⚘35. Le garçon en robe
━ 12 mars 2020 ━
⚘
IL FAISAIT RELATIVEMENT FROID CE JOUR-LÀ, malgré le soleil s'évanouissant derrière les résidences étudiantes. Les écouteurs enfoncés dans les oreilles, l'écharpe remontée jusqu'au cou et les Converses claquant contre le trottoir irrégulier de l'avenue, je marchais d'un bon pas en direction de la faculté. Ce soir, le tutorat portait sur l'UE 7, la matière de prédilection de Léo et celle que j'aimais le moins. Aussi en étais-je venue à la conclusion que je ne resterais pas : j'allais juste chercher mon polycopié et rentrerais chez moi.
Ça me paraissait être une bonne idée.
Des bouchons s'étaient formés à l'autre bout de la rue, résultat d'une sortie des bureaux un peu trop chaotique. Des chauffeurs agacés faisaient vrombir le moteur de leurs véhicules quand ils ne klaxonnaient pas. Et malgré ma musique, je parvenais à entendre la rage qui fulminait en eux. Alors je n'hésitai pas plus d'un instant et m'engageai dans une allée adjacente, m'éloignant de ce vacarme aliénant.
Le restant du chemin fut paisible, les résidences pavillonnaires de Saint-Florian paraissaient être à dix mille lieues de l'agitation du campus. De jeunes enfants jouaient à la balle dans un des jardins, tandis qu'une adolescente au téléphone s'était assise sur une balançoire. Deux retraités revenaient des courses et portaient leurs cabas à bout de bras, aidés par un homme plus jeune — leur fils peut-être. Je les saluai d'un signe de la tête, esquissant un faible sourire, et poursuivis mon chemin.
Anh et Jasmine étaient assis sur un des bancs de pierre disposés devant la faculté. La métisse, affublée d'une veste en cuir moutarde assortie au foulard noué dans ses cheveux frisés, claqua deux bises sur mes joues lorsque j'arrivai à leur hauteur. Je laissai échapper un rire face à son enthousiasme et me tournai vers Anh. Le Vietnamien me serra maladroitement dans ses bras avant de déposer un délicat baiser sur mon front.
Mes joues rougirent et je remontai mes lunettes du bout des doigts, espérant masquer mon rictus niais.
— Vous venez de terminer ? demandai-je en remontant la anse de mon sac.
Anh hocha la tête, les coudes posés sur ses genoux.
— Un vrai calvaire, ajouta Jasmine en levant les yeux au ciel. Heureusement qu'un pharma en robe s'est pointé à la fin du cours, ça a fait un peu d'animation.
— Un pharma ? Tu veux dire une pharma plutôt ?
Je n'étais pas sûre d'avoir bien compris ce que venait de dire la métisse. Ou du moins, j'avais l'impression que mon cerveau m'avait jouée un tour.
— Ah non, un pharma, un garçon, un mec quoi ! D'ailleurs, il est encore là regarde !
Je tournai la tête, piquée de curiosité, bientôt suivie par mon copain et mon amie, et écarquillai les yeux quand mes iris rencontrèrent l'énergumène en question. Vêtu d'une robe patineuse bordeaux, qui, étrangement, le seyait plutôt bien, un étudiant au crâne rasé fumait l'air de rien devant la fac. De temps à autre, il adressait des saluts aux PACES lui jetant des regards insistants, un air rieur sur son visage carré. Puis il retournait à sa conversation avec aisance, comme si tout ceci était normal.
Et ça pouvait l'être, après tout, les robes et les jupes n'étaient pas réservées qu'aux membres de la gente féminine. Il n'y avait qu'à regarder les Écossais : personne ne portait le kilt aussi bien qu'eux.
— Je te verrai bien avec une robe bustier rose, confia Jasmine en reportant son attention sur Anh. T'en penses quoi, Clélie ?
— L'embarque pas dans ça toi. Je me rap..., menaça le brun avant que je ne l'interrompe.
— T'as tout à fait raison, puis ça mettrait tes épaules et ta silhouette en valeur... Tu serais très mignon avec une robe de princesse.
Pour toute réponse, Anh se tapa le front du plat de la main. J'échangeai une œillade amusée avec Jasmine, moment de complicité bien vite interrompu par mon téléphone. Ce dernier venait de vibrer dans ma poche de pantalon. Je soupirai et le sortis, m'excusant auprès de Jasmine et d'Anh.
C'est pas bien de fixer les gens et de pas leur dire bonjour :) Au fait, j'attends toujours mon café moi
Je me mordis la joue à mesure que mes iris glissaient sur l'écran, la mâchoire serrée et une étrange sensation naissant dans mon ventre. Achille n'avait décidément pas lâché le morceau, bien que son dernier message datait d'il y a plus d'une semaine. Et puis, c'était quoi cette histoire de fixer les gens sans les saluer ? Ce n'était pas comme s'il se trouvait là, à quelques mètres de nous, non ?
Dans le doute, je quittai mon smartphone et balayai d'un air précipité les alentours à la recherche d'une tignasse blanche. Et lorsque je la trouvai, à quelques centimètres à peine du garçon en robe, mon sang ne fit qu'un tour. Achille m'adressa un salut du bout des doigts, geste que je ne lui rendis guère tant j'étais stupéfaite, paralysée voire honteuse de m'être fait prendre à mon propre jeu.
J'aurais dû lui répondre la dernière fois, quand on regardait Shrek le jour de l'anniversaire de Malo. Peut-être que je me serais sentie mieux, moins fautive. Hélas, le mal était fait et même si je lui jurais que je n'avais jamais reçu son SMS, le deuxième année ne le prendrait même pas mal.
C'était Achille après tout, il se fichait de tout, de toutes les excuses que les autres pouvaient trouver pour se sortir de situations incongrues. Et heureusement, car il était plutôt mal placé pour reprocher aux autres de ne pas être francs.
Je t'avais pas vu, désolé :/
Avais-je écrit avant d'effacer mon message quelques secondes après. Il se tenait à dix mètres à peine de moi, je pouvais bien faire l'effort d'aller à sa rencontre pour le saluer. J'esquissai alors un pas, observant Achille et le garçon en robe en me pinçant les lèvres. Anh attrapa ma main alors que je commençais à m'éloigner, me ramenant à la réalité.
— Tu vas où ?
— Voir Achille, j'en ai pour cinq minutes, répondis-je en esquissant un sourire rassurant.
Voyant qu'Anh ne me lâchait toujours pas et qu'au contraire, il plissait les yeux en décochant un regard méfiant au kiné — accompagné de Jasmine —, je me baissai à sa hauteur et chassai ses potentiels soupçons d'un furtif baiser.
— Cinq minutes ! assurai-je en montrant cinq doigts.
De là où il se trouvait, Achille n'avait rien pu louper de cet élan de tendresse. Et de juste, j'eus à peine le temps d'entrouvrir les lèvres que mon parrain déclara :
— Je vois qu'il y a eu du changement depuis la dernière fois qu'on s'est vu.
Je jetai une œillade en direction de mon petit-ami, le rouge me montant aux joues et souris malgré moi. C'est vrai que ma vie avait pris un tournant inattendu depuis la dernière fois où j'avais parlé à Achille, néanmoins, ces nouveaux aspects me plaisaient plutôt bien et si jamais c'était à refaire, j'agirais exactement de la même façon.
— On peut dire ça...
— C'est cool, c'est un gars bien même s'il me fusille du regard depuis que je suis plus avec Jasmine, avoua Achille en soupirant. Au fait, je te présente James, un de mes amis. Clélie veut faire pharma l'année prochaine, ajouta-t-il à l'attention de l'étudiant apprêté.
James me gratifia d'un large sourire, dévoilant des dents étonnamment petites pour un gars de sa carrure. Étant plus près de lui, je pouvais discerner sans grande peine ses biceps sous sa robe à manches longues : le tissu n'était pas assez élastique pour supporter ses épaules larges et je n'aurais même pas été étonnée s'il nous confiait que sa robe était trouée au niveau des coutures.
— Comme tu peux le constater, on s'amuse plutôt bien en pharma, exposa James en écrasant sa cigarette du bout du pied. T'es primante ?
J'hochai la tête.
— C'est bien, tu vas pas prendre pharmacie par pitié, parce que t'as loupé médecine comme ces autres bouffons. Y en a marre de passer pour la roue de secours de la fac, nous aussi on sait s'amuser et faire des trucs cool !
— Comme se déguiser après un pari perdu contre le prof de chimie orga, se moqua Achille en remontant ses lunettes écailles.
James le gratifia d'une bourrade dans le bras.
— Franchement, la pharma c'est le pied : TP de chimie orga, TP de physique, les soirées, la pharmaco... Les profs sont grave cool et les étudiants des autres années aussi. Puis y a pleins de métiers qu'on suspecte pas : pharmacie, ça rime pas forcément avec épicerie. Bon, c'est peut-être un peu tôt là, mais si jamais tu passes, t'aimerais t'orienter vers quelle filière ?
— J'aimerais bien l'internat, mais pas pour faire de la recherche, juste pharmacie hospitalière. Mais j'hésite encore avec l'industrie, parce que ça doit être cool de pouvoir travailler à l'international, argumentai-je après quelques secondes de réflexion.
James sourit. Sa robe s'élargit un peu plus.
— Tout sauf officine en gros ?
Je me pinçai les lèvres, légèrement embarrassée par la véracité de ses propos. Le deuxième année rit suite à mon expression avant de prendre congé auprès de nous. Néanmoins, il glissa tout de même ces quelques mots avant de disparaître :
— Si jamais on doit se revoir, j'espère que ce sera à l'intégration.
— J'espère aussi, rétorquai-je en croisant les doigts.
James m'adressa un clin d'œil amical et se mit en marche, continuant de saluer les étudiants présents aux alentours. Le jour déclinait de plus en plus et la robe crépusculaire de la voûte céleste se teintait peu à peu de taches indigo. Achille soupira, les mains enfouies dans les poches de son jeans, l'air nonchalant.
Dans mon ventre, le nœud, qui jusqu'à présent s'était fait moins présent, refit apparition. Je cherchai du regard Jasmine et Anh, cependant, les deux étudiants en médecine avaient levé le camp. Tant pis, je n'aurai qu'à passer chez Anh pour lui dire au revoir avant de rentrer à l'appart.
— Je voulais savoir : ça te tenterait des fiches d'anatomie ? J'ai retrouvé les miennes en rentrant chez moi la semaine dernière et je me suis dit que ça pourrait peut-être t'aider, lança Achille en plantant son regard céruléen dans l'ambre du mien.
Instinctivement, je commençai à triturer la anse de mon sac.
— Et les autres ? Peut-être qu'ils les voudraient bien eux aussi. Lucie par exemple ?
Achille tiqua à la mention de sa filleule aux mèches roses — où la fille avec qui il avait trompé Jasmine. Le deuxième année passa une main dans sa nuque, se raclant la gorge avant de reprendre :
— Je pense pas qu'elle ait envie de me revoir un jour. Sa pote non plus. Et pour ce qui est de Max, il était en PACES l'année dernière donc il a déjà tout ce qui lui faut.
Alors comme ça il s'était passé quelque chose avec Lucie ? Je me demandais bien ce qu'il ou ce qu'elle avait bien pu faire. Toutefois, je ne posai guère plus de questions car après tout, ce n'était pas mes affaires.
— Tu veux que je te les passe du coup ?
— Je veux bien. Et en échange je te paierai un café pour te remercier.
Achille m'accorda un clin d'œil et je gloussai légèrement. Je devais avouer que lui parler m'avait manquée, même si la plupart du temps j'étais bien trop impressionnée par son aura pour aligner deux mots sans rougir. Or ce soir, je me sentais bien, à l'aise, et même le poids qui pesait contre mon estomac n'était pas aussi handicapant. Peut-être était-ce parce que j'avais quelqu'un maintenant, parce que j'étais en couple et que mes sentiments ne vagabondaient plus d'un garçon à l'autre.
Tout ce laïus pour dire que je me sentais bien, vraiment bien.
— T'aurais pas oublié un truc par hasard ? lâcha Achille en avisant l'heure qu'affichait la montre autour de son poignée.
Je fronçai les sourcils, tentant de voir où il venait en venir lorsque la réalité me rattrapa d'un coup :
— Le tutorat !
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top