CHAPITRE 3 ◈ Premier visage ✔
Quand je rouvris les yeux, ce n'était plus à cause d'un vautour, mais à cause d'un humain. Je parvins vaguement à distinguer les contours flous de son visage. Ce dernier me regardait avec tant d'insistance que j'eus envie de fuir pour échapper à ces iris scrutateurs. Cela faisait un drôle d'effet de revoir un homme après tout ce temps. J'avais presque oublié à quoi ils ressemblaient.
Ma vue me revenait lentement pour me permettre de distinguer les détails du faciès de l'humain. Je balayai du regard les traits anguleux de son visage, parcourant ses yeux sombres et son nez bossu, ses lèvres fines et sa barbe naissante, ses cheveux bouclés et indisciplinés. Une étrange coiffure en toile avec une visière recouvrait le haut de son crâne. La forme corpulente de l'humain évoquait vaguement la silhouette lointaine que j'avais aperçue avant de sombrer dans l'inconscience. Était-ce donc de cet homme qu'il s'agissait ? Venait-il me sauver, me disséquer ou tout simplement m'examiner ?
Je remarquai une petite boule de lumière près de son épaule. Il semblait que les anges gardiens étaient toujours en fonction sur Terre. Je ressentis un sentiment de panique et de terreur émaner de la lueur dorée. L'ange avait peur de moi, du monstre que j'étais. Je baissai les yeux de honte. Je ne pouvais expier mon péché ni rejeter la colère bouillonnant toujours au fond de mon âme.
Finalement, l'humain se pencha vers moi et balbutia quelques mots dans une langue inconnue. Je secouai la tête pour lui faire signe que je ne comprenais pas, mais il continua malgré tout dans son dialecte. Je ne pouvais malheureusement pas lire dans ses pensées pour en saisir le sens. Bon sang, mais que m'arrivait-il ?
La gorge sèche et douloureuse, je murmurai quelques mots dans une langue antique, mais sans surprise, l'humain ne semblait pas me comprendre. Sans autre choix, je retirai délicatement les morceaux de mon armure désagrégée et exhibai mes terribles blessures. J'ignorais combien de temps j'étais resté inconscient, mais mon corps avait plutôt bien guéri. Mes organes détruits s'étaient tous régénérés, mis à part mon cœur qui avait miraculeusement survécu à ma chute. De sérieuses lésions persistaient néanmoins et nécessiteraient encore du temps avant de disparaître.
En voyant mon état, le visage de l'homme se décomposa. Il se précipita vers moi et plaça mon bras autour de son cou. Malgré mon poids, il parvint à me soulever et à me porter jusqu'à une sorte d'engin motorisé qu'il appelait « voiture ».
Il me déposa sur un siège dont je savourai le confort, puis s'installa à mes côtés et en quelques gestes précis, un vrombissement secoua l'appareil. Cela me rappelait les moyens de locomotion d'Atlantis, à une époque désormais si lointaine. La technologie humaine semblait avoir beaucoup régressé.
L'homme nous conduisit jusqu'à une maison perdue dans un tableau rural, mêlant mer de chênes et tapis de feuilles d'or. Une humaine accourut aussitôt et déposa un baiser sur ses lèvres. Était-ce leur manière de se saluer ? Mes souvenirs de leur civilisation étaient si vagues, je ne pouvais pas me remémorer leurs coutumes. Lorsque la femme s'approcha vers moi, je n'eus cependant droit qu'à une simple poignée de main, à mon plus grand soulagement. Vint alors un long et fâcheux échange entre les deux humains.
L'homme semblait se disputer avec sa femme à mon propos. Bien, au moi cela me permettait d'analyser leur langage. Les mêmes consonances revenaient souvent et le son partait vraisemblablement du nez. Je reconnus par ailleurs certaines syllabes similaires au latin. Les gestes des hominiens accompagnaient leurs mots, ce qui m'aidait à assimiler avec plus de précision les nuances de leur langue. En quelques minutes, j'eus appris des notions suffisamment élaborées pour comprendre et partager leur moyen d'expression.
Finalement, l'humain se tourna vers moi, l'air grave :
— Je vais te conduire à l'hôpital. Là-bas, ils pourront t'aider, lâcha-t-il à mi-voix.
— Un hôpital ? Ce nom ne me plaît pas.
— Mais... Mais tu parles ma langue !
— Votre langage n'est pas bien difficile à apprendre pour un être supérieur. Pouvez-vous m'indiquer où je suis ?
L'humain plissa les yeux après avoir entendu mes propos. Était-ce le fait que j'ai mentionné ma supériorité qui l'ait gêné, ou bien était-il tout simplement sceptique ? L'homme ébouriffa finalement ses cheveux bouclés d'un air embarrassé et répondit :
— Un coin perdu sur Terre... Bienvenue dans la campagne, mon ami.
— Je sais sur quelle planète je me situe, soupirai-je. Comment m'avez-vous trouvé ?
— Une météorite est tombée à quelques kilomètres d'ici et je dois avouer que cela a piqué ma curiosité ! Et pourtant, c'est toi que j'ai trouvé...
J'hésitais à lui révéler la vérité. À vrai dire, j'avais peur des conséquences que cela pourrait engendrer, mais en même temps je ne pouvais pas le laisser dans le déni alors qu'il venait de m'aider. De plus, il finirait par faire le rapprochement entre mon armure, ma chute et mes blessures. Résolu, je décidai de lever le voile sur ma nature séraphique :
— Me croiriez-vous si je vous disais que je suis tombé du ciel ?
— Ne sois pas ridicule ! s'exclama l'homme en riant. Tu serais déjà mort depuis longtemps si c'était le cas.
— J'étais pourtant au seuil de la mort... Et vous ne trouvez pas cela étrange que je porte une armure ?
— Mais... Mais c'est impossible ! Tu ne peux pas être ainsi tombé du ciel ! bafouilla-t-il incrédule.
— C'est pourtant la vérité. Je ne peux pas vous le prouver, car mes pouvoirs semblent avoir disparu, mais vous devez me croire. Je suis un ange.
— Non... C'est... Non, cela ne se peut pas, répéta l'humain comme pour se convaincre lui-même.
Je hochai la tête en priant pour qu'il ne tombe pas dans la folie. Sa bouche grande ouverte et ses yeux écarquillés reflétaient déjà le choc cérébral qu'il traversait. Je supposais qu'il devait être en train de rassembler les morceaux de vérité et commençait à comprendre. Encore abasourdi, il s'assit dans un fauteuil et me regarda avec attention. Il ferma finalement la bouche, pour la rouvrir puis la refermer, tel un poisson.
— Je n'aurais peut-être pas dû vous le dire..., murmurai-je hésitant.
— Tu dois divaguer. Tes blessures te font perdre la tête, mon ami, répondit l'homme en niant toujours la vérité.
— Je sais que c'est difficile à accepter. J'ai cru comprendre que vous étiez croyant, dis-je en désignant une croix accrochée entre deux portes. Les anges étaient acceptés avant. C'est toujours le cas, non ?
— Les anges sont des légendes...
Étonné, je regardai l'homme qui me dévisageait d'un air perdu. Les humains semblaient nous avoir oublié, nous n'étions devenus plus que des mots sur du papier...
— Nous ne sommes pas des légendes. Nous sommes réels. J'ai quelques siècles de retard, mais j'ai vu la naissance des étoiles, la création de trous noirs et la poussière redevenir poussière. L'armure que je porte a été forgée au Paradis. Je ne divague point. Vous voyez déjà que certaines de mes blessures se sont refermées. C'est la vérité. Je suis un ange. Je suis réel.
— Je... J'ai besoin d'un moment, souffla l'humain en passant sa main sur son front humide.
Je haussai les épaules d'un air désintéressé. Les humains étaient si fragiles d'esprit. Le moindre choc émotionnel les mettait toujours dans tous leurs états.
— Et comment dois-je t'appeler ? Ai-je le droit de te tutoyer ? J'ai tant de questions ! s'exclama-t-il soudain admiratif.
— Appelez-moi Danael. Moi aussi j'ai des questions. Qui êtes-vous et que pouvez-vous me dire sur ce monde ?
*
Après une longue discussion, j'ai pu en apprendre plus sur l'époque actuelle et les différentes cultures. Avec l'humain, nommé Jack, nous avons convenu que je lui parlerais de tout ce que je savais en tant qu'ange, et qu'en échange il me logerait et continuerait de m'informer sur ce monde. Cela m'avait semblé être un marché équitable.
Il m'a par la suite présenté à sa femme et à leur fils de six ans. J'avais l'impression d'être un intrus dans cette famille qui semblait si heureuse. Malheureusement, je n'avais nulle autre part où aller, il me fallait donc rester auprès d'eux, au moins jusqu'à ma guérison complète.
On me donna des affaires et un lit dans une petite chambre. Les murs et le sol en bois dégageaient un aspect chaleureux. Néanmoins, la pièce semblait ne pas avoir habitée depuis longtemps d'après les toiles d'araignée qui ornaient le plafond. Une petite fenêtre illuminait la pièce et me permettait de profiter de la lueur du jour.
Je me dirigeai vers le miroir de la chambre et inspectai mes blessures. Mon corps n'avait pas encore totalement guéri et de sévères brûlures se mêlaient à mes anciennes cicatrices. J'observai le reflet de mon visage et constatai l'ampleur des dégâts : mes yeux étaient rouges et gonflés, ma peau déformée et du sang coagulé me donnait un aspect repoussant. Je passai ma main dans mes cheveux bruns pour essayer de les recoiffer tant bien que mal. En grimaçant, j'appliquai la glace que Jack m'avait donnée dans l'espoir que cela m'aide à guérir plus rapidement.
Les vêtements que j'avais reçus étaient simples et un peu trop larges pour moi, mais je les enfilai malgré tout. Je jetai un œil nostalgique aux morceaux restants de mon armure posés sur le sol. Avais-je encore le droit de la porter ? Après tous ces siècles de déchéance, pouvais-je encore me considérer comme un ange ?
Finalement, j'attrapai un vieux sac caché dans un recoin de la chambre et y plaçai mon armure brisée. Je devais m'en débarrasser. A chaque fois que je la regardais, je revivais la solitude des Limbes et la turpitude des Enfers. Chaque entaille dans l'alliage d'orichalque et de poussière d'étoiles était l'écho de chacune de mes erreurs.
Je jetai le sac par-dessus mon épaule et me dirigeai jusqu'à un lac situé près du domicile des humains. Le paysage sylvestre se reflétait dans l'eau limpide, évoquant une muraille d'or et de vermillon.
Empli d'une puissante mélancolie, je jetai les fragments un à un dans les profondeurs du lac. C'était comme abandonner une part de moi-même. Mon armure m'avait vu grandir. De ma création à mon péché jusqu'à ma décadence absolue, elle avait vu toutes les parcelles de ma vie, tous les nuances de mon âme et de mes émotions.
Et pourtant, je ne parvenais pas à verser la moindre larme. C'était comme si abandonner mon armure dans cette eau aux reflets nébuleux revenait à tourner une page de mon existence pour me lancer dans un nouveau chapitre de ma vie. Un soulagement, oui, voilà ce que c'était.
Je jetai un ultime regard aux fragments de mon passé qui sombraient dans les eaux dormantes. Oublier mon passé était impossible. L'accepter était la seule solution, mais en étais-je vraiment capable ? Était-ce au moins ce que je voulais ? J'esquissai un sourire contrit et détournai le regard. Je quittai la rive avec un étrange mélange d'émotions qui abritaient mon cœur, ignorant si j'avais vraiment fait le bon choix en abandonnant mon armure.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top