3 | Tee-shirt et drapeau blanc

— Alors t'es encore dans le groupe de Jackson ? s'écrie Violet après avoir avalé sa bouchée de haricots verts. Je vous imagine tellement pas travailler ensemble !

Je grogne :

— Ce n'est pas ce qui va se passer. Moi, je vais travailler. Lui, il va en profiter pour valider ses crédits sur mon dos. Comme il y a deux ans.

Elle grimace sans me contredire. Les passe-droits académiques accordés aux Thunders ne sont un secret pour personne. Jackson n'a pas l'habitude de bûcher, et ce n'est pas maintenant qu'il va s'y mettre. Pas alors que leur planning est bourré d'entraînements jusqu'à la rentrée et que le coach attend d'eux qu'ils délivrent une saison irréprochable.

Je devrais y être habituée. Les rares fois où l'on daignait me porter un peu d'intérêt au lycée, c'était pour que je mâche le travail des autres. Je m'étais promis de ne plus me prêter à ce jeu en arrivant à l'université, car il me permettait surtout d'exister dans un cercle social autrement qu'au travers des moqueries. Surtout que je suis loin de la Ruby qui veillait tard pour s'assurer un dossier scolaire en béton. Mais on dirait que le rôle de la bonne poire me colle à la peau. Tu m'étonnes que Jackson a sauté sur l'occasion pour que je m'assoie à côté de lui ; les projets de groupe ne sont pas rares dans les sessions de rattrapage.

— Tu sais que rien ne t'oblige à te laisser faire ? lance Violet, plus sérieuse.

— J'ai rarement le choix, lâché-je, dépitée. Jackson décide pour moi et ensuite, il demande si ça me convient. Il est parti du principe que je faisais partie du groupe tout seul, et je n'imaginais pas refuser d'être la coordinatrice une fois qu'il avait mis cette idée dans la tête de tout le monde !

— Donc, sans son intervention, tu serais toi-même partie à la recherche d'un groupe et tu ne te serais pas proposée en tant que superviseure pour arranger tes camarades ?

Violet parle tout en m'adressant un regard moqueur. Elle connait mon incapacité à prendre des décisions dans des moments aussi cruciaux. Alors oui, peut-être que sans Jackson, je n'aurais même pas de groupe à l'heure qu'il est. Mais quand même !

— Écoute, si tu ne veux pas t'occuper de la supervision pour cette fois, tu n'as qu'à le dire, ajoute-t-elle en secouant sa fourchette sous mon nez. Jackson est un type bien, il comprendra. Et je ne doute pas que le reste de votre équipe aussi.

— M'ouais...

— Aborde le sujet avec lui ce soir, il n'aura pas la pression des matchs en tête.

— Ce soir ?

Chaque fois que les yeux de Violet se mettent à pétiller, je crains le pire.

— La première soirée officielle de l'été se passe dans sa coloc ! s'exclame-t-elle d'une voix suraiguë. Celle-là, tu ne peux pas la louper si tu veux démarrer les vacances en beauté !

Super, moi qui pensais au moins profiter d'une petite semaine tranquille pour m'y préparer...

Je déplace mon regard vers les rires qui s'élèvent depuis le bar à salades. L'équipe de football vient justement d'arriver dans le réfectoire avec, pour la plupart de ses joueurs, les cheveux encore humides de la douche post-entraînement.

Comme un bon nombre d'étudiants profitent du beau temps pour manger dehors, la salle de restauration est à moitié vide. Je me ratatine sur moi-même en espérant que Jackson ne repère pas ma touffe de boucles rousses à travers les tables. Dès que la sonnerie a retenti tout à l'heure, j'ai balancé mes affaires dans mon sac pour fuir le groupe. Pas tellement envie de les entendre rire sur la petite intello qui lis des scènes torrides en plein amphi. Si on y ajoute l'incident des seins et mon retard de ce matin, je me suis déjà tapé la honte trois fois devant lui, et ce n'est que mon deuxième jour sur le campus.

C'est manifestement trop demander à l'univers. J'entends déjà son timbre grave percer à travers le brouhaha des discussions ambiantes :

— Hé, Ruby ! Regarde !

Je me redresse contre mon dossier en grognant. Jackson est grimpé sur une chaise branlante à l'autre bout de la cantine, et je me demande comment elle fait pour ne pas céder sous sa carrure de sportif. Mais qu'est-ce qu'il fout ?

Je me dis que de toute façon, rien ne dépassera le cours de ce matin en termes d'affiche. Enfin, ça, c'est avant que Jackson soulève son tee-shirt et me pointe du doigt.

— Regarde ! répète-t-il, fier de lui. Maintenant, on est quittes !

Ses mains remontent le tissu jusqu'à dévoiler tout son torse, des hanches à la poitrine. J'avale l'air, consternée par son audace, pendant que le reste du réfectoire explose de rire.

Sa peau bronzée est tendue sur des muscles chauffés par l'entraînement. Mes yeux dévalent ses abdominaux jusqu'à la ligne qui descend sous le tissu de son caleçon, juste au-dessus de la taille du jean.

Je laisse retomber mes couverts dans mon assiette. Une vague de chaleur m'envahit alors que j'entends les autres étudiants siffler et demander à Jackson de se déshabiller complètement.

— C'est toi Ruby ? me lance une fille à quelques tables de la nôtre. Dis-lui de retirer son short !

— Et son caleçon ! On veut voir les fesses du quarterback ! Son torse, on y a déjà droit tous les jours !

Les membres des Thunders hurlent et frappent sur les tables pour l'encourager. Je me sens soudain oppressée par tout le bruit qui résonne dans la salle. Est-ce qu'ils savent pourquoi Jackson est en train de faire ça ? Est-ce qu'ils savent tous qu'il a vu ma poitrine ?

Violet, qui s'était tournée pour mieux profiter du spectacle, revient à moi en riant. Son visage se décompose quand elle réalise que je suis tétanisée sur ma chaise.

— Ruby, attends, dit-elle en me voyant attraper mon sac.

— Je dois aller rendre des livres, soufflé-je. J'ai deux-trois questions à poser à l'archiviste avant la fermeture des bureaux.

De l'autre côté du réfectoire, Jackson croise mon regard affolé et abaisse son tee-shirt.

C'est pas trop tôt.


🏈


Je n'ai aucune question à poser à l'archiviste, ni aucun livre à rendreà la bibliothèque. Mais j'y serai très bien pour fuir les plaisanteries douteuses de Jackson et, avec un peu d'efforts, les situations embarrassantes qui me courent après depuis mon retour à Nashton.

Je traverse le campus d'un pas rapide, tête baissée, le poing refermé autour de la sangle de mon sac. Plus je croise d'étudiants et plus je me demande combien d'entre eux sont au courant de cette histoire. Je n'en ai aucune idée, et je crois c'est tout le problème.

La bibliothèque ne doit pas être très occupée au début de l'été, étant donné que la plupart des cours de rattrapage n'ont pas encore commencé. J'ai hâte de me replonger dans mon livre pour dériver loin de tout, y compris de mes propres pensées. Il me faut juste trouver un coin tranquille où personne ne se risquera à lire par-dessus mon épaule comme Jackson.

Bordel, pourquoi il s'obstine à me foutre la honte depuis hier ? Est-ce qu'il compte faire de moi la cible de ses blagues stupides pour tout le reste des vacances ?

Dans le hall du bâtiment, je m'arrête devant un distributeur de boissons. Comme je me suis esquivée sans terminer mon repas, j'ai l'impression d'avoir encore le ventre vide, même s'il est trop noué pour que j'avale quoi que ce soit de solide. Mais on dirait que ma journée n'a pas fini de se pourrir : lorsque j'insère les pièces et tape le numéro d'une brique de jus d'orange, je ne reçois aucune réaction concluante de la machine, qui se contente de les recracher. Super.

Abandonnant l'idée d'une boisson fraîche, j'ai récupéré ma monnaie et fait deux pas en direction de la bibliothèque quand j'entends le bruit d'un produit qui tombe dans le bac. Je trottine pour aller récupérer ma brique.

— C'est meilleur quand c'est gratuit ?

Jackson passe sa tête depuis l'autre côté de la machine. Mon regard fait des allers-retours entre le jus d'orange dans lequel je viens de planter la paille et son air malin.

— Yep, me devance-t-il en tapotant sur la vitre du distributeur, c'est moi qui l'ai libéré de cette antiquité.

— Tu m'as suivie ?

— Ouais, je t'ai vue t'enfuir comme une voleuse de la cantine. T'as pas aimé mon petit spectacle ? C'est dommage, les autres en ont bien profité alors que je l'avais préparé spécialement pour toi.

Mes dents mordillent furieusement la paille. Je commence à m'éloigner de lui sans un mot au moment où un groupe sort de la bibliothèque et arrive à contre-courant.

— Hé ! crie Jackson par-dessus la foule. Tu ne me remercies même pas ?

Je m'arrête en plein milieu du flot d'étudiants pressés. Puis je me retourne et joue des coudes pour revenir à sa hauteur.

— Te remercier pour quoi ? grogné-je. Pour m'avoir imposé le rôle de superviseure ou pour m'avoir foutu la honte de ma vie à la cantine ? Tu as raconté à combien de tes potes que tu as vu... que tu as vu...

Je n'ai pas terminé ma phrase que Jackson donne un grand coup de pied dans le distributeur entre nous. J'avale une gorgée de travers avant de comprendre qu'il n'est pas en colère contre moi, puisqu'il s'abaisse pour attraper la canette tombée dans le compartiment.

— Je n'ai rien dit à personne, soupire-t-il en l'ouvrant. Disons que c'était plutôt évident à partir du moment où je t'ai donné ma veste. Elle est où, d'ailleurs ?

Même si je suis soulagée qu'il ne se soit pas amusé à crier l'info sur tous les toits, ça ne change rien au fait qu'ils ont dû bien rigoler sur le sujet, et que ce dernier a largement eu le temps de faire le tour du campus. Il n'y a qu'à voir les réactions animées quand il a lancé son petit numéro dans le réfectoire.

— Dans ma chambre, lui avoué-je simplement. Je peux aller la chercher maintenant, si tu veux. Je ne compte pas te la voler.

— Non, c'est bon. Je te fais confiance. Tu me la donneras une prochaine fois.

Jackson avale une rasade de soda et souffle un bon coup.

— J'ai retiré mon tee-shirt pour que tu te sentes un peu mieux, affirme-t-il. Bon, je sais que ce n'est pas vraiment la même chose, mais j'ai bien vu que tu étais mal à l'aise pendant le cours de marketing, alors j'ai voulu te faire rire. Et te montrer que ce n'est pas la fin du monde.

Des remarques lancées au travers d'un préau résonnent dans ma tête. Ce jour-là, je m'étais autorisée à me changer dans les vestiaires, comme tout le monde. Le flash du téléphone d'Ava alors que je retirais ma brassière trempée m'avait fait l'effet d'une balle en plein ventre.

Ma main libre part à la conquête des cheveux sous mon oreille, mais je me reprends de justesse et joue avec l'élastique accroché au tour de mon poignet à la place.

Pas du tien, peut-être.

— Tu ne veux pas être la coordinatrice du groupe, alors ? reprend Jackson après quelques secondes.

Mon ton se fait soudain sarcastique, presque mauvais :

— Sans blague !

— Pourquoi tu ne l'as pas dit avant ?

Je serre la brique de jus dans ma paume sans trouver de réponse valable. Savoir qu'il a raison, qu'il me suffisait de refuser augmente encore ma colère d'un cran. Alors je lui tourne le dos une nouvelle fois.

— Attends ! lâche Jackson en m'attrapant l'épaule. Pas la peine de t'énerver pour ça ! On a qu'à prévenir le reste du groupe que tu ne veux pas et qu'il faut désigner quelqu'un d'autre.

Je donne une ruade pour me libérer :

— Je ne m'énerve pas pour « ça ». Je m'énerve parce que tu es parti du principe que la gentille petite Ruby allait s'occuper de tout le travail à votre place, comme toujours ! Comme ça, toi et tes deux copains de football, vous pourrez vous concentrer sur vos matchs ! J'aurais dû m'en douter, quand tu m'as ajoutée au groupe sans même me demander mon avis.

Jackson fronce les sourcils et pose une main sur sa hanche, un peu comme un père de famille mécontent.

— Tu avais l'air complètement paumée en cherchant un groupe dans la salle. Puisque tu étais assise avec nous, la solution me paraissait évidente. Et je n'ai pas proposé ton nom parce que je compte sur toi pour bosser pour cinq. Je l'ai fait parce que tu es organisée et rigoureuse. En tout cas, tu l'es plus que nous tous réunis.

Je l'observe d'un œil soupçonneux. Est-ce qu'il essaie de m'amadouer pour que j'accepte ?

— Je sais que je ne me suis pas montré très coopératif la dernière fois qu'on a travaillé ensemble, ajoute-t-il. Mais je te promets que cette année, je vais faire ma part du boulot. De toute façon, je n'ai pas le choix. Si tu restes la coordinatrice, c'est toi qui auras la main sur les notes de participation, alors tu pourras décider par toi-même si mon implication était à la hauteur de tes attentes. Qu'est-ce que tu en penses, Ruby ?

Mon cœur palpite. Pour la première fois en trois ans, ce n'est pas d'une crise d'angoisse.

— Je suis toujours aussi étonnée de constater que tu te souviens de mon prénom, lâché-je bêtement.

Il me répond tout en secouant le fond de son soda :

— Pourquoi ça t'étonne ? Tu te souviens bien du mien.

— Toi, ce n'est pas pareil.

Toi, tu n'es pas invisible.

Jackson plonge ses grands yeux noisette dans les miens. Attend que je développe. Il peut toujours courir.

— Bon, alors..., reprend-il, si tu ne veux pas être la coordinatrice, il faut consulter les autres dans le groupe...

— Laisse tomber, je vais m'en charger, lâché-je, plus conciliante. Il faut bien quelqu'un pour s'en charger. Et puis comme ça, si tu te relâches, j'aurais de quoi te menacer.

Jackson pouffe, les lèvres pincées sur le bord de la canette. Le malaise s'installe beaucoup plus vite, maintenant que le reste des étudiants ont quitté les lieux et qu'il n'y a plus de discussions ambiantes pour couvrir nos silences.

— Et sinon, hésite-t-il, on te verra à la soirée ? Tu es bien la meilleure amie de Violet ? Vous êtes toujours collées ensemble.

— Oui.

C'est une réponse courte, presque trop. Trois lettres, pour qu'il n'entende pas les légers trémolos dans ma voix. Apparemment, je ne suis pas si invisible que ça, et je ne sais pas encore si je suis heureuse de l'apprendre.

— Dis-lui de préparer son foie, je pourrai pas la suivre toute l'année à cause des entraînements et je compte bien en profiter tant que je peux !

J'acquiesce et attends qu'il traverse le hall du bâtiment pour ressortir. Soudain, j'ai envie qu'il se retourne, juste pour me lancer un regard, un sourire. Mais une fille l'interpelle juste avant qu'il ne franchisse les portes, et je sais que la petite Ruby s'évapore aussitôt de son esprit.

— Tu as vu qu'on est dans le même cours de marketing pour les rattrapages ? lui lance-t-elle en arrivant vers lui.

— Ouais, on va se voir souvent ! répond-il. T'as déjà trouvé ton groupe ?

— Justement, oui, mais deux personnes sont d'accord pour échanger avec toi et Zach, si jamais vous avez envie de venir avec nous. Tu en dis quoi ?

Mes yeux s'arriment au carton replié de ma brique de jus. Je la jette dans la poubelle la plus proche et me précipite dans la bibliothèque avant d'entendre la suite.

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