CHAPITRE 16 ◈ Les confessions d'un renégat

   Théa croqua dans la chair cuite, mâchant et déglutissant la viande d'un air délectable. Il était trop tard... Je lâchai  néanmoins le mien, et dans un élan d'espoir, me précipitai vers l'humaine. J'arrachai la nourriture de ses mains d'un geste brusque, ce qui eut le don d'agacer la jeune fille au plus haut point.

— Bordel, mais qu'est-ce qui ne va pas chez toi ? s'écria-t-elle en colère.

— Tu ne dois pas manger cette viande !

— Je meurs de faim et tu m'interdis de me nourrir ? Mais tu es fou ! Rends-moi ma viande, Danael !

— Je suis désolé, Théa. Je... Je comprends que tu sois affamée, mais tu ne dois pas manger cette viande... Sous aucun prétexte.

— Alors tu comptes me laisser mourir de faim, hein ? s'exclama-t-elle furibonde.

   Agacé par son comportement, je plaquai ma main sur mon front en soupirant. Comment diable était-ce possible d'être insupportable à ce point ? J'expirai pour me calmer, avant de reprendre :

— Tu te souviens d'Adonis ? Eh bien... Tu viens de le manger.

   Théa s'immobilisa, sidérée par ce que je venais de lui annoncer. Elle essaya en vain de recracher le morceau de viande qu'elle avait avalé il y a tout juste une minute, mais rien n'y fit. Elle possédait désormais des particules démoniaques dans son organisme. 

— Tu mens ! fulmina-t-elle avec véhémence.

— Tu ne sais toi-même plus quoi penser. Regarde-toi ! Pourquoi aurais-tu réagi ainsi si tu croyais que je mentais vraiment ? 

   L'éclat courroucé de ses yeux s'assombrit pour laisser place à une lueur ternie par la confusion de ses émotions. Elle me regarda, secouant la tête pour tenter de rejeter son désarroi.

— Je... Je ne sais pas, avoua-t-elle déconcertée.

   Elle se tourna vers Lucifer, qui comme toujours, esquissait cet éternel sourire niais au coin des lèvres. 

— Tu peux m'expliquer ? demanda-t-elle sèchement.

— Oh oh ! Madame l'humaine veut des explications ! ricana-t-il.

— Oui, j'en veux, alors dépêche-toi de me les donner.

— Tu ne devrais pas ainsi parler au Diable, tu sais...

— Que tu sois un Démon parmi les Démons ou un Saint parmi les Saints, je n'en strictement rien à faire. Je ne comprends pas la situation et je n'ai pas l'intention d'en rester là, alors dis-moi tout avant que j'efface ce rictus fourbe de tes lèvres par mon poing sur ta face !

   Lucifer récupéra son air imperturbable et commença à faire quelques pas sur le côté. Il se frotta le menton en fixant le sol tapissé de feuilles, se demandant si dire la vérité était vraiment le meilleur choix. Je pouvais comprendre ce qu'il ressentait : il avait essayé d'empoisonner Théa avec de la viande démoniaque pour mettre son plan à exécution. Il était bien trop terrifié à l'idée que ses craintes soient réelles.

   Il finit par s'arrêter et la toisa de ses yeux de Diable perfide. Il se racla la gorge et annonça d'un ton hésitant :

— J'ai tenté de t'intoxiquer avec la chair d'Adonis. C'était pour moi le seul moyen de savoir qui tu étais vraiment.

— Vive la démence ! s'exclama ironiquement l'humaine.

— Tu te méprends, jeune humaine. Je ne suis pas fou, j'ai simplement fait... Une petite expérience.

— A-t-elle au moins fonctionné ? railla Théa.

— Non, et j'en suis plutôt rassuré. Mais rien n'est encore sûr...

   La jeune fille leva les yeux au ciel en entendant cela. Évidemment... En tant qu'humaine, elle ne pouvait comprendre le sérieux de Lucifer dans cette situation. Agacée, Théa détacha son regard du Diable et se tourna vers moi :

— J'en ai assez de vous deux ! Vous êtes tout aussi fou l'un que l'autre ! Lucifer, si cela est vraiment ton nom, tu chantes haut et fort être le Diable ; et toi Danael tu gueules sur tous les toits que tu es un Ange !

   Sehaliah, qui avait assisté à toute la scène sans avoir osé prendre la parole, décida d'intervenir :

— Théa... Tu dois les croire, murmura-t-elle d'un air contrit.

— Alors même toi tu t'y mets maintenant ? 

   L'Ange gardien ne sut quoi répondre. Elle devait se surprendre elle-même à nous défendre, le Diable et moi. 

   Je soupirai : l'athéisme de Théa commençait à devenir un véritable problème. Mais... Comment lui faire comprendre que tout cela était vrai ? Elle avait vu les yeux de Lucifer devenir écarlates, elle a découvert que son père était possédé par un démon depuis dix ans, et malgré cela... Elle s'obstinait. Mais comment diantre était-ce possible ? Comment sa persévérance pouvait-elle subsister après avoir aperçu des fragments de ce qu'était l'Éther ? Je ne comprenais pas... C'était impossible. Cette humaine était une aberration à elle seule.

   Résolu, j'attrapai le bras de Théa et l'emmena avec moi à l'écart du reste du groupe. Elle me suivit sans rien dire, mais je discernai une certaine rage dans sa démarche. Ses pas se faisaient écrasants contre la terre et de violents soufflements s'échappaient de ses lèvres.

   Nous marchâmes ainsi pendant quelques minutes avant de nous arrêter à la berge d'un ruisseau. Je m'assis sur un rocher au dos aplati pour y reposer mes jambes. Quant à l'humaine, elle dénuda ses pieds et les trempa dans l'eau froide.

   Le lieu était reposant, concédant au silence sépulcral le règne de la forêt. J'observai le paysage, profitant du calme présent. L'humidité se ressentait de plus en plus tandis que l'odeur de mousses et de champignons envahissait l'endroit. A cause du feuillage épais qui formaient une arche au-dessus de nous, le ciel ne devenait plus qu'un songe invisible. L'obscurité se faisait plus pesante et écrasante au fil des minutes et même le souffle du vent se faisait discret, nous enveloppant dans le silence. C'était comme si nous étions seuls au monde, perdus dans une mer de chênes. 

 J'aurais aimé rester là pour toujours afin d'oublier le malédiction qui me rongeait. Mes pouvoirs... Dire que j'avais réussi à vivre plusieurs mois sans me rendre compte de leur absence. Dans quelques semaines je serai probablement envoyé dans le Néant si je ne trouvais pas une solution dès maintenant... Mais que pouvais-je bien y faire ? 

   Théa interrompit le cours de mes tourments en rompant la quiétude du lieu boisé :

— Pourquoi tu m'as amené ici ?

   Je laissai quelques secondes s'écouler, hésitant à répondre. Je finis néanmoins par céder à sa question :

— Je devais te parler. Sans Luci' et Sel' à côté.

— Sel' ? répéta Théa perplexe.

— Sehaliah. Tu sais, celle qui clame être ton Ange gardien...

— Oh... Je ne pensais pas que tu étais le genre de personne qui donnait des surnoms, sourit la jeune fille. Cela me surprend.

   Je haussai les épaules. Apparemment, elle, faisait partie des personnes qui se plaisaient à ranger les gens dans des boîtes afin de les catégoriser. Je préférai changer de sujet pour en aborder un plus sérieux :

— Théa... Tu ne me crois toujours pas, n'est-ce pas ?

   Elle ne répondit pas, mais ses yeux contrits parlaient pour elle. Je comprenais. J'ignorais comment, mais je comprenais. Je quittai mon rocher pour m'asseoir à côté d'elle et passai mon bras derrière son cou tandis qu'elle posa sa tête sur mon épaule. Ensemble, nous observions le doux ruisseau mener son périple.

— Te croire serait briser la promesse que j'ai faite dix ans plus tôt, lâcha finalement la jeune fille d'un air songeur.

— Arrête de te rattacher au passé, c'était il y a dix ans. Pense au moment présent, Théa !

— Une promesse est une promesse. Et puis tu dois savoir de quoi je parle ! Tu sembles également avoir des remords quant au passé.

   Elle avait raison. Les fragments de mon âme décadente s'envolaient sous les crocs aiguisés des regrets. Mais au moins, je continuais de me battre. Je n'abandonnais pas.

Ne laisse pas la tristesse du passé ou la crainte de l'avenir te voler le bonheur du présent. J'essaye de me répéter cette phrase à chaque instant de désespoir, lui confiai-je.

— C'est bien joli, mais ce ne sont pas les mots qui forgent les espérances, répliqua-t-elle.

— Tu te trompes. Ils ont une force bien réelle. Tu dois seulement croire en eux et en toi-même.

— Mouais... Dis-moi Danael, pourquoi es-tu si rattaché au passé ? Tu sais que pour moi c'est le décès de ma mère, mais toi... Tu ne dis jamais rien.

— Eh bien.. J'ai parfois l'impression que le passé m'échappe, que mes souvenirs ne sont plus que des songes devenus illusions... Les vestiges de mon histoire ont gravé mon âme par la décadence et la damnation, me faisant perdre presque tout espoir de rédemption. Je cherche à effacer le souvenir de mon péché, mais au fond de moi, je sens mon cœur se débattre. Oublier serait abandonner mes espérances à tout jamais... C'est ainsi que je combats mes peurs : avec les souvenirs de mon passé. Je sais que sans eux, je pourrais redevenir le monstre que j'ai été. Malheureusement cela me détruit par la même occasion...

   Théa ne répondit pas, absorbée par ma confession. J'ignorais si elle avait pris peur lorsque j'avais mentionné le monstre que j'avais jadis été, ou si elle était seulement concentrée sur mes affres angéliques.

   Dans tous les cas, j'avais désormais compris pourquoi Père – si c'était bien le fruit de sa volonté – m'avait fait rencontré Théa : parce qu'elle me comprenait.

   Deux âmes en peine au bord du ruisseau du destin : une Humaine au passé douloureux et un Ange au futur anéanti. Voilà ce que nous étions.

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