⚘36. Les cœurs ouverts
━ 28 mars 2020 ━
⚘
— MMH... QU'EST-CE QUE TU FAIS... ? marmonna Anh, à moitié réveillé.
Je levai les yeux des fiches d'anatomie que m'avait donnée Achille et jetai un regard en direction d'Anh, allongé juste à côté de moi, le drap remonté jusqu'au menton.
— Je révise, rendors-toi.
Le brun grogna pour toute réponse, se tournant sur le flanc pour me faire face. Il arqua un sourcil en jugeant le schéma des nerfs de l'avant-bras dessiné sur la feuille légèrement froissée, avant de laisser échapper un rire :
— De l'anat à huit heure... Sérieusement ? débuta-t-il d'un ton narquois. Ça t'a pas suffit toi et moi hier soir ?
Consciente de l'allusion qu'il venait de faire et n'ayant guère envie de l'entendre déblatérer plus d'un instant à ce sujet, je lui envoyai mon coussin au visage, espérant le faire taire. Hélas, Anh parvint à le réceptionner avant que ce dernier n'heurte ses joues et gloussa davantage. Gênée et ne voulant pas lui donner raison en riant également, j'enfouie mon visage dans mon sweat-shirt, masquant la teinte coquelicot que prenait mon minois.
— En vrai... T'as raison : vaut mieux réviser tant que t'as encore le temps. Le concours approche trop vite et on se retrouve vite débordé... Mais peut-être un peu moins qu'au premier semestre.
— T'avais paniqué toi ? demandai-je en laissant retomber les fiches sur mes genoux.
Le deuxième année se mordit la lèvre inférieure, ses doigts jouant distraitement avec le col de son t-shirt. Ses mèches obsidiennes tombaient devant ses orbes en amande et je dus me faire violence pour ne pas les dégager de son ravissant visage.
— J'ai vomi deux heures avant l'épreuve de physique, confia mon copain en grimaçant. Pour tout te dire, à deux minutes près je refaisais la déco de la Ford de Jasmine. Mais bon, c'est pas pour ça que je suis pas passé.
Instinctivement, j'attrapai sa main et liai mes phalanges aux siennes. Il avait des doigts plutôt fins pour un garçon, dignes d'un joueur de piano. Ces derniers contrastaient fortement avec les miens, qui, eux, auraient sans problème pu appartenir à un enfant tant ils étaient petits.
— Imagine si t'étais pas passé, peut-être qu'on se serait jamais rencontré, repris-je alors qu'Anh pressait ma main.
— Tu joues les sentimentales ? Je croyais que tu supportais pas ça, se moqua-t-il et je levai les iris au ciel. Non mais t'as raison, rien n'aurait été pareil si c'était Léo qui était passé à ma place.
— Donc t'es content que ton meilleur pote ait pas eu son année ? Sympa !
— C'était le prix pour pouvoir être avec toi, công chúa et je regrette pas... Enfin... Pas pour l'instant, ajouta-t-il sur le ton de la plaisanterie ce qui m'arracha un soupir.
Après ça, j'avais reposé mes feuilles d'anatomie sur la table du salon et m'étais recouchée, rabattant la couverture sur moi. Anh avait raison, il était trop tôt pour réviser une matière aussi pointue, d'autant plus que nous étions samedi. Le concours était dans deux mois, j'avais encore du temps devant moi et pouvais bien m'accorder quelques instants de répit.
C'était pour ça que j'avais accepté de passer la nuit chez Anh. Pour ça et aussi parce qu'il avait promis de faire des pizzas maison : j'avais toujours été faible à ce sujet.
— Dis... T'as une idée de la spécialité que tu voudrais prendre plus tard ? questionnai-je en posant la tête sur son torse.
Il y eut un instant de silence pendant lequel Anh se racla la gorge. Je me mordis l'intérieur de la joue : avais-je dit quelque chose qu'il ne fallait pas ?
— Promets-moi juste de pas me regarder bizarrement après ? déclara-t-il finalement, la mâchoire serrée.
— Je te le promets.
— Je crois que j'aimerais beaucoup prendre médecine légale pour faire... Bah pour faire médecin légiste.
Mes yeux s'écarquillèrent suite à son aveu et je me redressai sur mon séant, les cheveux balayant mes épaules et les lunettes glissant le long de mon nez. Médecin légiste, Anh ?! Pour une surprise c'en était une !
— Tu veux faire médecin légiste ?! Genre faire des autopsies à longueur de journée ?! Toi ?! Anh le gars qui sourit toujours et qui rayonne comme le soleil ?!
Mes joues s'empourprèrent lorsque je me rendis compte des dernières paroles que je venais de prononcer. Néanmoins, je n'y prêtai guère attention car déjà mon copain poursuivit :
— Eh ! T'as dit que t'allais pas me juger !
— Mais je te juge pas ! C'est juste que... Je sais pas... Je trouve que ça va pas trop avec toi. Mais bon, si c'est ce que tu veux faire, je te soutiens à cent pour cent.
— Moi je trouve ça cool médecin légiste : tu enquêtes sans pour autant être détective, tu reconstitues les pièces d'un puzzle en te servant de ton esprit et du corps présent face à toi. Puis je me dis que tu dois un peu te sentir comme les Égyptiens qui embaumaient les morts. Tu devrais comprendre, Clélie, ton père il est égyptologue, non ?
— Il est archéologue mais la plupart de ses chantiers sont en Égypte donc on peut dire ça, précisai-je. Mais c'est vrai que t'as raison : vu la façon dont tu perçois les choses, ça semble tout de suite beaucoup plus attrayant. Enfin... Moi je pourrais jamais faire ça...
La simple pensée d'un cadavre étendu sous mes yeux me faisait frissonner et à chaque fois que je passais devant l'écriteau "morgue" de la fac de médecine, j'avais la chair de poule. Vraiment, la médecine c'était très peu pour moi.
— T'aurais voulu faire quoi comme spé si ton choix avait été médecine ? demanda à son tour le Vietnamien.
Je calai mon menton dans le creux de mes mains, pensive. J'étais si sûre de vouloir faire pharmacienne et rien d'autre comme métier, que je n'avais jamais ne serait-ce qu'effleurer l'idée de choisir médecine. Je ne savais pas pourquoi, mais je ne me voyais pas médecin, je ne voyais pas courir dans tous les sens aux urgences, m'occuper des grippes saisonnières et encore moins aider une femme à accoucher.
Je n'étais pas faite pour cela, trop rebutée par le contact avec les patients, préférant de loin me réfugier derrière un comptoir et délivrer du paracétamol à longueur de journée. Ma mère disait souvent que j'avais un grand coeur mais que cela s'arrêtait là, que jamais je n'irais pleinement aider les autres, m'impliquant à cent pour cent. Je n'aimais pas qu'on me touche — bon, à quelques exceptions près — et aimais encore moins toucher, ausculter les autres.
C'était peut-être pour cela que je ne me voyais pas devenir médecin.
— Hum... Je crois que j'aurais pris... Pharma, sans hésiter, renchéris-je finalement et Anh soupira de désespoir.
Bah quoi ?
⚘
━ 2 avril 2020 ━
⚘
— OK... DONNE MOI LE POURCENTAGE DE JARGON UTILISÉ PAR UN MÉDECIN LORS D'UNE CONSULTATION.
— Attends... Ça je sais... Quatre-vingt un pourcent, rétorquai-je en penchant la tête sur le côté.
Alizé hocha la tête et déposa le papier dans ma trousse avant de s'en emparer d'un autre. Elle le déplia soigneusement de ses doigts tachés de feutre et le lut :
— Vingt-deux avril deux mille cinq ?
— Loi Leonetti sur la fin de vie, non ?
— Oui, comfirma Alizé en réprimant un baillement. Tu veux pas qu'on fasse une pause, Clélie ? J'en ai marre moi.
Je me pinçai les lèvres, réfléchissant à sa proposition. Il était vrai que nous révisions l'UE 7 depuis deux heures désormais, et autant cela était stimulant pour moi — qui devait répondre à ses questions —, autant Alizé paraissait de plus en plus s'ennuyer au fil des réponses données. Je ne comptais même plus le nombre de fois où elle s'était étirée, gigotant sur le maigre espace qu'était son balcon. Aussi lui devais-je bien cela, auquel cas je passerais pour une amie indigne.
— T'as raison, on a qu'à s'arrêter pour aujourd'hui, conclus-je en me laissant retomber contre le mur. Merci beaucoup de m'avoir aidée à réviser.
— Y a pas de quoi, rétorqua Alizé en souriant, les yeux fermés face au soleil de ce jeudi après-midi.
Le balcon d'Alizé était sans doute l'endroit le plus agréable de son logement, encore plus que son pouf moelleux ou tout simplement la librairie de son grand-père. De là où nous nous trouvions, nous avions vu sur l'ensemble de l'avenue et bien plus encore. Les passants paraissaient rabougris vus d'en haut, tant et si bien qu'on aurait dit des jouets pour enfant se baladant en liberté, comme dans Toy Story.
Il y avait aussi Gertrude et Marcus, les géraniums rouges d'Alizé, qui se prélassaient au soleil à quelques décimètres de nous, ainsi qu'un arrosoir en plastique recouvert de gribouillis. Des gouttes d'eau serpentaient le long des barreaux en fer forgé, arrosant sans doute les personnes demeurant trop longtemps en dessous. Enfin, le soleil tapait sur nos joues et on avait beau fermer les yeux, sa lumière était si puissante qu'on parvenait à la distinguer malgré nos paupières closes.
— Clélie ? lança Alizé du bout des lèvres.
— Hum...
— Je crois que je vais arrêter la PACES.
Je me redressai, attrapant mes genoux du bout des doigts et les ramenant contre moi. Avais-je bien entendu ? Alizé avait-elle réellement dit ça ?
— Tu veux pas finir ta PACES ?!
— Non. De toute façon, j'ai jamais vraiment aimé ça. Et si vous n'aviez pas été là, j'aurais sûrement arrêté au premier semestre, avoua la blonde en soupirant, les paupières closes, laissant entrevoir son fard rose pailleté.
— Mais... Pourquoi t'es venue ici alors ? tentai-je en arquant un sourcil.
Je n'étais pas sûre de la suivre. Jamais je n'aurais pu douter un seul instant qu'Alizé n'aimait pas ce qu'elle faisait : elle semblait tant enjouée la première fois qu'elle m'avait parlée de la théorie des mitochondries, que j'en avais conclu que la médecine était ce qu'elle souhaitait exercer plus que tout au monde. Mais visiblement, je m'étais bel et bien trompée, bien qu'en y réfléchissant, cela pouvait expliquer l'étrange perte de poids et comportement de mon amie depuis le mois de janvier.
— Je t'ai déjà parlée de ma mère ? débuta la blonde sur le même ton : mi-enjoué, mi-fatigué.
J'hochai négativement de la tête.
— Ma mère est dentiste, elle a fait ses études dans cette fac et exerce dans une des rues du centre-ville. Tu peux même pas imaginer la joie qu'elle s'est faite lorsqu'elle a vu que j'avais mis PACES en vœux sur Parcoursup.
Alizé inspira profondément, ses épaules se soulevèrent au rythme de son souffle, épousant un peu plus la forme de son t-shirt Alice aux pays des Merveilles.
— Elle m'a plus lâchée après ça, et j'avais pas le courage de lui dire que c'était mon plan Z la médecine. Moi, je voulais faire psycho voire lettres, mais le problème c'est que j'ai été acceptée dans aucun des deux.
— Alors t'as été obligée de prendre PACES ? Excuse-moi, mais je vois pas trop le rapport avec ta mère, confiai-je en me mordant la lèvre inférieure, les yeux grands ouverts.
— Si elle avait pas été dentiste, j'aurais jamais mis ça dans mes choix et peut-être que j'aurais eu la fac de psycho. Mais c'est elle qui a insisté, c'est elle qui m'a un peu forcée la main pour que je choisisse ça. Elle arrêtait pas de me répéter que ce serait génial d'avoir une autre dentiste dans la famille, qu'on pourrait travailler ensemble et créer notre cabinet mère/fille. Sauf que je peux même pas lui en vouloir : elle se rendait pas compte de ce qu'elle faisait. Elle était juste trop contente que quelqu'un suive sa trace, pas comme ma sœur qui espère devenir influenceuse, acheva Alizé avec un faible sourire en coin.
En bas de la rue, une voiture klaxonna et des exclamations s'élevèrent, bientôt tarie par une voix plus ferme. J'étendis mes jambes devant moi, m'étirant au passage avant de reprendre la parole :
— C'est peut-être un peu trop tard pour dire ça, mais je pense qu'on devrait jamais calquer notre avenir sur celui de nos parents. Tu sais, mon père aussi voulait que je suive sa trace et y a pas si longtemps que ça, on s'est disputé lui et moi à ce sujet. Mais je me dis que c'est pas lui qui va vivre ma vie et que par conséquent, je suis libre de choisir ce qui me plaît même si lui n'est pas très emballé. Après, je comprends que ça puisse être dur de leur dire non et que souvent on se retrouve dans des situations incongrues, mais parfois, faut savoir se détacher et prendre du recul.
— C'est-à-dire ?
— Si t'avais pas été refusée en psycho et en lettres, tu ne serais jamais allée en PACES et tu sais ce que c'est le pire dans cette histoire ? interrogeai-je en pointant du doigt un dessin sur le poignet d'Alizé.
— Non... ? rétorqua prudemment la blonde, suivant du regard mon index avant qu'un sourire ne s'étire sur ses lèvres.
— Y aurait eu personne pour m'expliquer ce qu'est la théorie des mitochondries.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top