Septembre 2024

Passer des hauts buildings de Beijing aux routes sinueuses des montagnes du Vercors, avec ses forêts au vert profond, et son air frais, je ne peux empêcher une pointe de mélancolie de m'assaillir. Non pas que la nature française ne m'attire pas, mais les bois denses et humides de Chine ou les steppes glaciales de Russie me conviennent mieux. Je suis habituée à la dureté de mon environnement. Le froid mordant serait incapable de me faire plier. Peut-être est-ce l'origine même de mon problème. Ces dernières années, je me suis mise à rechercher la difficulté, à me complaire dans le pénible, et je suis lassée du facile et de l'insipide. J'ai tant vu à un jeune âge, tant voyagé. Deux ans en arrière, je me serais laissée gagner par la beauté du Royans, et j'aurais voulu en apprendre davantage sur cette région française. Mais, je n'arrive pas à m'émerveiller des vives couleurs, ni à m'intéresser aux paysages et à ce qui le constitue.

Le chauffeur nous dépose précisément à midi devant un petit restaurant de Pont-en-Royans. Si cela ne tenait qu'à moi, je tirerais une tête de six pieds de long et m'endormirais quelque part, pour ne plus déranger personne, y compris pour ne plus me déranger. Cependant, Nathaniel, le britannique qui a eu le malheur de voyager en France aux mêmes périodes que moi, il y a deux ans, est surexcité d'en découvrir plus sur ce beau pays. Sa dernière visite s'est arrêtée net aux alentours du Mont Blanc et je l'ai embauché aussitôt. Je sais qu'il est reconnaissant d'avoir vécu en Chine depuis, mais sa liberté lui manque.

Il se maîtrise. Mal. J'ai l'impression que mon aura, toujours terne, toujours morose, a déteint sur lui et cela me fait peur. Je suis effrayée à l'idée de noircir l'âme des personnes autour de moi. De plus en plus, il prête attention à ses émotions et à ce qu'il en dévoile ; d'une personnalité franche, sarcastique et enjouée, il se contient et est devenu taciturne, derrière moi ou à côté de moi, mais constamment dans mon ombre. Il est à présent le prolongement de mon être. De moins en moins, il plaisante et raille, masquant ses opinions sous les miennes, parlant à ma place et rarement pour lui-même.

Aujourd'hui ne déroge pas à cette nouvelle routine inquiétante. Il a passé son temps à dormir dans l'avion, tout comme moi, et au réveil, il a revêtu sa casquette de professionnel, à courir dans tous les sens pour m'obtenir une voiture au plus vite, à diriger notre chauffeur vers l'objectif, sans jamais prendre une minute à lui pour observer le paysage. Pourtant, je connais son amour inconditionnel pour les montagnes, surtout quand les forêts sont formées de sapins sombres et de feuillages vert foncé. Il les affiche sur tous ses écrans, d'ordinateur, de téléphone, et arbore avec fierté un immense tableau de la Forêt de Pierre du Yunnan dans son salon. Or, Nathaniel ne sourit pas et ne paraît pas intrigué un instant par l'environnement.

Il est sur le point de me céder la place en terrasse qui fait face à une vue des plus charmantes, en légère hauteur, donnant sur la rivière en contrebas. Je me dépêche alors de m'asseoir à la chaise vue sur le restaurant, et il fronce les sourcils mais ne commente pas. Le voir dans cet état, à jouer un rôle constant, me brise le cœur et me déprime encore plus, ce qui n'arrange ni lui, ni moi. Oh que j'aimerais rire aux éclats et trinquer à la vie, mais quelque chose me retient en arrière, me tire vers le bas et je n'ai jamais cessé de me noyer depuis deux ans. Cela, je le garde pour moi. Il suffit que Nathaniel constate ma mine dépitée et maussade tous les jours pour en plus l'alourdir de mes pensées fatiguées.

Par chance, à l'arrivée du menu, son sourire originel, celui qui le rajeunit et rappelle comment je l'ai arraché à sa vie d'avant lorsqu'il a signé le contrat pour m'accompagner dans la vie et jusque à ma mort, ce sourire authentique réapparaît et il commande pour nous deux, sachant pertinent que je me fiche de la nourriture servie dans mon assiette. Enfin, oui et non. Je tique une première fois au monticule de salade assaisonnée surplombée de ses tartines de fromage. Mon estomac, lui, gronde au plat, bien gras, bien chargé en graisses saturées. Je foudroie Nathaniel du regard, et il me répond en ricanant.

Au début, je fais mine de refuser ce plat, mais une certaine culpabilité me saisit les tripes, en particulier au passage des serveurs, et puis, je déteste le gaspillage. Alors, je me force à ingurgiter toute cette nourriture. Je suis étonnée que tout rentre dans mon ventre sans avoir envie de vomir. Sans me faire vomir. Sans en être malade. Nathaniel semble extrêmement satisfait, à tel point qu'il appelle en toute hâte une jeune fille pour qu'elle amène le dessert. À cela, je m'oppose vivement. Il ne faudrait pas abuser non plus... Seulement, l'heure suivante et même celle d'après, je pense à ce repas, à ce dont j'ai été capable de manger. Et à chaque fois que mes pensées tournent autour de la dangereuse délivrance, je replace les chaînes et songe à ne pas dîner ce soir.

En toute honnêteté, il se pourrait aussi que le programme de la journée me coupe l'appétit. Je ne dis rien à haute voix, mais Nathaniel déduit tout à ma façon de marcher lentement dans le village, à descendre vers la rivière, la Bourne, où des enfants s'amusent sur d'étranges escaliers, à tourner en rond dans les magasins pour gagner du temps. Bien sûr, nous nous sommes renseignés avant de venir, sur l'adresse exacte de Jasper de Villiers. Par nous, j'entends qu'il a effectué toutes les recherches et qu'il m'en a fait un compte rendu détaillé.

Nous avons donc tous les deux conscience que nos pas nous rapprochent irrémédiablement de la partie supérieure du village, où de Villiers s'est acheté un appartement de trois étages, soit tout l'étroit bâtiment, tassé sur lui-même, coincé entre un magasin de souvenirs et la maison d'un particulier. Je lis l'enseigne et le nœud à mon estomac se tortille d'appréhension. DEVISE.

—Quel nom...! ai-je crié quand Nathaniel me l'a lu. Je me suis rendu compte de l'énergie que j'avais mis dans cette simple exclamation, et mon expression est redevenue posée, distante, en ajoutant : peu accrocheur.

Et là, Nathaniel m'a expliqué l'origine la plus idiote et naïve d'un nom de boutique qui soit. DE pour Delacroix, VI pour Villiers et BLAISE. 

—  Cela ne devrait-il pas être un PAS ou un TEUR ?

—De toute évidence, ils n'avaient pas d'idées en ouvrant leur magasin, a rétorqué Nathaniel en haussant les épaules. Deviteur. Devipas. Encore moins accrocheur que Devise, si vous voulez mon avis.

Devise, par conséquent, est une boutique d'antiquités et d'œuvres d'art. Devise, par extension, est l'appartement de retraite de Jasper de Villiers, où ses deux acolytes de toujours habitent de manière plus ou moins officielle avec lui. Disons qu'il leur a laissé le choix de vivre leurs aventures et de s'installer n'importe où plutôt qu'ici, mais que leur amitié est assez forte pour résister à la monotonie d'un quotidien routinier. Du moins, je l'ai compris ainsi.

— Tu es sûr que nous ne tomberons pas nez à nez sur Caroline.

J'ignore s'il s'agit d'une question ou d'une supplique contrôlée, mais Nathaniel me répète pour la vingtième fois au moins que ma cousine est partie pour la Loire avant-hier et que je ne risque pas de croiser son fiancé. Blaise Pasteur. Je compte en apprendre le plus possible sur lui, en quelques heures tout au plus. Inutile de s'éterniser dans le Royans. Inutile de m'immiscer dans leur vie. Je ne souhaite que résoudre deux mystères : quel hasard sordide a poussé Caroline dans les bras d'un pilleur de tombes réputé ? Est-elle heureuse ? Je trouve une réponse à ces questions et je m'en vais.

Nathaniel réussit, après de longues minutes à fixer les boules de neige à l'effigie du Royans et de sa faune, à me traîner à l'extérieur de la boutique de souvenirs. La semelle de mes chaussures racle sur le bitume à deux mètres de Devise. Et s'il me reconnaissait ? J'ai retourné cette problématique dans tous les sens. Il est impossible que Jasper de Villiers se souvienne de moi, et particulièrement de mon visage, puisque j'étais couverte de boue et de sang, la peau gonflée à cause des morsures d'insectes, et dans une pénombre relative. Mais, et si ?

Alors que je m'immobilise avec nervosité, les jambes ancrées dans le goudron, l'air de défier Nathaniel de me tirer à nouveau, une personne pressée sort en trombe de Devise et nous bouscule presque dans sa précipitation. Nos regards s'accrochent et se décrochent en une fraction de secondes sans qu'aucune émotion ne passe entre nous. Il porte une amphore aux motifs très détaillés, intenses, couleur d'ocre délavée, mais je n'ai pas l'occasion d'en étudier l'origine ou la matière, car il la pose délicatement au sol, sur un piédestal improvisé, et s'apprête à regagner l'intérieur.  

—Pardon, pardon, ça pèse une tonne !

Ce rictus stupidement niais. Nathaniel est figé dans mon dos. Je crois avoir oublié la façon de respirer. Jasper de Villiers en chair et en os.

— Chez Devise, notre devise, c'est : écoutez votre cœur et non votre raison. Surtout en voyant le prix !

Il glousse à sa propre remarque, mais, ne recevant aucune réponse de notre part, sa bonne humeur s'efface derrière son souffle erratique et il conclut :

— Venez jeter un coup d'œil à nos antiquités.

Le voilà reparti dans son magasin. Il n'a pas changé de mes souvenirs, tout en étant complètement différent. Voir sous un autre jour prend tout son sens. La lumière d'un Royans ensoleillé atténue les rides d'épuisement qui avaient attaquées son visage, que ce soit à cause de son véritable épuisement ou de l'ombre généré par sa lampe. Il apparaît bien plus jeune ou devrais-je plutôt dire vivant. Oui, c'est cela, tous ses traits du visage sont parcourus par une vivacité inouïe. 

Nathaniel guette ma réaction, mais mes pensées sont encore focalisées sur le brun clair, quasi-châtain, de ses cheveux courts aux discrètes ondulations, décoiffé, lui prêtant un air décontracté et imparfait. Sous terre, je n'avais rien capté des nuances de son regard, tandis que la brillance de ses pupilles mettent en évidence l'or perdu dans son cercle d'acajou. Somme toute, un homme à l'allure banale, peu musclé, de taille moyenne, à l'apparence classique, et qui porte sur ses épaules le fardeau de plusieurs tombes découvertes et excavées, qui porte sur ses épaules le poids de ma survie.

— Maintenant que j'y pense, vous n'avez jamais mentionné votre rencontre avec lui.

Parce que, venant de mon esprit, la seule évocation de ces quelques jours piégés dans les Alpes pourrait me tuer, de mon cœur qui s'emballe, de ma mémoire qui surchauffe, ou de mon semblant de contrôle qui s'écroulerait pour de bon. Mieux vaut que je ne déterre pas ces souvenirs méticuleusement enfouis très loin. Nathaniel ne me questionne pas à ce sujet, il ne se le permettrait pas. Il ne s'en étonne pas non plus, car il devine les raisons de mon silence meurtri. Il remarque, c'est tout. 

— Vous cherchez quelque chose en particulier ?

Nous relevons simultanément la tête vers un homme penché au balcon du premier étage, un vase très ancien et probablement très coûteux, et rare, et précieux, sous le coude. Nolan Delacroix. Malgré moi, des flashs surgissent de ma mémoire, que j'aurais préféré brûler dans les méandres d'un passé révolu. Jasper et son jeans sombre, avec son pull fin de demi-saison d'un rouge pâle, et lui, le numéro un en France, habillé d'un polo de marque avec un pantalon en tissu léger, blanc, dans ses mocassins ; non pas que je m'attendais à les revoir vêtus de leurs habits de randonnée, leurs larges sacs sur le dos, et des chaussures montantes adéquates pour la protection des chevilles, mais je réussis tout de même à éprouver un faible choc. 

Nolan ressemble en tout point à un gosse de riche. Ce qu'il est. Il inspire une aura de grâce et d'expertise, dans le sens où chacun de ses mouvements sont calculés et maîtrisés, chacune de ses expressions faciales renvoient exactement l'impression qu'il veut donner aux gens. Il a l'air en bien meilleure forme. Tout, de ses cheveux châtains aux mèches brillantes au soleil à son teint naturel, souligne sa bonne santé. 

Lorsque je l'avais rencontré deux ans en arrière, je me rappelle clairement m'être dit que nous appartenions à la même espèce, lui et moi. Deux enfants des tombes. Qui sommes nés dans l'adrénaline de l'aventure, qui avons grandis au milieu des antiquités et des mystères, qui avons été élevés pour la succession de l'entreprise familiale, dans l'unique but de servir notre famille et de perpétuer les traditions. Les Delacroix sont l'équivalent français de mon clan russe. Derrière son élégance innée et sa posture un brin hautaine, je ressens tout le poids de ses parents et de ses grands-parents et de ses ancêtres avant eux. Je lis dans ses yeux, qui ne pourraient jamais me tromper, toute la tristesse de son destin : à suivre la voie des pilleurs envers et contre tout, parce qu'il ne connaît rien d'autre que cette vie-là. 

Je maintiens une neutralité effrayante, chassant la lassitude de mon corps et ne trahissant rien de ma perplexité. Nathaniel, lui, répondant à son besoin instinctif de plaire aux autres, sourit à Nolan de toute sa fausse innocence. Il s'apprête à parler, mais je le devance rapidement. Il y a des règles à respecter pour qu'ils ne puissent pas se douter de mon identité. La première étant que je ne peux ni me présenter en tant que Vicky ou Victoria, ni en tant que Nastasya, mon prénom russe. Je suppose qu'ils ont forcément effectué leur propre recherche sur ma famille et je ne sais pas à quel point Caroline s'est révélée à eux. En prenant en compte leurs caractères, si ma cousine leur avait montré une photo de moi ou qu'ils en avaient trouvé une sur internet, ils m'auraient déjà appelé par mon nom. Je rejette donc mon origine russe et mon côté chinois.

— Nous sommes anglais, dis-je avec un accent assez convaincant, et j'ai prévenu mon amie que je passerais dans le coin. Elle m'a donné cette adresse. 

Les fractions de secondes suivantes s'écoulent avec une lenteur contrariante. Mon ventre ne cesse de se nouer et de se dénouer en permanence. Toutefois, l'incertitude du moment ne dure pas longtemps, puisque les traits durs de Nolan s'illuminent tout à coup et il s'enquiert :

— Lina ? Vous êtes des amis de Lina ? Entrez ! J'arrive tout de suite.

Et il disparaît à l'intérieur avec son vase. Lina ? J'ai beau affirmer que mes émotions sont enfermées à double tour quelque part au fond de moi, je dois admettre que toute cette situation fait jaillir toute la curiosité bannie ces derniers mois. Diminutif de Karolina. Aurait-elle choisi son ascendant russe pour se présenter à eux ? Sous quelle identité leur est-elle apparue ? Je m'avance sur le pas de la porte et découvre un long couloir sombre, resserré, aux carreaux noirs et blancs, semblable à un tunnel au bout duquel la lumière du soleil, provenant sûrement de la cour intérieure, m'appelle et m'attire. 

Jasper bondit de nouveau face à nous. Et Nathaniel doit encore me plaquer contre lui pour que j'évite la collision. Il s'excuse avec une sincérité et un empressement qui témoignent du désordre ambiant. Ce couloir ouvre tout à droite sur une salle de vente ; je le déduis au long comptoir qui dénote d'un guichet, avec une haute étagère remplie de dépliants touristiques. Le long des nuances beiges du mur, Nolan descend un vieil escalier grinçant avec un calme olympien. 

— Jasper, commence-t-il en pointant d'un doigt rieur son ami se battant au-dehors avec une armée d'enfants brailleurs qui tripotent péniblement ses antiquités, n'a pas pu ouvrir son magasin aujourd'hui... à cause de moi, j'avoue. Ne prenez pas mal son accueil. Les amis de Lina sont nos amis, bien sûr. Vous la connaissez...?

Jasper revient à cet instant dans le couloir, attrape le vase des mains de Nolan et repart en pestant sur les enfants. De toute évidence, il se contient pour ne pas être méchant, mais il évalue probablement la perte d'efforts et d'argents si ces objets étaient cassés ou abîmés. 

— J'ai étudié à la même école que Lina, à Londres.

Caroline a toujours désiré la liberté et surtout son libre-arbitre, et elle s'est efforcée de fuir notre famille depuis des années. Ses dix mois à Londres dans une école d'art constituent l'une des preuves de son acharnement à se détacher de nous. Nolan acquiesce comme s'il était parfaitement au courant de son séjour londonien. Elle a partagé des morceaux réels de sa vie, mais a-t-elle joué franc-jeu sur toute la ligne ? 

— Jas' ! Arrête de courir un peu ! Regarde, des amis de Lina nous rendent visite.

Il se stoppe net à cette nouvelle et pivote vivement vers nous, grand sourire idiot aux lèvres.  

— Vous avez manqué Lina de peu. Elle est partie dans la Loire, avec son petit-ami.

En prononçant ces mots, Jasper affiche un amusement et un bonheur profond, qui fait écho au gloussement de Nolan. Il ne fait aucun doute pour moi que ces deux-là sont heureux pour Blaise et qu'ils approuvent Caroline. Elle s'est même intégrée à eux. Cette fille pourrait charmer n'importe qui ; elle est belle, intelligente et extravertie, évidemment qu'elle leur a plu !

— Je me suis réveillé sans mes bonnes manières, ce matin. Nolan à ma gauche et moi, c'est Jasper.  

Il me tend la main et je me force à supprimer toute forme d'hésitation. Pour la seconde fois de ma vie, je fais sa connaissance et il n'en a aucune idée. 

— Nathaniel et Tory. 

Ils ne bronchent pas à ces noms. Comment le pourraient-ils, de fait ? Je suis méconnaissable par rapport à mon apparence ensanglanté, crasseuse et déformée par les blessures multiples d'il y a deux ans. Ils ne penseraient pas immédiatement à Victoria, et encore moins à la Vicky qui est morte dans le Mont Blanc et qu'ils n'ont pas pu sauver à l'époque, et encore moins que moins à Victoria, le nom de substitution international de Nastasya, fille de Konstantin. Mon physique correspond au type caucasien, boucles lisses d'un blond perle, yeux gris foncé, tandis que ma cousine diffère par sa chevelure vénitienne et le bleu de ses iris. 

— Enchanté, Tory. Nathaniel.

Nolan a repris le cours de la conversation, parce que l'attention de son ami est brutalement subjuguée par une fillette patientant sagement devant l'entrée du magasin. Jasper accourt dehors et s'accroupit à sa hauteur.

— Et Lina rentrerait quand...?

Quant à moi, je scrute la scène avec le plus grand intérêt. Nathaniel se débrouille très bien avec son véritable accent britannique qui ressort dans son français. 

— La vraie question est combien de temps restez-vous en France, et dans les parages ? Blaise et Lina profitent de plusieurs jours en amoureux, si vous voyez ce que je veux dire, et ils ne sont pas prêts de revenir si tôt. 

La petite cache quelque chose dans son dos, éblouissante de fierté et d'innocence. Elle dévoile alors une fleur aux pétales pâles qu'elle glisse contre l'oreille de Jasper. 

— Pour résumé notre projet, explique Nathaniel sur le ton de la confidence, nous avons prévu une sorte de road trip dans le sud-est de la France et tant que nous ne sommes pas satisfaits ou ennuyés du paysage, nous ne bougerons pas d'ici. 

— Vous dormez à l'hôtel ? 

— Dans des hôtels pas chers ou des auberges de jeunesse, oui.

Le silence prolongé de Nolan appuie son mécontentement en entendant cela. Jasper se redresse en respirant la sérénité et la petite gagne l'autre trottoir à la hâte. Il la regarde s'éloigner avec la plénitude d'un homme comblé. Et contre toute attente, je me mets à le jalouser. À tous les jalouser. À envier leur vie posée et honnête, sans mensonges, ni poignards dans le dos, sans contrôle, ni haine et remords. Mes yeux s'humidifient de larmes refoulées et si Nathaniel s'en aperçoit, il ne pipe mot. Ses doigts frôlent les miens et je baisse la tête quelques secondes pour me ressaisir.

— Tout va bien ? Tory ? Vous... Enfin, on peut se tutoyer ! Tu vas bien ? 

— Elle m'a parlé mille fois de Lina et de ses péripéties à l'école d'art ensemble. Tory est juste un peu déçue de ne pas la voir. 

Nolan appelle aussitôt son ami qui nous rejoint.

— Tu ne verrais pas d'inconvénient à héberger nos nouveaux amis jusqu'à ce que Lina revienne ? Ou qu'ils s'ennuient du paysage ? 

Je me retiens de sursauter à cette sollicitude des plus généreuses et dénuées de toute contrepartie. J'ai bien conscience de leur bonté, à tous les trois, puisque je leur dois la vie. Mais, au point d'accueillir deux étrangers chez eux... Ou peut-être suis-je seulement paranoïaque, à flairer le mal partout et à craindre les tromperies venant de tout le monde.

— Absolument pas. 

Et ce fut aussi simple que cela de m'infiltrer au cœur de Devise.  

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