CHAPITRE 1 ◈ Mille ans ✔
Voilà maintenant mille ans que j'errais dans ces couloirs sombres et oppressants. Chaque pas était un peu plus lourd que le précédent et écrasait les braises avec une cruauté saisissante. Les cendres me brûlaient les pieds, mais je continuais pourtant d'avancer. Pourquoi ? Je l'ignorais.
Sûrement était-ce ma peur du Néant qui m'empêchait d'abandonner. Cette angoisse, indicible mais bien présente qui m'abritait depuis ma déchéance. Elle rampait en moi et lacérait mes entrailles, s'agrippant à mon cœur comme un parasite éternel. J'avais beau la rejeter, la recouvrir d'espoir et d'illusions, elle revenait à chaque fois. Car au fond de moi, mon âme était vide. Plus de rêve, plus de joie, plus de désir, plus de vie. Juste la peur et le chaos.
Ma première erreur avait été d'être un ange. Ma deuxième... Je préférais l'oublier. Je serrai les poings et plantai mes ongles dans ma chair pour rejeter la vague de mélancolie qui essayait de m'engloutir. Je devais tenir bon !
C'était le dernier jour. Le dernier ! Après cela, je serais libre ! Je levai la tête, décidant enfin d'arrêter de contempler les braises qui dansaient sous mes pieds. Prisonnier de mon armure séraphique, j'observai le paysage infernal qui me narguait depuis trop longtemps. Plus jamais je ne le reverrai. Plus jamais je ne reverrai ce tableau peint par la haine et la souffrance, la mort et la désolation. Je pris le temps d'observer chaque détail une dernière fois, chaque entaille dans la toile de feu.
De puissants geysers écarlates jaillissaient vers le ciel dans des détonations assourdissantes. Nul ne savait si c'était de la lave ou le sang des torturés. Probablement un peu des deux.
Chaque éruption était accompagnée des hurlements d'un condamné. Les cris désespérés et les pleurs amers résonnaient dans mon cœur comme des épées tranchantes. Les sons déchirants qu'il hurlait contenaient la torture insoutenable qu'il endurait. Ce vacarme de souffrance traversa mon corps et je ressentis alors la douleur de chaque entaille dans son âme et le désespoir qui le rongeait.
Mais je ne pouvais rien faire. À chaque hurlement, je devais continuer mon chemin et ignorer son supplice. Lâche, je préférai détourner le regard des geysers.
Les Enfers étaient impitoyables. Même les démons les plus cruels n'y trouvaient jamais la paix. Tous les êtres qui foulaient le sol de braise étaient immédiatement voués à être torturés d'une manière ou d'une autre.
J'inhalai les vapeurs de soufre pour me calmer. Chaque centimètre de ce monde peignait un tableau de souffrance et de désespoir. Là-bas, il y avait ce lac empourpré où des silhouettes dansaient dans les flammes infernales. Les âmes n'hurlaient pas, mais je pouvais entendre leurs lamentations silencieuses.
Un peu plus à gauche, on voyait un homme condamné à pousser un rocher de plusieurs tonnes, pour le voir retomber en bas de la montagne dès qu'il eut atteint le sommet. L'impuissance et l'affliction sur son visage étaient devenues un spectacle unique pour tous les démons.
Je soupirai à la vue de cette image désolante. Je ne pouvais même pas plaindre ces âmes, car elles avaient mérité leur sort.
Lassé, je m'avançai vers les Portes du palais des Enfers, là où résidait le Diable en personne. Elles étaient spectaculaires, ornées de décors destinés à effrayer quiconque s'en approchait trop. Les crânes d'une hydre étaient incrustés au sommet et ses immenses crocs menaçaient de déchiqueter l'âme qui oserait les regarder trop longtemps.
Une brume dorée s'échappa soudain du seuil de bronze et s'enroula autour de mes jambes. Du soufre, la matière caractéristique des démons... Je grimaçai en sentant l'odeur forte s'immiscer dans mes narines. On y retrouvait bien là l'orgueil de mon frère, son désir d'exhiber sa puissance et sa suprématie.
Il n'y avait aucune poignée, mais à mon approche les portes s'ouvrirent avec une lourdeur désespérante, accompagnée d'un grincement sourd.
Je le vis aussitôt. Lui, qui attendait depuis plusieurs siècles, allait enfin connaître mon ultime réponse. Je traversai la salle sous son regard glacial, le cœur serré et le pas pressant. À chaque fois que mon talon effleurait les cristaux opaques, une flamme bleue jaillissait du sol, libérant un brasier impétueux. Le sol de quartz cristallisé lacérait mes pieds brûlés, mais je continuais pourtant d'avancer, endurant la souffrance et la chaleur ardente avec un visage impassible. Il était hors de question qu'il me voie grimacer de douleur.
Les vastes colonnes de lave qui s'élevaient jusqu'au plafond m'encourageaient à réduire l'espace qui me séparait du trône infernal. Sur les côtés de l'immense pièce se tenaient des statues de diamant aux allures monstrueuses qui représentaient des anges défigurés. Derrière elles étaient suspendues des crânes humains dont du sang coulaient inlassablement des orbites vides, tapissant les murs d'un liquide écarlate. Je déglutis de dégoût face à ce spectacle répugnant et détournai le regard.
Seulement quelques mètres nous séparaient désormais. Je gravis les marches imposantes pour arriver jusqu'à lui. Son trône immense dominait la pièce et projetait son ombre géante sur les murs constellés de sang. Le dos du siège était décoré de pics acérés qui rejoignaient un gigantesque crâne de dragon rugissant une couronne de feu bleu et éternel.
Le dos droit, les jambes croisés et les mains posées sur les accoudoirs du trône, il rappelait la stature intimidante des rois. Son armure forgée dans les flammes de l'Enfer et ornée de diamants et de rubis ne le rendait pas moins impressionnant.
Mais je n'avais pas peur en le regardant. Mon frère pouvait être méprisable et avoir des goûts ignobles, il y avait toujours cette grâce en lui qui le rendait si lumineux. Même ses cheveux d'or et ses yeux de saphir lui donnaient un air bienveillant qui contrastait avec son caractère froid et manipulateur. Il était ce renard fourbe qui vous aidait puis qui vous poignardait dans le dos.
L'étincelle de défi présente dans ses iris bleu roi confirmait d'ailleurs ses intentions perfides. Arrogant, il me toisait du regard avec un rictus sournois au coin des lèvres. Je lui aurais planté un pieu dans le cœur si cela avait au moins pu effacer ce sourire narquois de son visage. Je soupirai et l'écoutai parler du haut de son trône infernal :
— Cela fait désormais un millénaire. As-tu pris ta décision, mon frère ?
— Croyais-tu vraiment que l'allais m'incliner face à ton jeu si dérisoire ?
— Il ne s'agit pas de s'incliner, il s'agit de se soumettre, corrigea l'ange avec dédain en recoiffant les cheveux blonds qui tombaient sur son front.
Je plissai les yeux, exaspéré par ses éternelles aberrations :
— Cela revient au même. Ce ne sont pas les mots que j'emploie qui vont altérer ta détermination. Qu'importe ce que je dis, ce que je fais ou ce que j'ai vécu, rien ne te fera changer d'avis.
— Je peux en dire autant de toi. Tu es aussi tenace qu'un démon éviscéré souhaitant récupérer ses tripes ! répliqua-t-il en grimaçant d'ennui.
— Mais tu sais bien que je ne suis pas un pion qu'on manipule à sa guise, Lucifer ! Jamais je ne te rejoindrai, répondis-je irrité par sa grotesque comparaison.
L'ange quitta son trône, caressant avec langueur les accoudoirs parfaitement polis, et poursuivit en ignorant ma remarque :
— Tu n'as nulle part où aller. Père t'a banni du Paradis et tu sais très bien que c'est irrémédiable. Tu es dans une impasse.
— J'exigerai ma rédemption !
— Il ne te l'accordera jamais.
J'étais en proie au désespoir, mais je refusais de le montrer. Mon frère insistait depuis des siècles pour que je rejoigne son armée d'anges dissidents, mais accepter, c'était lui concéder mon âme. Chaque jour, depuis mille ans, il me demandait de rejoindre ses rangs. Mais je refusais à chaque fois, encore et encore. Mon cœur avait déjà été corrompu, je souhaitais garder les ultimes fragments qu'il restait de mon ancien-moi.
— Je ne rejoindrai jamais ta légion maudite. Mène ta guerre puérile avec Père si tu le souhaites, mais ne m'oblige pas à prendre part à ce conflit fastidieux ! m'écriai-je d'un ton sec.
— Tu es condamné ! rugit-il avec véhémence. Les portes d'Eden te sont désormais fermées pour l'éternité et ton seul espoir est de me rejoindre !
Avant qu'il ne termine sa phrase, je lui tournai le dos en lâchant un ricanement cynique. Je savourai l'écho funeste qui résonna dans l'immense salle.
— La situation est plutôt ironique, tu ne trouves pas ? Toi qui d'habitude es si inflexible, je m'étonne à te voir aussi furibond. D'ordinaire, c'est moi l'irascible.
— Au moins, moi, je n'ai pas commis le plus exécrable des péchés à cause de ce vilain défaut.
Je me mordis la langue pour rester calme. Il cherchait à me provoquer. La colère était mon point faible et il le savait. Je ne pouvais pas le laisser me manipuler aussi facilement. Mais avant que je ne puisse répliquer, Lucifer se plaça derrière moi et m'arracha un cheveu qu'il compara avec un des siens.
— Qu'as-tu fait à tes cheveux ? Ils étaient mieux en blancs. Être brun ne te va pas et de donne l'allure d'un démon dépressif, dit-il en mimant une moue contrariée.
— Tu te soucies de mes cheveux maintenant ? Allons, ne sois pas ridicule. Je vois bien que tu essayes de me distraire, mais tu ne m'auras pas, Lucifer. Tu n'es qu'un être dérisoire soumis à des rêves chimériques. Tout n'est qu'illusions, et lorsque tu croiras avoir enfin réussi, tu comprendras que ce n'étaient là que les ambitions d'un ange capricieux à l'orgueil trop prononcé.
J'entendis un bruit sourd terminer ma phrase. Je reconnaissais ce son entre mille : l'écho du Gong infernal. Frappé depuis les rives du Styx, la résonance retentissait à travers tous les Enfers. Il s'agissait d'une convocation réunissant tous les princes, ducs et généraux. En l'entendant, Lucifer récupéra son air imperturbable et répliqua :
— Tu oublies notre passé commun. Je sais qui se cache derrière ce masque fallacieux, cesse de prétendre être celui que tu n'es pas.
— Je ne suis plus qu'à un fil de céder à la décadence absolue, Lucifer ! C'est mon choix de renier ce fait, tu ne peux t'y opposer.
— Qu'importe ! Je t'ai offert une seconde chance et tu n'as pas su prendre la bonne décision. La prochaine fois que nous nous reverrons, fuis tes sentiments déraisonnés sans quoi tu devras faire face au Néant. C'était mon dernier avertissement. À bientôt, Danael.
Lucifer me jeta un dernier regard hautain, puis déploya ses ailes de jais et s'envola en direction du gong qui résonnait toujours. Tourmenté, je regardai son trône resplendissant dans le brasier de flammes bleues. Je devais trouver une solution à tout prix. J'étais pris entre deux armées éminentes : celle de Père, l'Armée des anges vertueux, et celle de Lucifer, l'Armée des anges dissidents. Je soupirai et déployai à mon tour mes ailes. Le monde des Mortels était tout ce qui me restait.
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