Le spectre des Rois
J'ai soudainement l'impression qu'une haine agrippe mes tripes et remonte petit à petit dans mes boyaux ; une fureur s'empare de moi sans préambule, sans provenance, sans origine. Comme si je venais de subir le pire affront, je ressens le besoin de m'énerver, de lâcher mon emprise que j'ai sur moi-même et de déverser ma colère sur le monde. Je vois très distinctement, malgré le manque de lumière, que mes coéquipiers sont atteints d'un mal similaire. Leurs regards changent. Immédiatement, une sonnette d'alarme se déclenche et mon instinct décide de prendre le relais, plaçant mon esprit logique à l'arrière de ma tête, le temps que le démon me laisse tranquille.
Mes pieds trébuchent et je titube en arrière. Je ne suis plus maître de mon corps, une simple marionnette dirigée par mes réflexes et je m'éloigne des autres. Plus mes pas me conduisent loin d'eux, plus je constate la rage s'embraser en eux. La femme dresse son arme et vise Blaise. Je devrais réagir et m'interposer, revenir auprès d'eux et les calmer, mais je continue à me distancer. Mon dos heurte la paroi rocheuse et ma lampe les éclaire à peine. Mon ami ne se décale pas et s'approche dans un mouvement de défi. Riley sort également son revolver et le pointe sur elle, Charlène n'hésite pas à les imiter et pose le canon sur la tempe du mercenaire.
Ma respiration se bloque dans ma trachée et la scène semble se dérouler au ralenti. Pris de vertige, je m'adosse complètement à la paroi rocheuse, les deux mains sur mes genoux, recroquevillé. J'ai du mal à respirer et surtout à chasser cette nervosité qui m'incite à me joindre à eux, à la recherche du combat. J'ai beau me répéter que notre comportement n'est pas normal et que quelque chose cloche, je n'arrive pas à raisonner. Ce cri bestial, que j'ai entendu tout à l'heure, il retentit à nouveau et fait trembler mon cœur. J'essaie de me focaliser dessus pour déterminer notamment la race de cette chose, mais ma lampe s'agite dans tous les recoins de cette immense salle sans mettre en lumière le moindre animal. J'envisage un cauchemar dans lequel je serais plongé ou bien une hallucination partagée.
— Baisse ton arme, siffle la femme.
— Toi d'abord ! Je ne fais pas confiance à une Gardienne ! cingle Riley.
— Ça m'arrangerait que vous baissiez tous les deux vos revolvers ! marmonne Blaise, au centre de deux.
— Charlène, je te jure que tu n'auras pas le temps de tirer, alors ne tente même pas ! avertit Riley.
— Ah oui ? On teste ça ? Ne me menace pas !
Définitivement, tous nos esprits sont submergés par un courroux venu de nulle part et une envie viscérale de nous entre-tuer nous saisit. Je sais qu'ils la combattent, sinon ils auraient déjà tiré, mais ils n'ont pas réussi à rester à peu près conscients de la situation. Je veux me redresser et les arrêter, réfléchir avec eux pour comprendre, mais un nouveau vertige me pétrifie et une voix hurle dans ma tête. Je gémis de douleur et tombe à genoux. Elle crie si fort que les mots m'échappent. Une goutte de sueur roule sur mon front et j'en vomirais presque. Que nous arrive-t-il ? Le braillement se transforme en une succession de phrases désordonnées qui passent en boucle au sein de mes pensées ; ces paroles ne m'appartiennent pas.
— Tue-les ! Survis ! Sois le premier à sortir ! Ils sont mauvais ! Ils te tueront ! Tue-les d'abord ! Survis ! Tu es le survivant ! Tue-les !
Je ferme mon esprit et repousse autant que possible ces phrases malsaines, mais elles ne cessent de se fracasser en moi. Un rugissement tonitruant s'extirpe de ma gorge, cherchant à se débarrasser de ce diable qui me souffle des horreurs. Aucun membre de l'équipe ne se rend compte de mon mal-être, insensibles à la souffrance que cette voix me procure. Je les regarde, impuissant au sol, en train de se lancer des insultes et des menaces, de plus en plus faible. Quand, tout à coup, je sens une violente douleur se diffuser dans ma joue et mon buste part sur le côté. Je me rattrape de justesse pour ne pas m'écrouler totalement par terre et cligne plusieurs fois des yeux, sidéré. Devant moi, Levi, apparemment sain d'esprit, m'a giflé.
— Ressaisis-toi ! m'ordonne-t-il. Chef ? Chef ! Aller, réveille-toi !
Il s'apprête à me secouer, mais je le stoppe avec une mine dépitée et penaude.
— C-C'est bon...
La voix dans ma tête a disparu.
— Qu-Qu'est-ce que...?
— Je ne sais pas ! répond-t-il, aussitôt. Mais, je n'aime vraiment pas la tournure des événements.
Son visage s'assombrit et il murmure :
— Leur attitude me rappelle la tragédie des Ardennes... Vous avez mangé quelque chose ? Vous avez bu quelque chose ? Qu'avez-vous fait en descendant ici ?
— Rien ! Nous avons seulement respiré ! Tout comme toi !
— Pourquoi est-ce qu'ils sont dans cet état, et pas nous ? chuchote-t-il.
Levi médite sur la question et j'admets ne pas du tout saisir la situation. J'en viens à la conclusion que nos esprits fonctionnent différemment. L'expert a déjà expérimenté une scène semblable et a évidemment été traumatisé par la tragédie des Ardennes. Son cerveau a tout de suite reconnu le type de problème et l'a immunisé contre ce dernier. Quant à moi, disons pour le moment que je possède une grande aptitude d'observation et que je me suis aperçu assez vite que les agissements de mes camarades sont altérés par une énergie externe.
S'il existe une autre explication, j'y penserai plus tard. Actuellement, je dois me concentrer sur les cinq impulsifs, capables de se tirer dessus. Je me rapproche sans détour de Blaise en me demandant ce qui le toucherait tellement que son âme s'arracherait à la colère une bonne fois pour toutes. Plus proche des reliefs au fond de la salle, je distingue deux gigantesques battants en roches sculptées. J'en déduis que ces gravures si imposantes racontent une histoire et qu'il s'agit de notre prochaine destination. Ni une, ni deux, j'improvise dans l'espoir de ne pas m'attirer leurs foudres et de les soustraire au mal qui les habite. Je me place entre le revolver de la femme et mon ami, et j'attrape ses épaules en assurant d'une voix claire :
— J'ai tué Nolan Delacroix ! J'ai utilisé une arme à feu et je lui ai tiré trois fois dans le cœur !
Simple, rapide, efficace, les paupières de Blaise papillonnent et il me fixe avec des yeux écarquillés.
— C'est vrai ?
— Non.
Je le confie à Levi qui trottine derrière moi, surpris par ma méthode radicale. Seulement, je ne connais pas assez les autres pour user de cette technique sur eux. Par conséquent, sans crier gare, je décroche ma meilleure droite au mercenaire. Il manque de s'effondrer sur le coup et me dévisage avec une moue boudeuse et dubitative. Pour Charlène, je choisis une provocation qui devrait titiller n'importe quelle femme :
— Je n'ai jamais vu une blonde aussi laide que toi ! T'as croisé un miroir dernièrement ? Et puis, fais du sport un peu ! Tu es plus plate que le trottoir devant chez moi !
Décomposée, elle abaisse son arme et j'estime avoir gagné. Je fais volte-face vers la femme qui a d'ores et déjà rangée son revolver. Mes actes étranges ont dû la perturber et elle a repris conscience toute seule. En me retournant vers l'équipe pour leur montrer les portes, je reçois un brutal coup de poing dans le ventre asséné par Charlène qui n'est visiblement pas contente. Je suppose que je dois me réjouir, car elle aurait pu s'attaquer à mes futurs enfants. Mais, dans un second temps, elle m'envoie son genou dans les parties intimes et je me plie en deux. J'ai parlé trop vite.
— Je t'ai rendu service, bredouillé-je. Il n'y a pas de quoi !
— Qu'est-ce que c'était ?! s'exclame la femme.
Blaise acquiesce vigoureusement, désireux d'en apprendre plus.
— Taisez-vous et avancez ! Comment voulez-vous que je vous le dise ? Je ne suis pas devin ! En plus, comment pourrais-je réfléchir avec les cacahuètes broyées, hein ?!
Je leur pointe vaguement les portes et ils acceptent de mettre de côté cette voix tentatrice et néfaste. De toute façon, je n'ai pas menti. J'ignore ce que c'est et je ne souhaite pas qu'elle revienne à la charge. Mieux vaut décamper sur-le-champ. Je leur emboîte le pas avec difficulté, les testicules en feu. Je flaire la présence de cette chose, cette créature au beuglement bestial, mais elle ne se manifeste plus. Je crois qu'elle nous observe et ce silence m'inquiète. Je presse le pas et gagne finalement les deux lourds battants. Nous braquons tous nos lampes sur ceux-ci et mes yeux s'illuminent instantanément, en reconnaissant les gravures typiques des vieilles tombes, celles qui narrent le récit de son propriétaire.
Je commence à les analyser sans piper mot, ne voulant pas louper cette occasion pour mieux cerner l'histoire du cardinal di Bartollo. J'identifie en un regard deux puissances opposées. Tout à gauche, une centaine de bonhommes se tiennent derrière un personnage plus important, portant une couronne. De l'autre côté, à droite, une quinzaine de figures à priori masculines encerclent un homme à la coiffe papale. Inutile d'avoir fait de longues études pour en conclure que les forces françaises contrastent avec le pontife et ses cardinaux. Pile au centre, un individu aux deux visages toise les camps. Je m'intéresse plutôt à l'ombre qui plane au-dessus de lui.
Une créature sans yeux, ni visage, aux contours peu définies, se penche sur lui, ressemblant au Malin tentateur. Tout m'apparaît limpide, si bien que je m'oblige à ne pas défaillir. J'espère ne pas me tromper, car nous ne serions pas dans un si grand pétrin. L'individu au centre n'est autre que le cardinal di Bartollo dont les deux visages colériques symbolisent sa haine pour les deux camps. Il méprisait autant les français que les italiens, de par la corruption, les complots et les trahisons qu'il avait découverts au fil des ans. Cependant, pourquoi ce dédain s'est-il métamorphosé en une rage qui l'a consumé ? J'ai la réponse et je la partage aux autres dans un soupir défait.
— Le spectre des Rois.
L'équipe pivote en un même mouvement vers moi et Levi fronce les sourcils.
— Le spectre des Rois n'est qu'une invention, rétorque-t-il. Pourquoi le mentionner maintenant ?
— Qu'est-ce que c'est ? s'enquiert Blaise.
— Le diable en personne, répliqué-je sans que Levi puisse me contredire. Certains chercheurs pensent que cette créature a donné l'inspiration pour les créations bibliques et religieuses en tout genre. Le Malin se serait inspiré de lui ! Le spectre des Rois, c'est un désir profond et indélébile qui s'immisce en toi et qui fait ressortir le pire de ton être, te forçant à haïr et à te défendre contre tes ennemis, quitte à les éliminer les uns après les autres !
— Il a oublié de préciser que le spectre des Rois est une légende ! insiste l'expert.
— Une légende qui se trouve sous nos yeux !
Je désigne la forme nébuleuse sur la gravure. Levi me jauge avec perplexité, s'interrogeant sur ma crédulité. Techniquement, je me suis déjà confronté à des phénomènes paranormaux ou carrément surnaturels, avec ou sans explications. Aujourd'hui, je pourrais douter et envisager la théorie du spectre des Rois tel qu'il nous est présenté sur les portes et en prenant en compte la chose aux cris bestiaux. Par ailleurs, cela collerait avec ce que nous savons du cardinal di Bartollo. Fou à cause de cette créature, il se serait retourné contre les grands pouvoirs de son temps et il aurait enfermé dans sa tombe ses secrets biaisés par la déraison.
En les lisant, Armand aurait pris peur et aurait posé ce système d'explosifs pour préserver ces informations capitales pour l'histoire. Seulement, vous vous imaginez bien que je ne serais pas aussi calme dans ce cas-là. J'empoigne le bras de Levi sans rien lui dire et l'entraîne jusqu'à la paroi rocheuse. Il me scrute, le regard rempli de questionnements. Je ne le préviens pas et appuie sur sa nuque pour que son nez finisse à quelques centimètres du mur. Par réflexe, il respire et se détache de ma poigne en amorçant une exclamation agacée, mais il se fige.
Toute l'équipe, et la femme à l'écart, nous examine en essayant de comprendre lequel de nous est le plus bizarre. Si ce teste réussit, il me permettra de confirmer mon hypothèse et de l'exposer au mieux. Subitement, Levi plisse les yeux et arbore des traits fulminants. Je me prépare à son attaque qui ne tarde pas. Il serre les poings et fonce sur moi ; le spectre des Rois l'influence. J'esquisse un geste pour l'esquiver, mais le jeune homme ne peut me toucher, puisque Riley lui saisit le bras et le soulève en le faisant basculer au-dessus de lui. Le pauvre atterrit brutalement par terre et reprend subito-presto ses esprits. Sidéré, il se relève avec empressement et s'écrie :
— J'ai perdu le contrôle de moi-même !
— En effet ! Inspirez lentement et si possible abstenez-vous de remuer l'air qui nous entoure. Pour résumer, Nolan a par le passé évoqué ce type de phénomènes et m'a donné des conseils. Selon lui, dans la plupart des cas, lorsqu'il est question de créatures mystiques, voire magiques, nous avons en réalité affaire à des drogues ou des bactéries.
— Des drogues ?!
Charlène ne parait pas convaincue et je me tourne vers Levi pour réitérer l'expérience, mais le jeune homme me fuit et s'accorde avec ma théorie :
— Au centre de la salle, j'ai pu résister à cette volonté extérieure, parce qu'elle n'a pas influé massivement. Mais, le nez tout contre la paroi, je n'ai pas pu y échapper.
— Le contact est coupé, quand le cerveau revient à lui. Soit par une insulte, soit par une claque. En somme, il suffit d'un électrochoc pour s'en sortir, mais, pour les non-avertis, des personnes comme le cardinal di Bartollo à l'époque, il est facile de tomber dans le piège et de croire en un démon !
— Prions pour que cette substance hallucinogène ne soit pas sur toutes les parois des souterrains.
La femme s'est exprimée pour la première fois depuis un long moment, elle est si discrète qu'elle passe inaperçue. L'équipe la contemple avec méfiance et je présage qu'ils songent à un moyen de la supprimer de l'équation, mais je ne peux me résoudre à la laisser ici, assommée...ou morte. Lou a raison ; je déteste jouer avec les vies d'autrui. Quoi qu'il en soit, je préfère poursuivre cette aventure et comme le lâche que j'ai toujours été, je délègue à Riley ou à Blaise le loisir de disposer d'elle.
— Allons-y, nous n'avons pas d'autres choix que de continuer.
Levi opine vigoureusement du chef et se positionne à côté de moi, devant les portes. Nous posons nos paumes à plat sur celles-ci et les poussons de toutes nos maigres forces...qui ne font pas le poids. Blaise se détourne de la femme et nous prête main-forte, imité par Charlène. Seul Riley persiste à surveiller la Gardienne, et surtout le revolver qu'elle tient encore. Ensemble, nous parvenons à ouvrir les battants de taille colossale. Par automatisme, nous jetons un long regard à l'intérieur de ce nouvel endroit mystérieux, peu enclin à revivre une expérience irréelle avec des bébêtes légendaires.
— Souvenez-vous, décrété-je, si l'un d'entre nous ressemble à un Hulk en pleine transformation, un coup au visage devrait suffire.
Riley se désintéresse enfin de la femme et je m'adresse particulièrement à lui :
— Personne ne tue personne ici, tant que nous ne sommes pas en sûreté. C'est compris ?
Il hoche la tête docilement et mes yeux glissent sur la femme. Elle aussi me donne son accord tacite. Super.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top