CHAPITRE 5 ◈ Sombre présage ✔

   Je marchais sans repos depuis longtemps. Sûrement trop longtemps. Peut-être des jours. À moins que ce ne fussent des semaines ? La notion du temps n'existait plus lorsqu'elle perdait de son sens. J'ai parfois compté les levers du soleil, mais j'ai finalement arrêté. Après tout, à quoi bon compter les jours qui vous séparaient de votre mort ?

   L'énergie qui alimentait mon corps se vidait à une vitesse affolante. Mes vêtements, trop légers pour me protéger du froid automnal, ne m'étaient d'aucune utilité. Ma gorge déshydratée et mon estomac qui réclamait des vivres n'amélioraient pas la situation. Autrefois, je n'avais jamais eu la nécessité de me préoccuper de ces besoins vitaux et si... humains. Mais désormais, ma condition avait changé.

   Soudain, j'entendis un cri rauque qui déchira la quiétude de la forêt. Le brame de l'animal était tout proche, à seulement quelques mètres de ma position. Je me retournai et ce que je vis me laissa sans voix. Un superbe cerf blanc majestueux au pelage immaculé se tenait là, devant moi, resplendissant telle une lumière dans la pénombre, un espoir dans les ténèbres.

   Il renversa avec véhémence sa robuste encolure et ses bois vers l'arrière. J'assistai à la scène, ébahi par ce spectacle de la nature. L'animal poussa un indicible brame, gueule grande ouverte vers le ciel en labourant le sol avec ses sabots. Les bois du cerf, si grands et si beaux, embrassaient l'air avec grâce lorsqu'il remuait la tête. Cette vision ineffable me paraissait presque irréelle. Était-ce normal dans ce monde ? Tant de splendeur et de candeur ?

— Tu es magnifique, murmurai-je subjugué.

   Je m'approchai du cerf pour mieux le contempler, mais il se retourna et fit quelques pas dans la direction opposée. Statique, il ne bougeait plus et me regardait avec insistance.

— Dois-je te suivre ?

   Je lis dans le regard de l'animal une lueur que je pris pour un oui. Pendant des heures, je le suivis, franchissant ruisseaux et forêts, routes et tempêtes. Je n'avais nulle autre part où aller, ce cerf était mon unique guide.

   Soudain, l'animal s'arrêta, sans aucune raison apparente. Son souffle nerveux m'interpella et je caressai ses naseaux brûlants pour le calmer. Je compris alors pourquoi il agissait ainsi : derrière lui se trouvait une cité humaine. Je distinguai au travers des arbres plusieurs maisons aux murs délabrés et aux jardins mal entretenus. Les sons parvenaient jusqu'à mes oreilles, telle une symphonie désordonnée : le vrombissement des voitures, le claquement des portières, les cris des humains et quelques rires d'enfants se mêlaient à la cacophonie générale... Une forte odeur de pollution s'immisça dans mes narines, accompagnée d'un goût métallique. Rien de très agréable en soi...

   Je tournai la tête pour demander au cerf pourquoi il m'avait amené ici, mais il était déjà parti. Nulle trace de lui, il semblait presque s'être évaporé dans le vide. Je soupirai, ignorant quoi faire. Devais-je malgré tout entrer dans la ville au risque d'être chassé par les anges gardiens ?

   Je choisis finalement de me diriger à pas feutrés vers la ville. J'aurais pu continuer ma route et rester dans la forêt, mais je ne pouvais pas vivre ainsi pour toujours. Je devais aller de l'avant. Je devais agir.

   Je fouillai dans une benne à ordures pour trouver des vêtements plus chauds. Immédiatement, je ramenai une main sur mon visage et retint mon souffle pour ne pas respirer l'odeur nauséabonde des poubelles. Je trouvai finalement un sweat à capuche troué de partout et qui empestait l'urine. J'enfilai ma trouvaille malgré la nausée qui me prenait aux tripes.

   La ville était grande, sans compter le nombre de rues qui se ressemblaient comme deux gouttes d'eau. Mais parmi toutes, il y en avait une en particulier qui retenait mon attention. Une aura terriblement sombre en émanait. Pourtant, elle ne ressemblait pas à la brume sulfureuse des Enfers. C'était différent, plus subtil. Après plusieurs allers-retours, je finis par m'arrêter devant une boutique d'antiquités cachée entre deux plus grands bâtiments. Je m'engageai avec méfiance dans le magasin en déclenchant le tintement d'une clochette.

— Bonjour ! s'exclama une voix frémissante.

   Une femme sortit de l'ombre en s'appuyant sur une canne de jonc qui tremblait sous sa main. Ses cheveux grisonnants étaient parsemés de mèches blanches qui partaient dans tous les sens. Enfin, ses pompières tombantes recouvraient son regard fatigué par le poids des années.

— Oh, mais tu empestes l'urine, jeune homme ! Depuis combien de temps ne t'es-tu pas douché ? maugréa-t-elle en grimaçant.

— Je ne sais pas. Des jours, je crois.

— Tu ne vis quand même pas dans la rue ?

— Jusqu'à ce matin, je vivais dans la forêt.

   La vieille femme plissa des yeux en entendant ma réponse, puis repartit dans l'arrière-boutique. Elle revint quelques minutes plus tard, une assiette de riz dans la main gauche. Je salivai en voyant le plat appétissant que l'on me tendait.

— Pourquoi me nourrissez-vous ? demandai-je la bouche encore pleine.

— Tes joues sont si creuses que l'on pourrait y cacher le panier de Bel !

— Qui est Bel ?

— Ce vieux matou qui nous observe depuis tout à l'heure, répondit-elle en pointant du doigt un chat noir allongé en haut d'une armoire en bois.

   Je regardai la femme qui m'avait si gentiment donné à manger. Il n'y avait pas une seule once de méfiance dans son regard. Je pourrais braquer toute sa boutique qu'elle ne protesterait même pas. Soudain, un frisson me traversa et je sentis mes poils se hérisser sur ma nuque et sur mes bras. L'aura malfaisante que j'avais ressentie tout à l'heure avait refait surface...

— Dites-moi, vous n'auriez pas un objet maudit, par hasard ? m'enquis-je en prenant une bouchée de riz.

— Il y a ce tableau qui m'inquiète depuis toujours..., dit-elle finalement après quelques secondes d'hésitation.

   La vieille femme se leva en s'appuyant sur sa canne et me traîna jusqu'à une pièce sombre et mal éclairée. Les planches du parquet grinçaient à chacun de nos pas et donnaient à la pièce une atmosphère lugubre et inquiétante. Je balayai du regard les étagères poussiéreuses qui remplissaient à peu près tout l'espace.

   Mais parmi tout le désordre, je repérai immédiatement l'objet que je cherchais. Il était tout au fond, dissimulé derrière une couverture jaunie. Je caressai le tissu rugueux, avant de le soulever d'un mouvement vif, libérant un nuage de poussière.

   Il s'agissait d'un tableau. Sombre. Très sombre. Une aura mystérieuse émanait de celui-ci, comme si les ténèbres les plus obscures y étaient renfermées. Lucifer et Michael y étaient peints, combattant l'un contre l'autre. L'un à la chevelure d'or et aux yeux céruléens ; l'autre aux cheveux châtains et aux iris de jade. Ce dernier plantait sa lance incandescente dans le corps meurtri de son frère, avec une lueur de cruauté saisissante dans son regard qui me fit froid dans le dos. Autour d'eux gisait une mer de cadavres qui s'étendait jusqu'à l'horizon. Je déglutis avec peine en contemplant ce spectacle macabre. J'effleurai la scène sinistrement éclairée par le soleil qui transperçait le ciel empourpré.

   Un goût âpre s'immisça dans ma bouche. Cette vision du Chaos me répugnait. Qui avait donc pu peindre un tel cauchemar ?

   Soudain, le tintement de la clochette retentit à travers les murs. Aussitôt, la vieille femme s'empressa d'aller accueillir la nouvelle venue. Après quelques secondes seulement, j'entendis l'écho de leur conversation résonner à travers les murs. Puis, un silence complet s'installa dans toute la boutique. Je restai immobile jusqu'à ce que des bruits de bas de plus en plus lourds se rapprochassent de la pièce où je me trouvais. Le rythme était trop rapide pour que ce fût la vieille femme qui m'avait accueilli. On aurait plutôt dit quelqu'un de vif et dynamique.

   La porte s'ouvrit finalement sur une jeune humaine. Immédiatement, mes yeux balayèrent son visage qui était visible malgré l'obscurité de la pièce. Cette façon de battre des cils, sa démarche à la fois lente et assurée, ses lèvres fines qui formaient une moue étonnée... Tout cela me paraissait si familier...

   J'examinai du regard ses cheveux roux foncés et ses yeux ambrés qui s'assortissaient parfaitement. La petite cicatrice sur sa joue droite lui donnait un air de dur à cuire que son nez retroussé et ses quelques traces de rousseur s'empressaient d'effacer.

   L'humaine s'approcha de moi et pencha la tête d'un air songeur.

— Tes yeux..., murmura-t-elle en louchant sur mon visage.

   Elle devait probablement être surprise par l'étrange couleur pourpre de mes iris. Il faut dire que les humains étaient plutôt habitués au marron, au bleu et au vert. Je haussai les épaules avec dédain, ne trouvant pas d'intérêt à discuter avec cette fille. Mais un détail éveilla mon attention ! Aucune boule de lumière ne flottait près de son épaule...

— C'est étrange, tu n'as pas d'ange gardien. Comment est-ce possible ? demandai-je perplexe.

— Je suis peut-être maudite, ironisa-t-elle en arborant un sourire espiègle.

   Les anges gardiens ne quittaient leurs protégés que dans des cas extrêmement rares. Soit parce que l'ange en question avait dû faire face à un danger qui l'a annihilé, soit parce qu'il la protégeait de loin, peut-être à cause de ma présence sur Terre. Le second cas me semblait le plus probable.

   Je soupirai et retournai vers le tableau. L'aura ténébreuse qui émanait de ce dernier m'inquiétait vraiment. J'effleurai avec crainte les lignes sculptées par les pinceaux et reniflai l'odeur discrète de la peinture.

— Hey ! s'écria la jeune fille. Écarte-toi de ce tableau !

— Pourquoi ? Il est à toi ? répondis-je en me retournant vers la furie qui me fusillait du regard.

— Oui. Ma mère l'a peint peu avant sa mort. J'aurais dû en hériter, mais c'était trop difficile... Comment garder l'œuvre te rappelant la mort de ta mère à chaque fois ?

— Je ne sais pas, je n'ai pas de mère.

— Eh bien quelle coïncidence... Au fait, je m'appelle Théa Rivera, dit-elle en me tendant la main.

   Au lieu de lui serrer la main, je m'approchai d'elle et la reniflai. Un étrange mélange de cannelle, de vanille et surtout de sueur parvint jusqu'à mes narines. L'humaine me regarda avec de grands yeux étonnés, tandis que je m'écartai finalement d'elle.

— Danael, marmonnai-je.

— Pourquoi m'avoir reniflé ? s'empressa-t-elle de demander.

— Certaines âmes peuvent cacher une énergie malveillante reconnaissable par une odeur de soufre.

— Ce que tu dis n'a aucun sens.

— Ce que je dis n'a aucun sens pour les humains, corrigeai-je sèchement.

   L'humaine plissa les yeux et serra ses lèvres fines en une moue exaspérée. Elle s'approcha à son tour de la peinture mystérieuse et l'observa avec une attention particulière.

— Ce tableau est très étrange, murmurai-je pensif.

   Je me retournai brusquement vers l'humaine et pointai un doigt vers elle en arquant un sourcil :

— Ta mère était-elle un démon ?

— Quoi ? Non ! Bien sûr que non ! s'exclama-t-elle en donnant une tape sur ma main.

— Et comment est-elle morte ?

   La jeune fille hésita quelques secondes, regardant le tableau de ses yeux mornes.

— Elle a apparemment été empoisonnée..., commença-t-elle avec un ton froid déconcertant. Les médecins n'étaient pas certains de son diagnostic et ne savaient pas non plus comment la guérir. Elle n'avait aucune chance de survivre...

— Et laisse-moi deviner, souffrante et au seuil de la mort, elle décide de passer ses derniers jours à peindre un funeste tableau, c'est bien ça ?

    L'humaine hocha la tête d'un air grave avant de reprendre :

— Je suis incapable de récupérer ce tableau. De temps en temps, je passe le voir en me disant qu'il faudrait bien que je le récupère un jour, mais... Je ne peux pas.

   Je n'osais pas lui dire que je n'avais que faire de ses histoires qui feraient pleurer le plus féroce des démons. La seule chose qui m'intéressait dans cette pièce était ce tableau macabre.

— Qu'est-ce qui ne va ? demanda l'humaine en remarquant l'air sombre sur mon visage.

— C'est cette énergie mauvaise, maléfique qui émane de ce tableau.

— Tu penses qu'il est hanté ? plaisanta-t-elle avec un sourire effronté.

— Non. Je pense qu'il est maudit. J'espère que ce qu'il représente n'arrivera jamais.

— Le Diable terrassé par un ange... Cela me rassurait que le Bien l'emporte sur le Mal.

— Tu seras alors surprise d'apprendre que le Bien cache souvent une part d'ombre, tout comme le Mal a sa propre part de lumière.

   L'humaine me dévisagea quelques instants puis tourna brusquement le regard vers sa montre. Elle grimaça en voyant l'heure et jeta un dernier coup d'œil au tableau. Elle réprima un sourire nerveux avant de se précipiter vers la porte.

— Je dois y aller. Mon père sera en colère si je rentre trop tard, m'expliqua-t-elle à vive allure.

— Attends ! m'écriai-je.

   Elle se retourna vers moi, les sourcils froncés et un air exaspéré sur le visage :

— Quoi ?

— Est-ce que je te reverrai ?

— Si le hasard le veut, alors oui ! s'exclama-t-elle avec malice avant de franchir le pas de la porte. 

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