4 | Balle de match
— Ruby, je peux être franche avec toi ? lance Violet à travers la porte de notre petite salle de bain.
— Quoi ?
Je grogne plus que je ne parle, le manche de la brosse à cheveux entre les dents, les mains levées sur ma queue de cheval récalcitrante.
— Tout le monde s'en fiche de ta coiffure.
Je relâche mes boucles pour soulager les crampes qui font trembloter mes bras. C'est un vrai massacre, comme à chaque fois que je veux les discipliner. Rien à faire : j'aurais beau essayer toutes les techniques du monde, elles seront toujours là, toutes cassées, beaucoup trop voyantes et désespérément rousses.
Le miroir plein de buée me renvoie le résultat catastrophique de plusieurs minutes d'acharnement et les larmes me montent aux yeux. Je les ravale au prix d'une douleur à la gorge. Je ne peux pas pleurer pour une queue de cheval ; Violet trouverait ça stupide.
Ma meilleure amie finit par ouvrir la porte pour accéder au miroir. Elle passe devant moi, essuie la condensation avec sa main et, d'un geste expert, applique sur ses lèvres un rouge pétant qui me ferait ressembler à un clown. Alors qu'elle arrange les finitions avec un coton-tige, son regard croise le mien dans la glace. Elle laisse échapper un soupir compatissant, décroche l'élastique que je garde toujours au poignet et vient se placer derrière moi.
D'accord. Pas d'élastique miracle ce soir.
— Alors, prête pour régler tes comptes avec Jackson ? dit-elle distraitement en commençant à me tresser les cheveux.
— C'est déjà fait. J'ai accepté d'être la coordinatrice, je me suis trompée sur ses intentions.
Elle tire sur une mèche en haut de mon crâne et le dessous de mon oreille me brûle. J'occupe mes doigts avec les passants de mon jean.
— Je t'avais dit que c'était un bon gars ! Au moins, tu auras l'esprit suffisamment tranquille pour profiter d'une bonne soirée.
Je feins un sourire dans le miroir alors que cet esprit dérive justement vers mon étagère remplie de livres. Nous n'avons pas les mêmes critères pour évaluer la qualité d'une soirée.
Violet réalise plusieurs tours avec l'élastique avant de relâcher consciencieusement quelques mèches pour encadrer mon visage, comme elle a pris l'habitude de le faire à ma demande. Une fois la natte terminée, elle abat ses mains sur mes épaules :
— Allez, on y va ! s'exclame-t-elle.
Je récupère le sac à main sur le lit pour y fourrer mon téléphone, y renonce et en déverrouille l'écran. Merde, merde, merde ! J'avais complètement oublié cette histoire de mail au professeur de marketing ! Vite, j'ouvre ma boîte électronique tout en vérifiant les noms dans notre chat. J'aimerais avoir le cran de ne pas mettre celui de Zach, mais je me contente de le taper sur le courriel récapitulatif avant de l'envoyer. Une petite demi-heure seulement après le délai prévu, ça ne doit pas être bien grave.
Je préviens au passage le groupe de la bourde. Nour et Henry, les deux membres que je ne connais pas encore, marquent aussitôt mon message d'un pouce bleu.
— Ruby, grogne Violet, déjà sur le seuil de la chambre. Dépêche-toi, tu as déjà mis des plombs à te préparer. Je sais que c'est ta marque de fabrique, mais il est hors de question qu'on arrive encore à la bourre, je ne veux pas que Jackson m'oblige à boire un shooter par minute de retard !
Je préfère ce retard à une tenue inadaptée. Passer inaperçue est un art qui excède largement le simple choix entre des pièces sombres et un sweat à capuche ; il nécessite au contraire de se montrer autant que les autres. Le plus souvent, je sélectionne ma tenue la veille pour ne pas paniquer au dernier moment ; quand je suis prise de court, mon cerveau disjoncte. Sans parler du fait que, parfois, Violet n'est pas d'accord avec les résultats de ma science vestimentaire.
— Attends, ça, ce n'est pas possible, dit-elle en se détachant de la porte.
Je suspends mes gestes, ma veste en cuir pendue à un bras.
— Quoi ?
— Ça, répète-t-elle. Tu n'as plus cinq ans.
Elle tire sur les nœuds de mes bretelles de débardeur, que j'ai remontées pour éviter d'avoir un décolleté trop pigeonnant. Ces derniers temps, attirer l'œil sur ma poitrine est vraiment la dernière chose dont j'ai envie.
C'est vrai qu'à côté du bandana qui couvre juste ce qu'il faut de ses seins et descend jusqu'à croiser la taille de sa jupe, mon pauvre haut détonne. Violet part fouiller dans son armoire et me jette un tee-shirt noir tout simple. Bon. Si Violet dit qu'il ne faut pas de nœuds, alors il ne faut pas de nœuds. J'enregistre l'information dans un coin de ma tête tout en l'enfilant.
🏈
L'air doux de l'été se mêle au bouillonnement habituel qui gagne les rues du centre chaque jeudi. La fête se tient dans la maison de ville que se partagent quatre joueurs des Thunders, dont Jackson et Zach. Depuis leur intégration dans l'équipe, ils se sont donnés pour mission d'ouvrir la saison des soirées à chaque période de grandes vacances. Ce qui signifie qu'à partir de demain, je vais mener une véritable campagne contre Violet pour obtenir de rares nuits blanches en tête-à-tête avec les romans que je me suis promis de terminer avant la rentrée.
Les paroles d'une chanson commerciale résonnent jusqu'au perron où fument déjà plusieurs personnes. Violet répond à des salutations ici et là en montant les marches, refuse une cigarette et pousse la porte. Dès que je pose un pied sur le carrelage kitsch de l'entrée, tout mon corps vibre avec la musique hurlée par les enceintes du salon. L'atmosphère qui y règne est saturée de fumée, de relents d'alcool et de transpiration.
La main de Violet cherche la mienne à tâtons. Aussi à l'aise dans les environs qu'un poisson dans l'eau, elle se faufile entre les groupes de discussions qui se sont formés le long du couloir pour atteindre la cuisine fermée. Là, Violet sort de son sac notre bouteille achetée sur le chemin et nous sert un mélange de vodka et de jus de fruits. Elle m'oblige à m'enfiler quelques petits fours avec elle, sous prétexte qu'avec le maigre repas avalé au réfectoire de l'université, on risque de tomber au bout de trois gobelets.
Une jolie brune avec une coupe garçonne l'interpelle. Pendant qu'elles discutent, je sirote mon verre en essayant de me souvenir au bout de combien de gorgées l'avis des autres ne compte plus. Toute la question est de savoir quel taux d'alcool retire le manche à balais que j'ai entre les fesses sans me rendre aussi raide que lui à l'arrivée.
— Alors, il a dit quoi Jackson ? demande Violet d'un ton faussement inquiet.
Jackson. Je ne l'ai pas encore vu. Est-ce qu'il a accepté de changer de groupe avec Zach, finalement ?
— Un shot par quart d'heure de retard, rigole la fille.
Violet s'étrangle :
— Ça m'en fait trois !
Je les écoute parler d'histoires dont je n'ai pas connaissance, un peu ailleurs. Quand les haut-parleurs diffusent le début de sa chanson préférée, Violet pousse un cri d'excitation et nous entraîne toutes les deux jusqu'au salon.
Les stroboscopes multicolorent qui le traversent me donnent déjà le tournis. Il n'y a pas tellement de monde, mais l'espace se réduit à mesure que les fumeurs reviennent à l'intérieur avec, pour certains, une clope encore allumée entre les doigts.
Les premières secondes, je m'adapte à Violet et son amie. Mon verre me fait bientôt oublier les inhibitions habituelles, la couleur de mes cheveux et l'élastique qui n'est plus autour de mon poignet. Mais alors que Violet me tire à elle en riant, une cigarette me brûle l'intérieur du coude et je bondis en arrière.
Mon dos cogne contre un torse. On me réceptionne. Une main glisse sur mon bras, l'agrippe pour que je pivote.
— Déjà cuite ? s'esclaffe le mec.
Ses longs cheveux bruns sont ramenés en queue de cheval. Je n'ai pas le temps d'en voir plus qu'il me fait tourner sur moi-même.
— Suis le mouvement, me glisse-t-il en se rapprochant.
L'une de ses cuisses se cale entre les miennes. Sa paume descend dans le creux de mes reins. Notre proximité est telle que je deviens anormalement consciente de mes jambes et de mes bras. Une chose est sûre : mes pas de danse ne ressemblent plus à rien.
Il sent bon, je crois même qu'il est mignon. Mais je compte les secondes ; à l'autre bout de la pièce, j'aperçois la tête blonde de Jackson qui dépasse du lot. S'il avait accepté de changer de groupe, il nous aurait sûrement prévenus avant l'envoi du mail... non ?
Enfin, la musique change. Je m'écarte gentiment de mon partenaire improvisé, même si la pression de sa main sur la mienne aurait aimé me retenir. Je lui souris, fais signe à Violet que je reviens et traverse la mer de fêtards en liesse pour atteindre la table de ping-pong devant laquelle Jackson se tient.
La manière qu'il a de tituber indique qu'il n'en est pas à sa première partie. Son tee-shirt rouge est à moitié rentré dans son jean et ses joues sont rosies par la chaleur de la pièce. Il est encore plus beau que d'habitude, pris dans la ferveur de l'instant, à rire et à charrier ceux qui encouragent son adversaire plutôt que lui.
Il reste deux gobelets devant lui, et plus qu'un seul du côté de Zach. Je recule derrière la première ligne du public, soucieuse de rester en retrait maintenant que je l'ai remarqué.
C'est au tour de Zach de jouer. Pas très stable sur ses appuis, il se concentre et lance la balle. Elle trouve sa cible. Jackson avale la bière cul-sec pendant que son équipe de supporters lancent des cris de provocation.
— Dans une heure, il vomit ses tripes, rigole quelqu'un près de moi.
Balle de match. Je me redresse sur la pointe des pieds pour mieux assister à la chute potentielle de Zach. C'est con, mais le simple fait de le voir perdre à ce jeu suffirait à rendre cette soirée meilleure.
La tension est à son comble. Tous les spectateurs, moi y compris, sont penchés vers la table comme des roseaux au-dessus d'une rivière, pendus aux gestes de Jackson. Il s'essuie la bouche avec le revers de son bras et s'apprête à tirer quand son regard croise le mien.
Il abaisse sa main.
— Joker.
Des têtes curieuses se tournent vers moi. Hein ?
Jackson étire son corps de colosse pour m'attraper le bras et me rapprocher de lui. La balle atterrit dans ma paume alors qu'elle est déjà toute moite à cause du stress.
Quelqu'un siffle :
— Bah alors Jackson, elle a pas accepté tes avances à la cantine, alors tu te venges ?
— Vas-y Ruby, montre-lui ce que tu sais faire avec des boules !
Mes oreilles bourdonnent. Je lève un regard paniqué vers Jackson, qui se contente de poser deux mains sur mes épaules pour m'obliger à confronter son adversaire. Au fond, Zach a toujours été le mien également.
— Fais-moi gagner.
Je n'ai pas suffisamment le temps d'apprécier son contact qu'il se détache. La balle glisse sur mes doigts. Typiquement le genre de situation que je déteste. Si je me loupe, c'est peut-être bien la dernière fois que je joue dans son équipe. Il va te détester.
Mon regard angoissé croise celui, noir et menaçant, de Zach. D'un coup, il semble tout aussi mécontent que moi d'être ici. Si je marque, lui me détestera encore plus.
— Bon, alors ? lance une voix masculine dans la foule.
Le bord de la table ondule devant moi. Dans mon poing, ce n'est déjà plus une simple balle que je tiens : c'est une chance de passer pour autre chose que la nana coincée du campus de Nashton.
Je raffermis mes appuis, plie un peu les jambes. Mes yeux ne voient plus que la surface ambrée qui oscille presque imperceptiblement contre le bord du gobelet rouge à cause des vibrations de la musique. Puis je tire.
Plouf !
Le silence relatif du public explose. Des gens me sautent dessus et me bousculent. Certains danseurs se joignent à nous pour chambrer l'équipe adverse. Toujours près de moi, Jackson m'extirpe des accolades et me soulève du sol. J'enroule mes bras autour de sa nuque et hurle à plein poumons avec les autres malgré la surprise et le vertige.
Il sent l'alcool et la sueur, mais sur l'instant, ça ne me dérange pas. Je suis trop occupée à crier et à rire. Du coin de l'œil, je vois Zach reposer son gobelet en souriant pour jouer les bons perdants. Et je me fiche de la colère qui exsude par tous les pores de sa peau. Pour l'instant, je suis avec les autres, avec Jackson. Et surtout, je réalise que j'ai été idiote de croire qu'il ait voulu quitter le groupe de projet sans nous prévenir.
Parce qu'au bout de deux ans dans la même université que lui, je commence enfin à comprendre. Les gens n'aiment pas Jackson simplement parce qu'il est le quarterback des Thunders. Ils l'aiment parce qu'il est du genre à s'assurer que personne ne reste en retrait.
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