2 | Prise en flag
Arriver en retard à sa première heure de cours est sûrement le pire but contre son camp qu'une stressée chronique puisse marquer. La boule d'angoisse que je croyais disparue au réveil me remonte dans la gorge alors que je pousse la porte de l'amphithéâtre en la suppliant de ne pas couiner pas sur ses gonds.
J'aurais peut-être dû préciser qu'elle ne devait pas claquer derrière moi non plus. En voyant tous les visages se tourner dans ma direction, je prends conscience du nombre important d'étudiants présents dans les rangées de sièges rouges. Il faut croire que les crédits en rab sont très demandés, surtout depuis que l'université a augmenté ses exigences académiques. Je ne suis pas la seule à avoir cru pouvoir m'en sortir avec le strict minimum cette année encore.
Le professeur de marketing qui s'est interrompu à mon entrée retrouve le fil de son discours d'introduction. Merde. Pourquoi je n'ai pas pensé à m'excuser plus tôt ? Maintenant, ils doivent tous me prendre pour une gosse mal élevée.
Je porte mon regard vers l'estrade. La distance jusqu'aux premiers strapontins inoccupés me paraît interminable, alors je frotte mes paumes moites contre le tissu de mon jean en espérant trouver une place d'ici-là.
Les marches, trop petites et trop longues à la fois, me font avancer de manière complètement désarticulée. Un pas et demi entre chaque. Plus je sens les regards se fixer dans mon dos au fur et à mesure de ma lente progression et plus les bouffées de chaleur s'intensifient.
Ça y est, je pue.
Je me concentre sur mes pas. Si je trébuche, c'est la honte assurée.
Mais non, tu ne pues pas. Essaie juste de ne plus transpirer comme une tranche de cheddar laissée au soleil !
Aucun siège n'est libre en bout de table, et je ne m'imagine pas demander à quelqu'un de se lever pour me laisser passer. Certains étudiants ont même posé leur sac à côté d'eux pour ne pas se retrouver avec un voisin. Je me fais une raison et accélère vers les premières places. Un petit rire s'élève au-dessus de moi, mais rien n'indique qu'on est en train de se moquer de mon pull enfilé à l'envers ou de la tache de café encore humide sur ma cuisse.
— Hé !
Je suis trop concentrée sur ma démarche irrégulière pour réagir. Quelqu'un m'attrape le poignet pour me tirer de force sur un siège.
— Pardon, murmure le garçon en déplaçant les affaires qui s'y trouvaient à ses pieds, tu semblais ailleurs, alors j'ai pris les devants.
Passé le petit moment de surprise, je me rends compte qu'on a enfin daigné compatir à mon supplice.
— Non, c'est moi. Merci, dis-je.
Je lance une œillade reconnaissante à mon sauveur et réalise avec horreur qu'il s'agit de Jackson. Il m'adresse un clin d'œil :
— Pas de quoi.
Je me détourne, sous le choc. La honte que j'ai ressentie hier me submerge de nouveau alors que j'ouvre mon sac à dos dans des gestes mécaniques. J'ai chaud, trop chaud.
Tes aisselles, Ruby, pense à tes aisselles !
Sauf que ce n'est pas à mes aisselles que je pense, mais à ma poitrine. Celle que Jackson a eu sous son nez, et qu'une bonne partie de l'équipe de football a peut-être vue également. J'ai peur qu'il l'ait trouvée bizarre, différente, pour je ne sais quelle raison stupide. J'ai toujours pensé que mes seins étaient petits et trop écartés ; maintenant, je crains que Jackson l'ait remarqué et en ait rigolé avec les autres. Avec Zach.
Ordinateur pour les notes. Trousse pour la feuille de présence. Livre. Une fois le tout rassemblé devant moi, j'essaie de me concentrer sur les paroles du professeur pour oublier l'épisode du débardeur trempé. Mais les doigts de Jackson tapent furieusement sur ses touches et sa carrure sportive prend trop de place. Chaque fois qu'il s'enflamme sur son jeu, son coude gauche manque de me taper dans le flanc. Je commence à comprendre pourquoi personne ne s'est installé à côté de lui.
Le fait qu'il n'écoute rien n'est pas étonnant, puisque les membres des Thunders jouent davantage leur année sur le nombre de matchs gagnés que sur leur moyenne. C'est d'autant plus vrai depuis que l'université essaie de classer l'équipe de football dans les bowls nationaux. Je suppose que les cours de rattrapage ne sont qu'une formalité pour eux, et qu'un acte de présence suffit à leur attribuer les crédits manquants.
Je ne vaux pas mieux. Avec plus ou moins aucune idée d'un quelconque avenir professionnel, je poursuis mes études seulement parce que mes parents ont les moyens de me les payer et qu'elles font partie du starter pack d'une vie bien rangée. Avec mon dossier impeccable dans le secondaire, j'aurais même pu prétendre à une université de renom. Si Violet a choisi celle-ci par dépit, moi, je l'ai choisie parce que me savoir dans le même État que le domicile familial rassurait ma mère.
Jackson étouffe un cri de victoire en remuant sur son siège et les battements de mon cœur s'accélèrent. Notre proximité forcée me rend nerveuse alors, bien décidée à oublier sa présence, j'ouvre mon roman et le pose contre l'écran redressé de mon ordinateur.
Un royaume en danger. Des intrigues politiques. L'héroïne qui s'apprête à charmer son soldat détestable pour le garder sous son joug. Tout ce qu'il me faut pour dériver loin de la réalité, et surtout de Jackson.
Oh. J'appuie une joue dans ma paume tout en m'avançant. La scène est un peu plus osée que prévu, mais avec l'expérience, je connais l'art de ne rien laisser paraître quand je lis en public.
Je m'apprête à tourner la page avant de réaliser que je n'entends plus mon voisin s'exciter sur sa chaise. Mon pouce et mon index s'immobilisent sur le coin de la feuille. Je peux sentir son eau de toilette mélangée au parfum d'une lessive tout près, son bras un peu trop musclé se coller au mien.
Il détache ses yeux du livre en même temps que moi.
— Ruby, souffle-t-il, une main plaquée sur sa bouche. Qu'est-ce que tu es en train de lire ?
Il se rappelle de mon prénom ?
Je rougis furieusement et cherche mes mots :
— Ce n'est pas... Enfin, je...
Bordel. Dans un élan d'insubordination, le soldat vient de pousser l'héroïne sur son bureau pour se placer entre ses cuisses. Comment je peux me défendre de ça ?
Jackson quitte son expression choquée pour un sourire coquin :
— Dis donc, tu es beaucoup plus dévergondée que ce que je pensais. Quoique j'avais déjà cru le comprendre hier...
Il se moque de moi, là ?
Un type assis devant nous l'entend rire et s'intéresse à notre conversation. Je referme précipitamment mon livre en reconnaissant Zach.
— Qu'est-ce qui te fait autant marrer, Jack ? dit-il en se hissant un peu au-dessus de notre table.
— C'est Ruby, elle...
— Non ! couiné-je en tirant sur son tee-shirt.
Alors que la situation ne peut pas être pire, le professeur prononce les mots « projet de groupe ». Nous baissons tous les trois la tête en direction de l'estrade.
— Pour ce cours sur le comportement du consommateur, je veux que vous étudiiez la façon dont un événement lié à l'activité d'une entreprise influence notre perception de la marque. Choisissez une boîte de la région et analysez ses résultats financiers avant et après cet événement. Vous formerez des groupes de cinq.
L'amphithéâtre s'agite et bouillonne. Tout le monde se met à appeler quelqu'un à l'autre bout des rangées. Entraînée par la panique générale, j'analyse les visages autour de moi sans en reconnaître un seul.
Il y a comme un mouvement de foule vers Jackson. Certains étudiants lui lancent des boulettes de papier pour l'inviter. C'est compréhensible, pour le quarterback de l'université ; les gens l'aiment, c'est tout.
J'ai l'impression de retourner sur les bancs du lycée. La pire période de ma vie. Celle où je n'avais personne à qui me raccrocher et où il fallait attendre que tous les groupes soient formés pour qu'on me greffe à l'un d'eux.
Je vais demander à travailler seule. C'est toujours mieux que de forcer les autres à me supporter.
— Une personne du groupe tiendra le rôle de superviseur et sera mon interlocuteur privilégié pour ce projet, crie le professeur pour se faire entendre par-dessus le chahut. Je veux que chaque superviseur m'envoie les noms des étudiants de son groupe par mail avant ce soir, vingt heures. Et ne croyez pas vous en sortir les bras croisés pour les autres : des points de participation donnés par le superviseur seront compris dans la note finale.
Ma tête bourdonne. Il est peut-être encore temps d'aller supplier le président de l'université pour qu'il m'accorde les derniers crédits nécessaires à la validation de mon année.
À ma droite, Jackson bataille toujours avec ses fans. Zach se retourne et lui propose un nouveau nom, mais je crois le voir secouer la tête du coin de l'œil.
— Le groupe est déjà complet, dit-il.
— Mais on est que quatre, là...
— Non. (Ma main se lève sans que je ne la commande.) Avec Ruby, ça fait cinq.
J'ouvre la bouche alors qu'il me rend mon bras, consternée. Depuis quand je fais partie de leur groupe ?
Zach n'ose pas contester sa décision, mais je comprends son dégoût au regard noir qu'il me lance. C'est le pire été de ma vie.
Le brouhaha de la salle me parvient de loin. Je reste scotchée sur ma chaise, vaguement consciente que les autres membres sont en train de créer un chat pour parler du projet en dehors des cours. Je peux encore leur dire que je ne veux pas. Je ne veux pas, je ne veux pas !
— Ruby ?
Je me tourne comme un automate vers Jackson.
— Oui ?
— C'est d'accord, alors ? Tu veux bien être la superviseure du groupe ?
— Quoi ? soufflé-je.
J'étais tellement occupée à trouver un moyen de fuir la situation que je n'ai rien écouté de leur discussion. Pour qui il se prend, à proposer un truc pareil ?
Deux têtes se penchent au-dessus de la table pour mieux entendre ma réponse. Un garçon aux cheveux pleins de gel – sûrement un autre joueur de foot – et une fille qui devrait faire des pubs pour les fonds de teint zéro défaut. Je ne connais même pas leurs prénoms.
— Euh... Oui, je suppose..., bafouillé-je, la gorge nouée.
Jackson m'offre son immense sourire de gamin.
— Super ! C'est réglé, alors ! On peut compter sur toi pour envoyer le mail ?
Je serre la couverture de mon livre posé sur mes genoux en hochant la tête. La raison pour laquelle il a tenu à m'intégrer au groupe est plutôt claire. Sur l'instant, je n'ai qu'une envie : lui faire bouffer sa veste de football que j'ai oubliée sur ma commode ce matin.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top