CHAPITRE 10 ◈ Les arcanes célestes ✔
Voilà plusieurs heures que j'attendais au pied de ce chêne, installé contre l'écorce rêche et peu confortable. Derrière moi, la forêt était noyée dans une mer de feuilles d'or et de rouge vermillon. J'osais à peine regarder ce tableau d'automne qui faisait vibrer mon cœur par sa splendeur. La douce brise du vent me berça dans son souffle de glace et je fermai les yeux pour ressentir la quiétude de ce lieu qui affrontait le trépas à sa façon.
J'entendais au loin la cacophonie de la vie humaine, mêlant les klaxons bruyants aux crissements de pneus et aux voix criardes des hommes. Puis de l'autre côté, les chants des oiseaux, le bruissement d'un ruisseau et la caresse du vent sur les feuilles. En repensant à la forêt inerte des Limbes, je fus frappé par la vie, pure et éternelle, qui se dégageait de ces sons.
Soudain, une odeur de soufre se répandit dans l'air et un violent claquement d'ailes parvint jusqu'à mes oreilles. Je soupirai devant le manque de discrétion de l'ange.
— Tu es en retard, maugréai-je.
— J'ai eu quelques complications. Pour que ton humaine n'ait plus de problème avec son espèce, je voulais effacer la mémoire de son père et altérer la sienne.
Surpris par ses paroles, j'ouvris un œil et fronçai les sourcils. Lucifer me faisait face et agitait ses six ailes noircies par la déchéance et déployées avec toute leur grâce. Je n'avais pas l'impression d'avoir le Diable en face de moi, mais un ange à la beauté ineffable. Je devais avouer que j'étais presque jaloux de le voir ainsi exposer sa nature séraphique.
— Range ces ailes avant que l'humaine n'arrive. Elle pourrait perdre la raison en les voyant..., marmonnai-je en grinçant des dents.
Lucifer acquiesça et replia fièrement ses ailes dans un froissement à peine audible. Il s'approcha de moi, le regard songeur. Il semblait confus, comme si quelque chose le dérangeait.
— Je n'ai pas réussi à modifier leur mémoire, lâcha-t-il finalement.
— Comment ça ? m'enquis-je perplexe.
— Je ne sais pas... J'étais allé voir Théa et son père, mais mes pouvoirs n'ont pas fonctionné sur eux.
— De simples humains qui résistent à un séraphin ? Ils sont de vrais rocs, ma parole !
— Ou alors ils cachent quelque chose, murmura-t-il avec un air préoccupé.
— Ils seraient des anges ? Des démons ? Mis à part l'absence de leurs anges gardiens, je n'ai pourtant rien vu d'anormal, répondis-je en essayant de me remémorer un détail qui donnerait un sens à tout cela.
L'ange s'assit près du chêne en face du mien et appuya l'arrière de sa tête sur le tronc de sorte à voir le ciel. J'avais la sensation qu'il n'était pas tout à fait honnête avec moi, mais je ne voyais pas ce qu'il pouvait me cacher de plus. Lucifer mordilla ses lèvres avant de se relever et de me demander, inquiet :
— Danael, as-tu remarqué sa bague ?
— Celle avec le triskèle ? Oui, sa mère la lui a donnée avant de mourir.
— Sa bague contient quelque chose. Je crois bien que ce sont des souvenirs. Quelqu'un les a scellés dans sa bague.
— Mais l'art des souvenirs est extrêmement complexe. Si je me souviens, cela t'a demandé des siècles d'entraînement pour le parfaire. Es-tu sûr de ce que tu avances ?
— Je ne peux pas l'affirmer, cependant c'est ce qui me semble le plus probable, répondit-il en caressant son menton glabre.
— Mais il faudrait un séraphin ou un ange étonnamment puissant pour sceller ses souvenirs, non ?
— C'est cela le plus étrange, acquiesça Lucifer. Aucun séraphin ne s'abaisserait à retirer des souvenirs à une simple humaine. Un dieu ne donnait jamais son attention à un cafard.
Je repassai le terme « Simple humaine » dans ma tête. Et si Théa avait quelque de spécial ? Non, j'effaçai aussitôt cette pensée ridicule. C'était tout bonnement impossible. De ce que j'avais vu, Père avait arrêté d'intervenir dans le monde humain depuis plusieurs siècles. Plus d'arche, plus de tempêtes. Juste les hommes livrés à leur propre sort et guidés par leurs anges.
Je dévisageai Lucifer qui semblait perdu dans ses pensées. Les traits de son visage étaient crispés et il serrait ses lèvres en une moue dubitative. À ce moment-là, j'avais l'impression de voir un être vulnérable, tourmenté et solitaire. Loin de l'image du Roi des Enfers ! J'espérai secrètement que ce ne fut pas un masque pour me manipuler une fois de plus.
— Tu as l'air bien pensif, Lucifer, déclarai-je finalement pour briser le silence.
— Je me demande si Père ne serait pas intervenu.
— Ce serait absurde, tu le sais bien.
L'ange se releva brusquement et agita ses bras pour accompagner ses paroles. Je venais de toucher sa corde sensible...
— Il nous manipule depuis le début ! s'exclama-t-il d'un ton courroucé. Cette humaine n'est peut-être qu'un autre pion de l'échiquier.
— Pourquoi es-tu si certain que Père nous manipule ?
— Je l'ai observé pendant longtemps, mon frère. Très longtemps. Et j'ai vu clair dans son jeu, chaque ordre qu'il donnait avait un but bien précis !
— Il a plan pour l'humanité, mais cela n'a rien d'étonnant. Je suppose que c'est comme un jeu pour lui.
— Non, non, non, répéta-t-il en secouant la tête. Cela va plus loin. Il t'a demandé d'intervenir sur Amathìs il y a quatre mille ans. Je suis sûr qu'il avait prévu que cela t'amènerait à la déchéance !
C'en était trop. Je me levai à mon tour et frappai violemment le sol avec mon talon pour le faire taire. J'ignorais comment il en était venu à une telle conclusion, mais c'était d'une absurdité grotesque. Je reconnaissais à peine l'ange que j'avais connu pendant des millénaires.
— Assez, Lucifer ! m'écriai-je d'un ton autoritaire.
Un spasme nerveux parcourut les lèvres de mon frère. Il pinça celles-ci et un long sifflement s'échappa de ses narines dilatées, tel un taureau prêt à charger. Le Diable serra les poings et lâcha d'une voix cinglante :
— Tu es aveugle. Père a gravé un bandeau sur tes yeux !
— Non, tu as ton propre de point de vue. Je le respecte, mais je t'interdis de me l'imposer, répondis-je en sentant la colère monter en moi.
Lucifer grinça des dents avant de s'immobiliser brusquement.
— Qu'y a-t-il ? demandai-je inquiété par son attitude.
— Quelqu'un arrive.
Je me tournai dans la direction où ses yeux portaient et découvris une silhouette s'approcher. Sa démarche lente et assurée me rappelait quelque peu celle de Théa. Je soupirai de soulagement avant de me calmer, plus serein. L'humaine portait une épaisse veste jaune et noire qui ne passait pas inaperçue et avait coiffé ses cheveux en une longue tresse rousse. Son menton était enfoui dans une écharpe assortie à ses yeux ambrés pour échapper à l'air glacial. Quand elle se tourna, je remarquai enfin l'énorme sac gris qui lui donnait une étrange carapace m'arrachant un sourire niais.
— J'ai tout ce qu'il nous faut ! s'exclama-t-elle enthousiasmée. De l'eau, des allumettes, des couteaux !
— Et des vivres ? intervint Lucifer.
Théa le regarda avec de grands yeux, interloquée. J'avais bien peur qu'elle ait oublié.
— Hum... On chassera ? répondit-elle en ébauchant un sourire maladroit.
J'étais tout de même surpris par son enthousiasme, elle ne semblait pas du tout inquiète. Partir à l'aventure avec deux hommes qu'elle connaissait à peine ne semblait pas lui pas peur. J'admirais son courage, même si je savais qu'elle cherchait en réalité à fuir sa vie et son père. Elle devait vraiment être brisée.
Soudain, Théa fronça les sourcils et s'approcha de Lucifer d'un air intrigué :
— Au fait, je ne connais pas ton nom.
Le Diable la regarda, perplexe. Il la voyait sûrement comme un singe qui apprenait à penser. Habitué à la cruauté des démons, il n'aimait pas les humains qui manquaient de férocité à son goût. Il avait néanmoins un intérêt pour les hommes et femmes qui se démarquaient, même par les moyens les plus barbares.
Il passa sa langue sur ses lèvres comme un lion devant sa proie et s'avança dangereusement vers Théa. Celle-ci restait de marbre devant lui, même si j'ignorais si c'était la peur ou le courage qui la paralysait.
— Qui je suis ? déclara Lucifer avec une lueur sournoise dans les yeux. Tu veux vraiment le savoir, jeune humaine ?
J'assistai à la scène, inquiet pour Théa. Pourtant, cette dernière ne réagit pas au terme qu'employa mon frère pour la designer et continua de le fixer avec témérité. Elle hocha simplement la tête, sans prendre la peine de répondre avec des mots.
Le visage de l'ange n'était désormais plus qu'à quelques centimètres du front de la jeune fille. Une tension lourde s'installa entre eux et aggrava la crainte déjà présente dans mon esprit. Les yeux de Lucifer devenaient de plus en plus bleus, de plus en plus brillants et de plus en plus effrayants, jusqu'à délaisser leur couleur céruléenne pour des reflets cyan terrifiants. Sa sclérotique blanche noircit pour adopter des nuances sombres et opaques, provoquant immédiatement la terreur chez sa proie.
Face à ce spectacle, Théa frémissait de peur. Oui, je pouvais sentir l'angoisse monter en elle, comme un tourbillon de vent qui grandissait jusqu'à devenir une tornade ravageant tout sur son passage. Les yeux horrifiés de l'humaine s'écarquillaient, j'entendais son souffle s'accélérer en même temps que les battements de son cœur. Elle était terrorisée.
— Je suis le Diable, déclara Lucifer, ses yeux céruléens devenus deux perles cyan qui brillaient dans l'obscurité comme les pupilles d'un animal.
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