humain... Mes efforts inanes ne faisaient qu'intensifier mon agonie. Aussi faible qu'un cafard, je fixais ces yeux remplis d'animosité qui aspirait ma vie sans une once de pitié.

   Je sentais la mort me rattraper. Des perles noires dévoraient ma vision et l'oxygène me manquait. J'ouvrais désespérément les lèvres en quête d'air. Juste un souffle, une brise, une molécule... C'était tout ce que je désirais. Mais rien ne vint. L'air dansait sous mes yeux, inaccessible. Il me narguait alors que je me vidais de mon souffle juste devant lui. Mes doigts fins glissèrent sur les mains rugueuses de l'humain en une caresse suppliante.

   J'allais mourir. Jamais je n'avais pensé finir ma vie ainsi. Etouffé par un inconnu, sous un pont, sans savoir pourquoi. Sans motif, excepté la haine de la vie. Pourquoi ? Pourquoi lui ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi ainsi ?

   Soudain, la pression autour de mon cou s'estompa comme si elle n'avait jamais existé. Une bouffée d'air frais s'engouffra dans ma tranchée avec une violence surprenante. Je sentis ma cage thoracique se soulever alors que mes poumons accueillaient cet air salvateur.

   Je me penchai légèrement en avant, tremblant. Je toussai en essayant d'avaler le plus d'air possible par ma gorge congestionnée. Après quelques inspirations, mon souffle devint plus calme, bien que toujours haletant et douloureux.

   En me relevant, je distinguai une silhouette athlétique à la chevelure blonde qui menaçait mon agresseur. Ce dernier, plaqué contre le mur, fixait avec angoisse la pointe de l'épée posée sur sa gorge. Mon sauveur leva la tête et toisa l'humain avec dédain. Un sourire narquois se dessina sur mon visage en voyant l'homme trembler de terreur face à l'aura sulfureuse de l'ange.

— La prochaine fois que tu oses poser la main sur mon frère, humain, je te tranche la tête et l'exhibe sur les murs de mon palais, menaça-t-il d'un ton glacial.

   Je reconnus cette voix calme remplie d'autorité, marquée par une empreinte de charisme auquel il était toujours difficile de s'opposer. Le Diable écarta sa lame de la gorge de l'humain pour le laisser fuir en glapissant. Lucifer se retourna vers moi et rengaina son arme. Il n'avait pas l'armure sombre qu'il portait habituellement en Enfer, mais arborait à la place des vêtements humains. Il rajusta son col et son gilet de velours noir avant de s'approcher vers moi avec une démarche altière.

— Ton odeur empoisonne mes narines, Danael.

   Je soupirai en découvrant la grimace de dégoût sur son visage. Je ne pouvais même pas le contredire, car j'empestais en effet l'urine et la transpiration.

— Comment m'as-tu retrouvé ? m'enquis-je sèchement.

— Il suffit souvent d'un cheveu pour traquer quelqu'un, répondit-il avec un sourire malicieux.

— Tu avais tout prévu depuis le début, n'est-ce pas ?

— On peut dire cela, oui, ricana-t-il.

   Il resterait donc cet être éternellement fourbe et manipulateur. Je ne pourrais jamais lui faire confiance. Jamais. Je le regardai sourire comme un enfant, sachant que derrière ce masque se cachait sûrement le monstre le plus malin. Il cachait toujours ses véritables intentions et sa venue ici n'était d'ailleurs sûrement pas sans raison. Méfiant, je m'empressai de lui soutirer des informations :

— Depuis quand viens-tu sauver les anges en détresse ?

— Depuis aujourd'hui. Laisser un humain ôter la vie à un séraphin aurait été quelque peu fâcheux pour notre image, tu ne penses pas ?

— Non, tu es trop digne pour te déplacer pour une telle raison. Il y a quelque chose que tu ne me dis pas.

   Lucifer ne répondit pas, ce qui était plus rare. D'habitude, il n'hésitait pas à renchérir avec une remarque déplacée, mais à ce moment-là, ses yeux étaient vides d'émotion. Il me scruta ainsi pendant quelques secondes, affichant un visage impassible que je ne parvins à déchiffrer.

— Dis-moi, pourquoi ne puis-je plus utiliser mes pouvoirs ? demandai-je suspicieux.

   L'ange croisa les bras et pinça ses lèvres d'un air renfrogné. J'avais vu juste. Il me cachait bien quelque chose. Le Diable évita mon regard et commença à parler, hésitant :

— Tu as toujours été perspicace, mon frère. Je suppose que tu as remarqué que ton corps devenait de plus en plus faible. Tes sens régressent, ta force et ta vitesse diminuent et tu as désormais des besoins vitaux.

— Je deviens humain...

   Lucifer secoua la tête et me regarda d'un air peiné. À ce point-là, je ne savais même plus si ces yeux reflétaient vraiment ses émotions ou si ce n'étaient encore qu'une façade ayant pour but de me manipuler.

— Non. Tu es mourant, répondit-il avec un sérieux inquiétant.

— Mourant ? Non... Non, c'est impossible.

— Contrairement aux humains qui naissent déjà dans un corps, Père a créé les âmes des anges sans enveloppe corporelle pour les contenir. Pour éviter de consumer tout ce qui nous entourait, chaque ange a dû fusionner avec un corps évolué qu'il nourrit continuellement avec l'énergie de l'Éther.

— Père ne nous a jamais parlé de cela. N'est-ce pas là encore un de tes mensonges sournois ? m'enquis-je en plissant les yeux.

   L'ange grimaça et parcourut d'un regard lâche les graffitis sur les piliers du pont en pierre. Lorsqu'il revint vers moi, ses lèvres formaient une moue ennuyée. Il toussa discrètement pour s'éclaircir sa voix et reprit d'un air grave :

— Non, mon frère. Ceci est la vérité. Chaque âme céleste reçoit l'énergie nécessaire en étant soit liée au Paradis, à l'Enfer, au Purgatoire ou même aux Limbes. Mais quand je t'ai libéré et que tu as rejoint les Enfers, je ne t'ai pas lié à mon royaume. Tu errais simplement parmi les braises et gaspillais les réserves éthériques qu'il te restait.

— Tu mens. Encore une fois, tu cherches à me manipuler.

— Laisse-moi terminer. Aujourd'hui, ton corps se meurt car même tes ultimes ressources ne suffisent plus à l'alimenter. Et si ton corps disparaît, tu mourras avec lui. Et tu sais ce qu'il se passe quand un ange meurt. Tu l'as vu de tes propres yeux. Le Néant nous emporte et nous disparaissons de ce monde, comme si nous n'avions jamais existé.

   Je regardai mon frère, terrassé par cette nouvelle. Je me souvenais très bien de ces anges que j'avais tués de mes propres mains et dont les corps s'étaient effacés au contact de mes doigts, mais jamais je n'avais pensé connaître le même sort.

   Une rafale de souvenirs me frappa au fur et à mesure que j'assimilais les explications de Lucifer. Pourquoi diable avais-je oublié quelque chose de si important ? Pourquoi ?

— J'ai effacé cette information de ta mémoire, expliqua Lucifer comme s'il avait lu dans mes pensées.

   C'en était trop. Aussitôt, je l'agrippai par le col et approchai mes yeux fulminants de son visage impavide. Mon souffle brûlant balaya les mèches d'or qui tombaient sur son front. J'étais las de ses intentions perfides ! Fou de rage, je fixais ses deux iris de saphir avec toute la colère que mon âme pouvait ressentir. J'en avais assez de toutes ces manigances ! Assez de toutes ces manipulations et de ce sourire sournois ! Assez de ce regard mensonger !

— Tu as fait quoi ? rugis-je en insistant sur chaque syllabe.

Lucifer ne manifestait aucune émotion et restait aussi impassible qu'une statue. Il me regardait simplement, subissant les éclairs que mes yeux lui lançaient. Je le plaquai contre le mur le plus proche et le frappai violemment au tibia.

— Parle ! ordonnai-je furibond.

— D'accord ! Je suis désolé, mon frère, murmura-t-il comme si on lui avait arraché de force les mots de la bouche.

— Non, tu ne l'es pas ! Enlève ce fichu masque de ce visage et montre-moi si c'est vraiment de la peine que tu ressens !

   Lucifer mordit ses lèvres et agrippa mes épaules pour me tenir à distance. Ses yeux contrits semblaient enfin retranscrire ses véritables émotions, à moins que ce ne fût encore une illusion pour atténuer ma colère.

— Écoute-moi ! Je ne pensais pas que tu combattrais autant en Enfer, ça ne faisait pas partie du plan !

— Ah oui, ton fameux plan ! Mais moi j'avais mille ans à passer dans ces contrées infernales ! Que voulais-tu que je fasse sachant que les Limbes m'avaient déjà rendu fou ? m'écriai-je en enfonçant mes ongles dans le cou de mon frère.

— Je ne sais pas, répondit-il en grimaçant de douleur. Peut-être faire ami-ami avec les démons au lieu de t'amuser à les défigurer ?

— Mille ans, Lucifer ! Mille ans ! Pendant que tu étais tranquillement assis sur ton trône, je devais subir les cris de torture des condamnés et ignorer la lamentation des âmes ! J'ai une âme, un cœur, des émotions, et ces années en Enfer m'ont presque tout retiré ! Les combats étaient la seule distraction que j'avais et par ta faute, cela a causé ma décadence.

   Lucifer me lança un regard amusé et défit aisément la pression qu'exerçaient mes mains sur son cou.

— Ma faute ? Vraiment ? Je t'ai proposé un marché : la vie ou la liberté. C'est toi qui as renié les Enfers pendant mille ans.

— Mais si tu m'avais confié suffisamment d'énergie éthérique pendant ces siècles, nous n'en serions pas là, Lucifer !

— Très bien. Je te le propose une nouvelle fois. Es-tu prêt à te lier à l'Enfer ?

   Je ne répondis pas. Rejoindre les Enfers n'était pas sans conséquence, je serais son soldat pour l'éternité. Je devrais obéir à ses ordres, combattre mes frères et m'opposer à Dieu. Encore. Lucifer savait très bien que je ne pouvais envisager cette solution.

— C'est bien ce que je pensais, lâcha le Diable avec dédain. Tu es trop lâche. Un jour, tu devras choisir, Danael.

— Non, je n'ai pas à faire ce choix. Je sais très bien que tu peux me donner de l'énergie éthérique sans pour autant me lier aux Enfers.

— Tu as raison. Je peux, mais je ne le ferai pas.

— Alors je te détruirai, répondis-je sèchement.

— Tu n'es pas une menace. Plus maintenant.

   Je m'apprêtais à répliquer, mais Lucifer me prit de court et m'envoya valser à plusieurs mètres, comme une simple mouche. Le souffle coupé, je crachai un filet de sang et me relevai péniblement.

   L'ange me lança un dernier regard où je crus déceler de la peine, avant de s'envoler vers le ciel à une vitesse fulgurante, si rapide que les yeux humains ne pouvaient le suivre. Je tombai à genoux sur le sol dur et glacé qui écorcha mes jambes. Désespéré, je hurlai son nom, ses anciens noms, ses nouveaux noms, dans le vain espoir qu'il revienne me conférer un peu de souffle de vie. Mais seul le sinistre écho de ma voix me répondit. 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top