L'affaire de la Tour de Nesle

Je vous laisse imaginer les visages décomposés de chaque membre du personnel à l'hôtel. Entre la boue recouvrant nos corps, la terre et la poussière greffées à nos vêtements, nos différentes blessures et nos allures de morts-vivants, ils nous ont fixés avec effarement de notre entrée à notre disparition dans l'ascenseur. Sans compter que nous avons transporté à nouveau les caisses. Au vu de la surveillance constante des Gardiens de la Vérité, nous avons définitivement décidé de ne rien laisser dans les voitures qui pourraient nous être utiles plus tard. Nous gardons tout avec nous et aussi nous restons un maximum les uns avec les autres.

Nous y sommes arrivés à treize heures de l'après-midi. Sans la moindre énergie pour nous laver, ou au moins nous débarbouiller, nous nous sommes directement couchés. Nous avons pris des tours de garde et Charlène a choisi de dormir dans notre chambre pour ne pas être seule et vulnérable. Puisqu'elle s'était reposée pendant le trajet de retour, elle a surveillé les alentours de l'hôtel via notre fenêtre exposée plein sud, sur la ville. Puis, mon ami l'a remplacée à partir de seize heures. 

J'avais exigé de Blaise qu'il me réveille au plus tôt pour que nous puissions tous se reposer de façon égale, cependant il m'a laissé dormir jusqu'à minuit. J'ai évidemment rechigné au début, mais je dois avouer que j'avais besoin de ce sommeil réparateur durant lequel je n'ai pas cauchemardé pour une fois. Je me sens si proche de la tombe et rassuré que ma nuit a été clémente. En émergeant si tard des bras de Morphée, j'étais déphasé et ai mis jusqu'à l'aube  pour me motiver à me doucher. J'ai lorgné sur le bracelet à mon poignet des heures et des heures, avec une mélancolie à peine retenue.

Décrassé et débarrassé de mon odeur de chien mouillé mélangé à une fragrance ignoble d'égout, je regarde le fond de la baignoire de l'hôtel et pense également au lit. Je devrais probablement déposer une liasse de billets à la femme de ménage, accompagnée d'une lettre d'excuses. Je soupire en secouant la tête, faisant ruisseler quelques gouttes d'eau sur mon torse. Je l'examine dans le miroir ; le gigantesque bleu le long de mes côtes commence déjà à diminuer et plusieurs heures de repos ont permis à mon genou de souffrir un peu moins. Je maintiens que l'hôpital ne me servirait pas à grand-chose.

Vous savez, j'ai été blessé à de nombreuses occasions à cause de mon métier et j'ai éprouvé toutes sortes de douleurs. L'état de mon genou ne m'inquiète pas trop. Je me contenterais d'avaler un antalgique et de me masser avec un anti-inflammatoire, puis je répéterai ceci en arrivant dans le Vercors et en parcourant la montagne. J'espère seulement que je ne serai pas un poids qui ralentira l'équipe. Ce que Charlène et Blaise affirment au sujet des Bois d'Effroi ne me plait pas du tout. D'après eux, l'accès à cet endroit est extrêmement difficile et pénible.

Au lieu de m'inquiéter pour mon genou et notre prochaine destination, j'enfile promptement une tenue confortable et rejoins Charlène qui est toujours plantée devant la fenêtre de notre chambre. Elle s'est lavée plus tôt que nous et n'a pas bougé de cette place depuis longtemps. Je lui apporte une bouteille de soda que Blaise a ramené du distributeur automatique de notre étage et un paquet de biscuits sucrés. De quoi lui remonter le moral. Elle semble abattue et défaite. Bien que nous ayons obtenu une localisation dans le laboratoire de notre cardinal, j'en ai déduit que les Gardiens connaissent cette adresse et nous attendront sûrement là-bas. Voilà ce qui la déprime.

— La tombe ne se trouve pas là-bas, n'est-ce pas ?

— Je vois que tu as beaucoup réfléchi, commenté-je. 

— Tout comme toi. Et puis, vous ronfliez plus fort que des porcs ! J'étais bien obligée de me divertir en attendant votre réveil ! 

Ce ton toujours tranchant, du grand Charlène. Néanmoins, elle a touché un point intéressant et je me suis posé une question similaire sous la douche. Si les Gardiens de la Vérité détiennent l'information sur le Vercors, pourquoi diable n'ont-ils pas encore pillé la tombe ? Soit elle ne se situe pas dans les montagnes, soit ils savent où elle est, mais ne peuvent pas l'atteindre à cause d'obstacles ou autres pièges. Je fais part à la jeune femme de mes conclusions, en m'asseyant sur le lit à côté d'elle.

— Je me suis peut-être fourvoyé sur leur compte. J'ai supposé qu'ils me captureraient pour m'interroger sur nos découvertes, mais ils n'ont rien demandé et leur leader s'est plutôt focalisé à notre passé commun. Les Gardiens possèdent bel et bien de nombreuses informations et ils sont au courant que nous nous rendons dans le Vercors, ils n'ont donc pas ressenti la nécessité de me questionner à ce sujet. En revanche, j'ignore totalement ce qui nous attend là-bas. Le truc, c'est que nous ne pouvons pas évaluer l'étendue de leurs connaissances. Ils ont possiblement fouillé de long en large le Vercors sans dénicher un seul indice, ou alors ils ont compris que la tombe n'était pas là-bas et la recherche encore... Honnêtement, nous ne serons jamais tranquilles tant que nous n'obtiendrons pas des renseignements sur eux. J'aimerais être en mesure de délimiter leurs avantages pour mieux nous adapter. Qu'est-ce que tu en penses ? 

— Tu réclames mon avis ? pouffe-t-elle, amèrement. Je croyais que tu étais le chef et que je devais la fermer ! 

Son ton ne regorge pas d'animosité, mais plutôt d'âcreté. Je comprends aussitôt le problème et glousse.

— Je t'ai vexée ? Tu dois m'accorder que j'avais de bonnes raisons pour te réprimander ! Tu as fait tuer quelqu'un, ta source. Tu as insulté ce pauvre vieillard, Milo. Tu m'as menacé, je te signale ! Ton grand-père est si différent de toi... Dis-moi, ce n'est pas lui qui t'a élevée ?

— Bravo, Jasper, tu l'as deviné par toi-même ? Mes parents m'ont élevée ! Ça paraît logique, non ? 

— Eh bien, pas vraiment. Lou aurait dû éduquer tes parents de manière à lui ressembler, et pareil pour toi. Qu'est-ce qui s'est passé ? Pourquoi tes parents t'ont élevée à l'opposé des valeurs de ton grand-père ? 

Elle ricane, mais j'aperçois la fissure dans ses yeux quand elle crache :

— Mes parents méprisaient mon grand-père ! Ils n'ont pas suivi ses préceptes et ont voulu développer une autre branche des Bellegarde avec de nouvelles méthodes bien spécifiques et des règles très strictes. Résultat, ils sont morts d'une manière pathétique et solitaire, sans espoir. Je comptais me barrer dans un pays étranger, mais mon grand-père a eu son accident peu de temps après. Par conséquent, je ne suis pas partie. Mais, ça ne signifie pas que je les porte tous dans mon cœur.  

Elle a été élevée pour détester son grand-père et elle n'est pas parvenue à se détacher de cette haine que ses parents lui ont inculquée. D'un autre côté, la mort de ses parents suivie de près par l'accident de Lou l'ont heurtée plus qu'elle ne le présageait. Pour sa conscience personnelle et par pitié, elle a renoncé à son projet de l'étranger. Je la cerne bien mieux, maintenant. Charlène n'a pas réussi à s'imposer et à se trouver une place dans cette industrie. Elle a été balancée entre les membres de sa famille, dépassée par la réputation de son patronyme. Sa garce-attitude révèle en réalité une profonde faiblesse de caractère. Elle a essayé de me dominer pour se prouver qu'elle pouvait le faire. Sa condescendance et le mépris découlent uniquement de son éducation dont elle ne s'est pas du tout éloignée.

— Quoi qu'il en soit, je n'ai pas d'avis sur la question. Ces types..., ces Gardiens..., je ne les aime pas et je n'en autoriserais aucun à nous faire du mal. Un point, c'est tout !

Elle affiche une moue d'enfant qui me tire un rire. Elle pense que je me moque d'elle, ce qui n'est pas tout à fait faux, et s'apprête à me gronder. Toutefois, je perçois le grincement de la porte de la salle de bain dans mon dos et d'un coup, Charlène se met à hurler de sa voix stridente qui me perce les tympans en se cachant les yeux. 

— Qu-Quoi ?! s'écrie Blaise. Mais, quelle prude !

Je me retourne pour voir ce qui l'a autant terrorisée, mais je le pressens sans peine, habitué à Blaise. Je vous parie n'importe quoi qu'il est à poil ! Un bref coup d'œil par-dessus mon épaule confirme mon idée et je souffle de lassitude.

— Habille-toi ! Tu vas traumatiser cette fille !

— Avec mon corps d'Apollon ? Elle a peur de tomber follement amoureuse de moi, pardi !

Il rouspète, mais ne se dépêche pas pour se vêtir. Charlène écarte prudemment ses doigts, mais recommence à crier en le voyant aussi nu qu'un bébé. Tout en l'implorant d'arrêter de me détruire les oreilles, j'ordonne à Blaise de mettre des vêtements, mais il ne fait qu'hocher lentement de la tête. Il se penche sur sa valise, les fesses en l'air. Elle redouble de couinements dégoûtés et se détourne complètement. 

— Tu abuses ! pesté-je. 

— Pourquoi ? Je me suis buté au sport toute l'année, ce n'est pas pour cacher mes superbes muscles !

— Espèce de sale pervers ! Je change de chambre ! rugit Charlène.

— Inutile, répliqué-je, nous partons dans une heure, tout au plus. Et, Blaise, tu connais la modestie ?

— La modestie a été inventée par les maigrelets dans ton genre pour se préserver des critiques ! 

— Merci, grogné-je en me renfrognant. Ne pas voir mes muscles, ça ne veut pas dire qu'ils n'existent pas !

— Eh oh ! nous interrompt Charlène, outrée. Vous continuerez votre conversation de gros balourds plein de testostérones plus tard ! D'abord, toi, le pervers, met des vêtements, merde !  

— S'il en faut si peu pour l'offenser, marmonne Blaise. Eh bah, elle va galérer pour se trouver un mari, celle-là ! 

— Je t'entends très bien, pervers ! 

Ses hurlements ont certainement attiré l'attention de nos coéquipiers d'à côté, car notre porte s'ouvre à la volée et Riley entre en trombe, imité par Levi. Tous deux sont affolés et la situation n'étant pas assez embarrassante, une employée de l'hôtel passe à ce moment-là. Cette brave dame peut contempler à sa guise ce désastre : Charlène recroquevillée dans un coin de la chambre avec les yeux cachés et une expression de terreur, un homme proche d'elle qui a l'air épuisé – moi – et un autre entièrement nu, ainsi que deux types qui arborent des expressions perplexes et dont un qui tient un couteau. Je tente, je vous le jure, de rassurer cette femme de ménage. Je tends la main vers elle pour la retenir, mais elle glisse un dernier regard traînant sur le cul de mon ami avant de prendre ses jambes à son cou. Quelle bande de tarés, s'est-elle sûrement dit. 

— Vous...n'êtes pas attaqués ? s'enquiert Riley.

— Non ! Pas du tout ! Oubliez ça et préparez-vous. Nous quittons l'hôtel dans l'heure qui vient. 

Levi ne comprend absolument rien et il nous scrute tour à tour. Finalement, il hausse les épaules et attrape Riley par le bras pour le tirer dans leur chambre. Le britannique reluque ouvertement le postérieur de mon ami et lui fait un signe d'approbation auquel Blaise répond par un clin d'œil. Je valide : quelle bande de tarés. Lorsque les deux hommes ont refermé la porte, il daigne s'habiller et Charlène ne cesse plus de lui jeter des regards noirs pour tout le reste de notre séjour à l'hôtel. 

Nous profitons ensuite du calme pour recharger notre provision. Nous remettons essentiellement de la nourriture et de l'eau dans nos sacs à dos, puis nous redescendons les caisses. Riley et son ventre affamé exigent un repas goûteux ; puisqu'il est le moins expérimenté de nous tous et qu'il n'est pas accoutumé aux rations de militaires ou à la nourriture sèche, nous lui accordons un moment pour petit-déjeuner. Il se gave en mangeant pour quatre et je prévois déjà son mal de ventre. A la seconde où il sort de table, il annonce ne pas être capable de prendre le volant avant de digérer. 

Nous nous regroupons autour des véhicules, dans le parking souterrain de l'hôtel. Tout en prenant mes médicaments, j'écoute notre expert. Levi s'est occupé d'effectuer quelques recherches sur le Vercors et le Bois d'Effroi. Il nous rapporte plus ou moins les mêmes rumeurs racontées par Charlène et tente d'expliquer le plus simplement possible le chemin. Il abandonne vite et nous montre le chemin sur une carte du net. En effet, je pleure déjà à l'optique de gravir cette montagne-là. Le Luberon était arrivé à drainer notre énergie et à nous épuiser en moins d'une journée de marche, mais cet endroit donne l'impression d'être trois fois pire. Grâce à Nolan, nous sommes équipés de tentes et nous dormirons très probablement sur place, puisque le voyage jusqu'à notre destination pourrait durer plusieurs jours. 

Sans tarder, nous nous mettons en route. Immédiatement, Blaise et Charlène se jettent dans les voitures et je fronce les sourcils à leur comportement étrange pour me rendre compte qu'ils m'interdisent de conduire. De toute façon, tant que les médicaments n'ont pas fait effet, je ne bougerai pas. Pour la première partie de notre trajet, Riley monte avec mon ami et je grimpe dans le véhicule avec la jeune femme et l'expert. Ce dernier et moi ne nous lâchons plus. A peine le moteur est-il allumé que je le submerge de questions sur nos découvertes. Il m'a informé du principal sur cette époque, mais je cherche à comprendre ce qui a engendré une telle réaction chez le cardinal.

Après tout, beaucoup de personnes à l'époque ont dû se sentir lésé et offensé par les actes de l'Eglise ou de l'Etat. Mais, de là à souhaiter leurs morts à tous et à les maudire. Di Bartollo a quand même créé tout un trésor pour exposer sa haine. Il avait peut-être des tendances à l'exagération ou était paranoïaque, mais je persiste à douter de ses raisons. Tout le monde ne cache pas ses secrets en laissant de mystérieuses traces juste par déception. Qui plus est, je garde bien en tête que notre cardinal a été effacé de l'histoire, signe qu'il posait problème à ses contemporains. 

— Tu te rappelles de l'arrestation du pontife Boniface VIII par l'armée royale et son humiliation ? Eh bien, pendant que Nogaret le traitait comme un prisonnier lambda en le rabaissant plus bas que terre, le pape l'aurait insulté de fils de cathare ! Quelle insulte, hein !

Je ne sais pas s'il s'agit d'ironie ou pas. Dans l'incertitude, j'acquiesce docilement. En y réfléchissant bien, ce devait être l'insulte suprême à l'époque. Son anecdote venant de nulle part, je le ramène sur le sujet principal et il médite sur son savoir. Finalement, Levi s'exclame :

— Hormis les Templiers et sa querelle avec l'Eglise, Philippe le Bel a été pris dans un autre scandale !

— Il ne s'arrêtait jamais, maugréé-je. 

— Effectivement ! Bon, pour sa défense, le Bel a élargi le royaume de France et a renforcé le pouvoir royal, notamment avec la chute de l'Ordre du Temple. En tout cas, le scandale que je vais te conter n'est pas réellement de sa faute ! Tout se déroule durant les deux dernières années de sa vie. Ses trois fils sont mariés et au premier abord, il n'y a rien de suspect à déclarer. La fille de le Bel a épousé le roi d'Angleterre et elle a maintenu des liens avec son père, via des correspondances. C'est important pour la suite. L'histoire débute le jour où Edouard II, roi d'Angleterre, rend visite avec son épouse Isabelle à Philippe le Bel, au printemps 1313. Isabelle offre des aumônières à ses frères et belles-sœurs, autrement dit elle donne à ses frangins et leurs femmes des sortes de bourses. Jusque-là, tout va bien ! 

— Qu'est-ce qui tourne mal ? questionne Charlène.

Comme d'habitude, Levi adore que nous nous intéressions à ses discours. Il sourit grandement et rajoute :

— En hiver de la même année, il vient au tour d'Edouard II et d'Isabelle d'organiser un banquet, en Angleterre. Mais, là, c'est le drame ! Isabelle distingue deux des aumônières offertes à ses belles-sœurs aux ceintures de deux frères, deux chevaliers normands ! Les frères Aunay. Isabelle en conclut que ces hommes entretiennent des relations illégales avec les deux princesses, ce qui serait une erreur monumentale pour eux. Elle écrit à son cher papounet ! Philippe le Bel ordonne l'ouverture d'une enquête royale qui approuve les dires de sa fille. Dans la Tour de Nesle, à Paris, sous les yeux de tous, les deux princesses s'adonnent à des beuveries et des relations illicites avec les frères Aunay. Elles sont sur-le-champ appréhendées avec leurs amants et jugées pour leur trahison ! Les deux frères connaissent un sort terrible. Ils résistent en premier lieu à la torture, mais finissent par avouer ! Ils sont déclarés coupables de lèse-majesté et subissent divers châtiments plus horribles les uns que les autres avant de mourir dans la souffrance ! 

— Bien fait pour eux ! s'exclame Charlène, envoûtée par l'histoire. Qu'est-il advenu des deux filles ?  

Ils sont impitoyables. J'étais justement en train de plaider en faveur de cet adultère, songeant que les hommes bénéficiaient à l'époque de faveurs refusées aux femmes. Par exemple, cet Edouard II flirtait d'un peu trop près avec un homme, Gaveston si je ne me trompe pas, et personne ne le punissait pour cela. Charlène juge normal et logique que les princesses soient châtiées pour leur crime, alors que je trouve leur destin injuste. Forcée d'épouser des inconnus, de se plier aux coutumes de la Cour et de servir uniquement de poule pondeuse, les femmes aussi méritaient un brin de folie et de joie dans leur existence. Je ne relève pas et Levi complète son récit :

— Les princesses Marguerite et Blanche sont à leur tour reconnues coupables d'adultère devant le Parlement de Paris. Elles sont rasées et enfermées à perpétué. Du moins, Marguerite meurt l'année suivante soit à cause des conditions déplorables d'incarcération, soit tuée par son époux pour qu'il puisse se remarier. Blanche est libérée au bout de sept ans et finit sa vie recluse. Jeanne, quant à elle, la troisième épouse, avait pleinement conscience de l'adultère des deux autres, mais ne l'a jamais révélé.  Elle a été blanchie par le Parlement grâce à la clémence de son mari qui a influencé sur la décision finale. Quelle histoire ! 

— Digne d'un scénario de film d'époque, bredouille Charlène. 

— Un film français est sorti à ce sujet et se nomme tout simplement La Tour de Nesle, mais je ne pense pas que tu le connaisses. Il date des années cinquante ! réplique Levi.

Une fois de plus, l'explication de notre expert me mène à croire que cette période était constituée en principal de chaos, de luxure, de complots et d'une succession d'événements scandaleux qui auraient pu attiser le dégoût du cardinal. Tous les puissants de cette époque semblent avoir été accablés d'une ou plusieurs accusations et d'avoir baigné dans des péchés que di Bartollo condamnait. 

— Ce scandale a grandement ébranlé le pouvoir royal et certains arguent que l'affaire de la Tour de Nesle aurait précipité le trépas de Philippe le Bel. 

J'hoche distraitement la tête et plonge dans mes pensées pour tout le trajet. Il nous faut environ trois heures de route et Levi manque de vomir aux nombreux virages en pleine montagne. Quand les voitures s'arrêtent, notre pauvre expert se propulse hors du véhicule et se distance de nous pour régurgiter l'intérieur de ses tripes. Malheureusement, il arrose les fleurs d'une mamie qui l'engueule et il passe cinq bonnes minutes à s'excuser. 

Pont-en-Royans m'éblouit. Ce petit village entouré par les montagnes et la nature représente tout ce que j'apprécie. Le calme, la paix, la pureté. A ma droite, je discerne de magnifiques maisons suspendues aux multiples couleurs ; à ma gauche, la Bourne, une rivière, qui longe les habitations. Certaines personnes se prélassent sur les abords de la rivière sous l'ombrage des arbres, discutant avec insouciance à proximité d'une splendide cascade. Nous avons fait une brève pause ici pour que Levi puisse se soulager, mais, en fin de compte, je n'ai pas la moindre envie de partir.

Le seul bruit autour de nous, à l'exception des sermons de la mamie et des geignements de Levi, est formé par le courant tranquille de l'eau de la rivière. Toutes les maisons sont construites en pierre pour la plupart, des fontaines trônent fièrement aux quatre coins du village et la présence des enfants jouant dans la cascade non loin m'apaise. Plus tard, le jour où je ne parviendrais plus à hisser ma pauvre carcasse dans une tombe, je vivrai par ici. Je quitterai tout et je m'installerai là où nul ne pourra m'ennuyer. Sans cette industrie de malheur, ma vie remplie de cauchemars se transformera en doux rêve.

Mon cœur penche pour la Lozère où je me suis fait de merveilleux souvenirs après notre rencontre malheureuse avec les Gardiens. Nolan et moi avons visité ce coin perdu et nous avons imaginé notre quotidien là-bas. Mais, le Vercors me séduit tout autant. Vous voyez, je suis un homme pas si compliqué. Un joli village, une rivière, des maisons en pierre et de la sérénité suffisent à me conquérir. 

Seulement, Levi revient de son combat féroce avec la mamie et nous reprenons nos voitures en direction de la forêt plus dense et plus haute. Alors que nous roulons dans ce paysage silencieux et au délicat parfum d'herbe fraîche, Pont-en-Royans disparaît de plus en plus de mon champ de vision. Je lui lance un regard mélancolique et promets de mieux lui rendre hommage à ma prochaine venue. Nous arrivons bientôt au point de non-retour et laissons nos véhicules dans une zone couverte et discrète. Dès le premier sentier en pente, je sens que ce nouveau périple se montrera plus coriace que les autres.

Par bonté, je vous épargne la longue et interminable route jusqu'aux Bois d'Effroi. Du haut de mes trente-cinq balais, je n'ai jamais connu une randonnée aussi atroce et éreintante que celle-ci. Nous avons monté et descendu des centaines de pentes, affronté des escarpements mille fois plus ardus que celui au Luberon et Levi s'est même tordu la cheville en chouinant pendant vingt minutes. Charlène l'a réprimandé pour qu'il arrête de pleurer et nous nous sommes à peine reposés. La nuit, nous dormions sous des tentes instables avec des températures relativement basses. 

Ce voyage ne nous a rien octroyé – ni sécurité, ni dignité. J'ai cru baisser les bras à de multiples reprises, surtout de par la douleur de moins en moins vive dans mon genou. Cependant, face à l'adversité de la nature, nous nous sommes unis et nous nous sommes soutenus. En sueur, trempés de la tête aux pieds, épuisés, lessivés et sans souffles, nous avons traversé cette fichue montagne et avons pris de l'altitude petit à petit. Sans un mot, nous avons partagé tout notre accablement et nos courbatures, sans trop nous plaindre. J'aimerais vous assurer que je serais fier de nous, que nous trouvions ce village paumé ou non, que mon équipe a été très vaillante durant tout le voyage et que je n'aurais pas pu le faire sans eux, mais...nous avons intérêt à le localiser, sinon je deviens fou ! 

Heureusement pour nous, les Gardiens de la Vérité n'ont pas entravé notre chemin. Avec notre fatigue, nous aurions été faits comme des rats en cas d'attaque ! Je remercie aussi mon meilleur ami, Nolan, pour ses sacs à dos. Ils sont fournis de tout ce dont nous nécessitons sans peser plus de huit kilos, ce qui nous arrange beaucoup. Je repense à nos caisses que nous n'avons pas utilisées. Tel un élève face à son contrôle de mathématique et son compas qu'il a mis de côté, tandis que tous les autres en usent, je me demande pourquoi je n'ai pas besoin de ce matériel. Mais, j'oublie rapidement ce questionnement pour me concentrer sur mon avancée pitoyable.

Au total, plus de cinquante heures s'écoulent sans pouvoir différencier un sentier d'un autre. Charlène nous guide grâce aux plans imprimés par Levi, la veille à l'hôtel. Je me souviens des mots de Lou à propos de sa petite fille et vous certifie que cette gamine est très précieuse ces deux journées interminables de marche. Son sens de l'orientation bat n'importe lequel d'entre nous et nous buvons ses paroles autant que nous buvons dans nos bouteilles, c'est-à-dire avec sauvagerie et une soif mordante. Les Bois d'Effroi, nous arrivons ! Essoufflés et écarlates, mais nous arrivons !

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