La tragédie des Ardennes
De la même façon que j'ai appris ce qu'il s'était passé lors de mon absence dans le Vercors, après avoir suivi la fillette, les membres de l'équipe m'ont plus tard exposé dans des détails parfois flous leurs ressentis à l'intérieur de la maison abandonnée. Je comblerai les vides par mon imagination, tout ne pourrait pas être exact, mais le récit en reste cohérent. Pour le bien de la chronologie, je reprendrai au moment de notre séparation. Ma frayeur au dernier étage et ma rencontre avec le fou, tout ceci s'est très vite déroulé – peut-être en moins de cinq minutes. Pendant que je manque de m'évanouir de peur, Riley n'apprécie pas plus cet endroit.
Il parcourt d'abord l'aile ouest du bâtiment et se retrouve dans des salles classiques d'une maison banale, telles que le salon, une sorte de boudoir et un bureau. Chaque élément du décor fait battre son cœur avec une frénésie désagréable. La noirceur ne l'aide pas à se relaxer et il ouvre un volet pour mieux y voir ; cependant, le faible vent le referme en un claquement qui lui tire un long frisson à l'échine. Pour éviter ce bruit qui l'angoisse déjà, il oublie la lumière et rattache les battants en bois ensemble pour qu'ils ne s'entrechoquent plus. En somme, il ne voit rien, ni personne. Riley se baisse et observe sous le vieux canapé déchiqueté, sous la table et sous tous les mobiliers susceptibles de dissimuler un homme.
Le mercenaire abandonne ses recherches de ce côté-là et traverse les pièces pour gagner l'aile est. Il doit franchir le hall principal, mais les ténèbres forment une silhouette épaisse derrière l'escalier. Au début, il se juge simplement anxieux et apaise avec difficulté les battements effrénés de son cœur en se répétant des mots réconfortants en anglais. Mais, ses yeux sont attirés par un mouvement venant de cette ombre. Ni une, ni deux, il ne veut pas savoir si son esprit lui joue des tours et détale dans le couloir en face de lui, atterrissant dans la cuisine. Il pousse la porte à son passage et la verrouille de l'intérieur avec la clef posée dans la serrure. Les vibrations font tomber une poêle accrochée au mur dans un bruit assourdissant et un cri menace de s'extirper de sa bouche. Pour garder un minimum de dignité, il le retient et couine en se recroquevillant par réflexe.
En se calmant, il s'aventure pas à pas dans la cuisine, en saisissant la poêle et en la brandissant devant lui. Le mercenaire ne vérifie pas sous la haute table, ni derrière les vieux rideaux moches selon lui. Il passe rapidement à la pièce suivante et suppose qu'il s'agit de la salle de réception. Tout parait ancien et délaissé ; il s'imagine un instant que le fou a assassiné les propriétaires de l'époque et a investi cette maison en la rendant flippante afin d'éloigner les potentiels acheteurs, la condamnant à l'oubli. J'avoue que cette théorie aurait pu fonctionner et confère à cet endroit une aura encore plus alarmante. Quoi qu'il en soit, Riley se ressaisit et se remet de ses émotions en se concentrant sur l'objectif principal.
— Assassin !
Il sursaute et fait volte-face. Riley ne reconnait pas la voix et il la pressent malveillante. Aux aguets, il tente de pister sa provenance par rapport aux échos de la pièce, mais ne parvient pas à déterminer la position de l'intrus. Il parie que ce fou espère s'amuser à lui faire peur et prie pour que ce ne soit pas un fantôme. Le mercenaire décide de le faire parler.
— Techniquement, je ne suis pas un assassin ! Ne confondez pas un mercenaire avec un tueur basique. Tuer, c'est mon métier. Ne me sous-estimez pas, qui que vous soyez.
Riley repère quelque chose dans sa vision périphérique et virevolte dans cette direction. Un instant, sa lampe éclaire un objet réverbérant, mais il n'a pas le temps de se décaler. Avec une brutalité impitoyable, il sent qu'une lame s'enfonce dans sa chair, au niveau de son cœur. Son agresseur se retire et la douleur lui donne tout de suite des vertiges. Le mercenaire se rattrape à la table de la salle à manger, mais chute à genoux. Il se focalise sur sa respiration et se demande avec un sérieux morbide si son organe vital a été touché. Apparemment non, puisqu'il a survécu pour me raconter cet épisode désarmant. Une présence se penche au-dessus de lui et il lève les bras pour se défendre, mais aucun coup ne lui parvient.
— Moi aussi, je tue, grince cette voix. Les Gardiens m'y ont forcé. Douze ans ! Ils m'ont enfermé douze ans dans leur base. Je ne retournerai pas là-bas !
Il peine à inspirer à cause de la douleur et perd une quantité préoccupante de sang. Riley se dépêche d'ôter sa veste dans un gémissement et la presse contre son torse pour contrôler l'hémorragie. Dans un effort surhumain, il arrive à penser à autre chose que sa blessure et crache à l'intention de ce fou :
— Vous n'êtes pas obligé de vivre de la sorte ! Donnez-nous le code et les Gardiens ne vous pourchasseront plus !
— De quel droit vous adressez-vous à moi ? cingle-t-il d'un timbre maléfique. Je sais qui vous êtes, Riley Parrish. Le fuyard ! Toute l'Angleterre vous recherche à l'heure qu'il est. D'ailleurs, vous ne vous appelez pas Riley Parrish, n'est-ce pas ? Je pourrais vous livrer aux autorités britanniques et gagner une prime. Une chance pour vous que je me fiche de l'argent et que je me fiche de vous, surtout ! Si votre patron m'obéit, ils vous trouveront par terre et vous sauveront. S'il décide de continuer ses fouilles, vous mourrez. Pouvez-vous lui faire confiance ?
Le mercenaire ne me déteste pas et il me voue une certaine foi, à vrai dire. Mais, de là à remettre sa vie entre mes mains, il hésite. D'autant plus que personne ne m'avertirait de son état et que je le laisserais mourir malgré moi. Il est également confiant et pense être en mesure de grimper jusqu'à l'étage supérieur ou au moins appeler à l'aide assez fort. Par conséquent, Riley s'apprête à répliquer et à prolonger ce semblant de conversation pour obtenir du temps et réfléchir à une solution, mais une masse lourde s'abat sur son front et il ne se souvient plus de rien. Avec le recul, il a reconnu la surface d'une poêle. Le fou s'est assuré que nous ne lui prêtions pas secours en lui piquant son arme de fortune.
Charlène n'a pas expérimenté de situation plus inquiétante que la décoration de très mauvais goût. Puisqu'elle n'a pas trouvé le fou du côté gauche au premier étage, elle s'est rendue dans le droit où Levi s'était accroupi. Muni de son sadisme habituel, elle avance sur la pointe des pieds en faisant attention à ce que le parquet ne craque pas et elle bondit sur lui en plaquant la main contre sa bouche. Instantanément, le jeune homme se débat en poussant des couinements de souris et s'écarte pour pointer sa lampe directement dans ses yeux. Elle peste et se couvre le visage jusqu'à ce que l'expert l'identifie et se décrispe.
— Tu es...la pire !
— Oui, je sais, merci du compliment. Pitié, dis-moi que tu as trouvé une piste. N'importe quoi qui nous permettrait de partir d'ici.
— Ah ! Toi aussi, tu as peur !
— Je m'ennuie, ces chaussures ne sont pas adaptées à la taille de mes pieds et j'ai hâte que nous nous débarrassions des Gardiens pour récupérer le trésor !
Levi soupire et marmonne des paroles incompréhensibles. Charlène exige qu'il répète, curieuse. Il avoue sur un ton bas :
— Franchement, je n'ai pas vraiment envie d'obtenir ce fichu code. Certes, les Gardiens souhaiteront notre mort que nous réussissions ou pas, mais nous avons davantage de chances de vivre en cas d'échec. Nous pourrons toujours négocier et remettre la faute sur ce fou. Si nous sortons d'ici avec le code, ils nous traqueront, nous tortureront et nous massacreront jusqu'au dernier.
— Ouah, quelle vision terrible du futur ! Et quel pessimisme ! Tic et tac penseront sûrement à une échappatoire. Mieux, je suis persuadée qu'ils fomenteront le plan parfait pour éliminer les Gardiens et obtenir le trésor.
Levi se stoppe net et braque sa lampe dans les yeux de Charlène, à nouveau. Vous vous en doutez déjà, mais elle jure et lui ordonne de la baisser. Il obtempère, mais continue à la regarder comme si un être bizarre se tenait face à lui. Elle lui demande ce qu'il lui prend.
— Eh bien..., j'ignorais que Charlène La Grande Gueule Bellegarde était capable de positiver. Je suis surpris, c'est tout. Et puis, tu n'étais pas censée haïr le chef et Blaise ? Il t'accuse quand même de... Oh !
Il s'interrompt en repensant à ce qu'elle a dit tout à l'heure. Je la suspecte d'être l'espionne, ce qui dévie totalement la frayeur de Levi. Au lieu de s'alerter du moindre bruit, il se met à lorgner sur elle avec peu de discrétion pour la surveiller. Elle souffle derechef sa lassitude, devinant la suite de sa phrase. Brusquement, elle lui frappe l'épaule et déclare en une respiration :
— Merde à la fin ! Je ne vous veux aucun mal ! D'accord ? Je ne vous ai pas trahis et je bosse intégralement pour de Villiers. Tu aimerais que je te traite ouvertement d'être l'espion ? Non ? C'est pareil pour moi ! Donc, envoie-moi un seul regard en biais et je te réserve le même sort que ce Gardien l'autre jour... Celui à qui j'ai cassé les noisettes !
Il blêmit et opine vigoureusement du chef, une main sur son intimité par réflexe. Il s'éloigne et rejoint le fond de la pièce où une armoire trône. Il en a rencontré plusieurs, dont une dans le hall au rez-de-chaussée. Il réclame à la jeune femme de venir et lui fait part de son intuition. Il y en a trop dans la maison et cela lui semble anormal. Elle est d'accord et s'approche pour en ouvrir les battants. L'expert illumine la zone et se fige, tout comme Charlène et tout comme moi quelques minutes auparavant. Un homme les dévisage avec un air fou et un couteau ensanglanté en main. Il s'élance sans crier gare sur elle et Levi la pousse à temps.
Leur agresseur se jette encore sur elle, mais Levi agrippe le fin tissu d'hôpital que cet homme porte, guidé par l'adrénaline. Il esquive de justesse un coup de couteau, pendant que Charlène se relève et attrape le premier objet à sa disposition – une poupée...de chiffon. Elle le frappe avec son hardiesse et son courage. L'expert aperçoit du coin de l'œil un train en bois, soit l'élément le plus lourd de cette pièce. Il se hâte de le saisir et fonce sur le fou en heurtant sa nuque de plein fouet. La figurine insignifiante a été poignardée à de multiples reprises et la jeune femme est prostrée entre le mur et l'armoire.
— Laissez-la, espèce de vieux fou !
L'interpellé lui sourit en coin, une grimace disgracieuse qui hantera le jeune homme un bon moment. Et brutalement, il la transperce sans le moindre état d'âme. Les yeux écarquillés, Levi voit la douleur dans les yeux de Charlène et il se précipite sur cet homme en encerclant sa nuque pour le tirer en arrière, mais il fait deux fois son poids et le dépasse de trois têtes au minimum. Il le traîne dans la pièce, mais le fou se détache de sa faible emprise et le propulse contre la commode.
— Vous l'avez cru ?! Sombre crétin ! Cette garce respire aussi bien qu'elle ment ! Et vous..., ah ! Vous êtes le plus grand cachottier de cette troupe d'imposteurs et de tueurs !
Il enserre la gorge de Levi et l'étouffe. Le jeune homme suffoque et donne des coups dans ses bras.
— J'ai retracé toutes vos pathétiques vies ! Vous ne méritez rien de tout ce que vous détenez actuellement ! En particulier, vous, le garçon qui a assassiné toute sa famille !
Levi perçoit le mouvement brusque de Charlène qui redresse la tête en quémandant la vérité dans les yeux du jeune homme qui s'embuent de larmes et de honte. Il tremble entre les mains du fou, mais la fureur expulse toute autre émotion. Sans une once d'hésitation, il prend appui sur la commode pour lever ses deux jambes et projeter cet homme loin de lui. Il ne s'arrête pas là et s'en prend à son couteau. Il l'empoigne pour le lui voler, mais son adversaire se remet rapidement du coup et se débat. Il lui arrache la lame, coupant le poignet de l'expert. Celui-ci s'en moque et le cogne avec son poing d'une telle sauvagerie que son corps pivote et s'écroule au sol.
— Ne redites plus jamais ça ! vibre Levi.
Le fou se rue sur lui en dressant le poignard. L'expert pare agilement l'assaut et lui envoie son genou dans l'estomac deux fois d'affilée. Il s'empare de la lame et amorce le coup final. L'homme se dérobe et fuit vers le fond. Levi le poursuit, mais il lui bloque l'accès au passage secret en replaçant la planche de bois. De l'intérieur de la pièce, le jeune ne peut pas l'ouvrir ou la faire glisser. Il abandonne en grognant sa frustration. Toutefois, cette confrontation leur a enseigné à se méfier de toutes les armoires de la maison. Essoufflé par ce combat, il se rend compte que son sang se répand sur le parquet et il contemple sa blessure avec tristesse. Des flashs de son passé lui embrouillent complètement l'esprit.
Si son sang ne s'était pas joint à celui de Charlène, il aurait été submergé par ses souvenirs, plongé dans une mélancolique destructrice. Levi remonte à la surface et s'agenouille dans le coin où elle s'est laissé tomber. Par miracle, le fou a seulement poignardé sa jambe dans la précipitation et il préfère cela que son buste, par exemple. Elle a enlevé sa veste et son haut pour appuyer sur sa blessure, finissant en soutien-gorge. Le jeune homme cligne plusieurs fois des yeux, décontenancé, puis il comprend que son t-shirt adsorbe mieux son sang, d'où ce choix. Il prend la relève.
— Remets ta veste. Il faut que nous retrouvions les autres et vite.
Elle s'exécute péniblement.
— Ton poignet, murmure-t-elle avec fébrilité, il faut que tu...
— C'est bon, je m'en sortirai. Tu peux te lever ? Attends, je vais t'aider.
Il se positionne dos à l'armoire pour pouvoir la soulever et s'angoisse à l'idée que cet homme revienne et le prenne par surprise. C'est pourquoi Levi aspire à vite quitter la pièce, mais intercepte le regard livide de Charlène. Il présume que la jeune femme a trop perdu de sang, mais elle n'en a pas l'air. Il en déduit plutôt que les accusations du fou résonnent encore dans sa tête. Tout le corps de l'expert se tend en songeant à ce jour funeste où toute sa famille a disparu. Sa mère, son père et ses trois cousins, ainsi que des inconnus engagés pour participer à une expédition. La blonde l'extirpe de ses pensées et susurre :
— J'ai toujours trouvé bizarre ton rapport aux pilleurs de tombes. Comment un gars aussi jeune aurait pu terminer ses études avec brio et entrer dans cette industrie ? La tragédie des Ardennes...c'était toi ?
Un mélange de peur et de pitié bouleverse le regard de Charlène.
— Nous en parlerons plus tard. Sache seulement que les principaux suspects à l'époque n'ont pas agi en mal.
— Tu ne réfutes pas ! Tu ne me contredis pas !
La voix de Charlène tremblote.
— J'ai...survécu. Personne n'aurait pu prédire les événements de ce jour-là. Mon cousin et moi, nous nous sommes battus pour la vie.
— Vous avez supprimé tous vos proches ! rétorque-t-elle. Vous...!
— Ils étaient possédés ! s'exclame Levi, vacillant. Dans la tombe où nous sommes descendus, certains ont bu de l'eau. Il nous en restait. Mon cousin et moi étions les seuls à utiliser nos gourdes. Quelque chose les a tous empoisonnés et ils sont devenus fous... Nous nous sommes battus pour la vie.
Une larme solitaire roule sur sa joue et il ferme subitement les yeux, rougi par le chagrin. Levi réprime ses sentiments et fait de son mieux pour ne pas s'en rappeler. Charlène ne le tourmente pas davantage, saisissant parfaitement le mystère derrière la tragédie des Ardennes. Il s'agit d'une histoire très connue, mais je ne savais pas à l'époque que ce jeune homme brillant était au cœur de cette affaire. Son oncle se nommait Leroux et cette famille gagnait de plus en plus de puissance dans l'industrie. Un jour, ils ont mandaté tous leurs proches et les experts à leur disposition pour piller une tombe précise, près de La Férée. Une vingtaine de personnes sont allés là-bas et deux d'entre eux en sont ressorties.
Les autorités n'ont jamais enquêté sur cette affaire, puisqu'elle n'a pas quitté le cercle des pilleurs de tombes, mais nous connaissons tous l'histoire. Deux cousins dont les derniers membres de la famille Leroux ont caché les prénoms pour ne pas qu'ils soient jugés comme des meurtriers, tout le monde les soupçonnait d'avoir tué leurs proches pour empocher le pactole. Certains mentionnaient même un complot d'héritage ou je-ne-sais-quelle connerie. En réalité, il s'avère qu'un poison a altéré leurs sens et que les deux jeunes ont été forcés de les tuer eux-mêmes pour en réchapper vivants. C'était dix ans en arrière. Levi fêtait à peine sa majorité. Quelle horreur.
— Aide-moi à me mettre debout.
Levi rouvre les yeux et ceux de Charlène ne renvoient plus de crainte.
— Nous ne répéterons pas la tragédie des Ardennes aujourd'hui. Nous nous relèverons et nous repartirons avec les autres, sains et saufs.
Sa voix douce l'apaise. Il n'a pas l'habitude de l'entendre s'exprimer avec cette délicatesse et ce tact qui ne lui ressemblent pas. Levi acquiesce et la hisse durement. Tout en maintenant le t-shirt sur sa jambe, il la soutient jusqu'à l'extérieur de la pièce. Elle boite et ses traits se tordent de douleur. Le jeune homme constate le mal que chaque pas lui procure et choisit de s'arrêter aux escaliers. Il l'assoit sur les marches et hurle à plein poumon le nom de nos coéquipiers, y compris le mien. Je l'entends du haut de mon dernier étage et lui crie en retour sur-le-champ. Il m'informe de leurs blessures respectives. Seulement, un détail nous affole. Ni Riley, ni Blaise ne répondent.
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