CHAPITRE 13 ◈ Illusion véridique

   Ne parvenant pas à dormir, j'attendais au centre de la tente que Lucifer finisse son tour de garde. Dès lors, nous pourrions reprendre la route. Mais pendant cette attente interminable, mes pensées ne cessaient de se bousculer. Comment Théa a-t-elle pu résister aux pouvoirs de mon frère ? Combien de temps me restait-il à vivre ? Réussirais-je à échapper au Néant ? Tant de questions sans réponse...

   L'entrée de la tente s'ouvrit brusquement pour laisser découvrir le visage de Lucifer. Des gouttes de pluie parsemaient ses cheveux de jais, donnant au Diable une mine déplorable. Mais même trempé de la tête aux pieds, il n'abandonnait pas pour autant son sourire sournois. Il s'avança pour venir se placer en face de moi, assis en tailleur et les bras croisés.

— La terre est gadouilleuse à cause de la pluie. Je ne pense pas que ce soit une bonne idée de reprendre la route maintenant, déclara-t-il pensif.

— Non, nous ne pouvons pas nous permettre d'attendre plus longtemps. Je sens mon énergie vitale se dégrader. En étant optimiste, je ne pourrais tenir que trois semaines dans cet état. Un mois tout au plus !

   Lucifer soupira, il devait vraiment me trouver pitoyable. Après des millénaires d'existence, je me retrouvais aujourd'hui confronté au Néant. Et puis, un mois... Auparavant ça m'aurait parut n'être qu'une seconde dérisoire, mais à présent cela me semblait être les jours les plus décisifs que je connaîtrais.

   Mon frère avait l'air d'hésiter quant à partir maintenant. Il était vrai que si l'on reprenait la route sur-le-champ nous risquions d'être ralentis par la boue. Cependant le temps ne nous attendra pas éternellement. Il fallait continuer. Lucifer dut penser de la même façon, car il se leva avec hâte avant de m'annoncer :

— Tu ne me laisses le choix... Nous partons, va réveiller Théa pour ranger les tentes, ordonna-t-il d'un ton qui n'autorisait aucune contestation.

   En temps normal, j'aurais rétorqué qu'il n'avait pas à me dire ce qu'il fallait que fasse, mais à ce moment-là je passai outre. Je sortis de la tente avec précipitation pour aller voir Théa.

— Debout, nous levons le camp, m'exclamai-je.

   Enveloppée dans son manteau pour se protéger du froid, la jeune fille manifesta son mécontentement par un grognement. Je lui donnai un léger coup de pied, agacé par son manque de dynamisme.

— J'arrive..., maugréa-t-elle en se dégageant de sa modeste couverture.

   Elle coiffa la crinière hirsute qui lui servait de chevelure en un grotesque chignon. J'assistai à la scène en silence, attendant qu'elle ait terminé. Ses gestes lents et son marasme commençaient à m'exaspérer, mais je réussis cependant à rester flegmatique en tapant frénétiquement du pied. Une fois qu'elle eut achevé sa coiffure interminable, nous sortîmes pour rejoindre Lucifer. Ce dernier avait déjà tout rangé, il ne nous restait donc plus qu'à ranger la dernière tente, ce que je fis après plusieurs pitoyables tentatives. Le Diable annonça le départ et nous reprîmes la route.

   Nous devions marcher depuis déjà quelques heures, errant sans réelle certitude dans les bois. La faim commençait à nous dévorer de l'intérieur et je me demandai quand est-ce que nous pourrions enfin manger. Auparavant, mon métabolisme angélique me protégeait de n'importe quel besoin, mais dans mon état actuel je craignais que ce ne fût plus le cas. Cependant je n'étais pas le seul dans mon cas, Lucifer commençait lui aussi à flancher. Bien qu'ayant encore tous ses pouvoirs, une exposition trop longue à l'emprise du monde terrestre pouvait toujours l'affaiblir.

   Et je ne vous parlais même pas de Théa ! La pauvre boitait presque et les gargouillements de son ventre résonnaient à travers toute la forêt. Elle refusait cependant d'abandonner, continuant à nous guider grâce à sa miraculeuse intuition. J'ignorais d'où elle tenait une telle détermination, mais était-ce vraiment possible d'accepter de tout quitter pour un voyage avec deux inconnus où nous étions tous incertains quant au fait d'atteindre notre destination ?

   Je rejoignis la jeune humaine en quelques pas afin de nous retrouver côte à côte. Cette dernière me vit surgir avec vivacité dans son champ de vision mais ne broncha pas. Elle me demanda simplement ce que j'avais à apparaître comme un putois enragé.

— Je viens seulement te porter compagnie, protestai-je indigné par sa comparaison.

— Vraiment ? dit-elle sceptique en levant un sourcil.

— Bon d'accord, c'était juste pour vérifier les chemins que tu prends, avouai-je d'un profond soupir.

— Tu n'as pas confiance en moi ? Je te signale que c'est toi qui m'as demandé de te servir de guide à toi et l'autre barjot. Fais donc preuve d'un peu plus de tact dans tes mots !

   Mais c'est qu'elle se vexait vite ! Et puis je n'étais pas certain que le terme "barjot" convenait le mieux au Diable... Je me retournai vers ce dernier qui marchait plusieurs mètres derrière nous, mais par chance il semblait plus captivé par le paysage que par notre discussion. Je repris la parole, choisissant mes mots avec plus de souplesse cette fois-ci :

— Jeune Demoiselle, cet homme que vous traitez de "barjot" s'avère être mon frère, Lucifer. Je suis conscient qu'il peut paraître insistant avec ses diableries, mais cela ne fait pas de lui un fou. Comprenez-vous ?

— Tu ne m'avais pas dit que c'était ton frère, lâcha-t-elle surprise.

— Savoir qu'il est le Diable est amplement suffisant pour toi, répondis-je en reprenant un vocabulaire plus courant.

— Il n'empêche que tu ne me fais pas confiance.

   Je soupirai à nouveau. Qu'elle était insistante ! Je portai ma main à mon front pour marquer mon exaspération.

— Ce n'est pas ça.... J'ai juste une impression déroutante, comme si quelqu'un nous observait.

— C'est encore un de tes baratins ? Tu en deviens vraiment insupportable.

— J'aurais préféré un mensonge cette-fois, mais malheureusement je ne mens pas...

— Dans ce cas, si ce que tu dis est vrai, nous devrions peut-être nous commencer à nous inquiéter, non ? demanda Théa anxieuse.

— Non, cela peut aussi bien être un effet négatif de mon état... À vrai dire je n'en sais rien ! Je suis tout aussi confus que toi.

   La jeune fille s'arrêta brusquement et se retourna vers moi :

— Les fantômes, ça existe ?

— Tu m'as dit que tu n'y croyais pas, rétorquai-je perplexe.

— Réponds-moi simplement.

— Eh bien, ils sont assez rares, mais il est possible d'en trouver qui errent près d'un cimetière ou bien dans un lieu qui leur est trop douloureux de quitter suite à des remords.

— Une tombe, ça vaut comme un cimetière, non ?

   Des marques d'inquiétude commençaient à apparaître sur son visage. Mais qu'est-ce qu'il lui arrivait, bon sang ? Elle était sensée être athée, pourquoi s'affolait-elle et me posait-elle toutes ces questions ?

— Oui, bien sûr.

— Alors c'est quoi ça ? demanda-t-elle en pointant du doigt une tombe dissimulée sous des branchages.

Ça, c'est le tombeau d'un mort que nous n'allons pas déranger plus longtemps... Lucifer, viens ! m'exclamai-je en me retournant vers ce dernier.

   Mon frère me rejoignit, lui aussi inquiet. Il réussit cependant à garder son sang-froid pour mieux réfléchir à la situation. Après quelques secondes de réflexion, il m'attrapa l'épaule avec force avant de déclarer :

— Il n'y a aucun fantôme aux alentours.

— Alors pourquoi ai-je cette impression qu'on nous observe depuis déjà plusieurs heures ? m'écriai-je.

— Je suis étonné que tu n'aies pas deviné plus tôt, Danael. Aucun défunt n'est présent à des kilomètres à la ronde, mais il y a bien quelqu'un qui nous suit.

   Théa s'avança vers Lucifer, totalement affolée.

— Qui est-ce alors ? demanda-t-elle en implorant une réponse.

— Je crois que tu le connais..., répondit le maître des Enfers en pointant son doigt vers moi.

   J'affichai une mine déconcertée. En plusieurs millénaires, j'ai rarement connu une si grande perplexité. Théa se tourna vers moi et poussa aussitôt un cri strident en reculant. Je ne comprenais rien à la situation. Que se passait-il donc ? Je questionnai mes deux acolytes, incrédule.

— Der... Derrière-toi, Danael ! s'exclama la jeune humaine.

   Je me retournai aussitôt et ce que je vis me laissa sans voix. Je ne m'attendais pas le moindre du monde à en trouver un ici ! Que faisait-il là ? S'était-il perdu ? Non, impossible... L'individu s'avança, un sourire sournois sur les lèvres comme je n'en ai jamais vu auparavant. Ses mains semblaient brûlées tandis que son visage transmettait l'épouvante et la médisance. Ses yeux entièrement écarlates flamboyaient du feu de l'Enfer. Il commença à se présenter, sa voix gutturale écœurant mes tympans.

— Adonis, démon des flammes tourmentées.

   Théa s'avança à son tour, à la fois terrifiée et déconcertée. Elle plissa les yeux avant de reculer, épouvantée par la réalité de la situation. Bégayant d'abord, elle finit cependant par former un mot, un seul :

Papa ?

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