⚘20. La dernière ligne droite

20 novembre 2019


          DEPUIS PRESQUE DEUX SEMAINES, l'appartement était pratiquement vide.

La présence de Malo me manquait, ses cris dans le salon à chaque fois qu'il perdait à la console ou encore les musiques douteuses qu'il écoutait au moment de prendre sa douche. Manger seule n'avait rien de bien enrichissant, tout comme regarder la télévision — ce que j'avais cessé de faire, trouvant cela fort ennuyant. Même la présence de Van Gogh ne suffisait pas à combler le vide, le silence que ces murs abritaient.

De même, passer mes journées à réviser n'arrangeait rien à ce sentiment de solitude. Je ne voyais personne, ne sortais pas prendre l'air ou encore pour faire mes courses — que je trouvais plus simple de me faire livrer. À douze heures de travail par jour, j'avais du mal à trouver quelques instants pour me vider l'esprit et le peu de fois où cela arrivait, je m'asseyais à la fenêtre de Malo et observais les passants, comme nous en avions l'habitude.

Mais ce soir avait lieu la première partie du concours blanc. Je ne me sentais pas vraiment stressée par ce dernier, ayant l'habitude des examens blancs que mon lycée réalisait deux fois par an. En outre, je me contentais de suivre mon planning rigoureux, ne faisant des pauses que lorsque j'y étais autorisée et en travaillant le soir après le dîner.

Je n'avais pas encore révisé tous mes cours pour l'instant, mais je me consolais en me rappelant que ce concours blanc n'avait rien de représentatif.

Van Gogh dormait sur le sofa en cuir lorsque je quittai l'appartement aux alentours de dix-sept heure. Le ciel virait au orange dans les rues de Saint-Florian et les passants avaient le nez enfoui dans leurs écharpes. Je les imitai, grelottant légèrement de froid sur le chemin menant à la faculté de médecine. Les ambulances et le samu déboulaient régulièrement à quelques mètres de moi et je m'éloignai un peu plus de l'asphalte.

Une fois arrivée à la hauteur de la librairie, j'envoyai un message à Alizé, espérant qu'elle entende son téléphone par dessus sa musique. Heureusement pour moi ce fut le cas : la blonde franchit la porte du commerce quelques minutes après, le sourire aux lèvres, son fard à paupières rose à moitié effacé.

— Prête à sauver le monde ? s'enquit Alizé avec humour en me saluant.

— T'exagères un peu là, on va juste remplir des grilles de QCM, pas nous battre contre Voldemort.

La blonde déclara que je n'étais pas drôle avant de croiser les bras, exprimant son mécontentement. Toutefois, cette moue ne fut qu'éphémère et après quelques plaisanteries de ma part, Alizé retrouva son sourire espiègle et nous reprîmes notre chemin.

Les couloirs de la faculté étaient bondés ce soir, beaucoup plus qu'en temps normal. Nous nous séparâmes au niveau des escaliers de la fac, n'ayant pas été réparties dans le même amphithéâtre, et nous nous souhaitâmes bonne chance. Après cela, je me retrouvai seule au milieu des groupes de PACES, à jouer des coudes pour me faufiler jusqu'à la salle dans laquelle je devais me rendre. Par chance, j'arrivai à temps devant les portes : les tuteurs d'UE 1 et d'UE 3.a) n'avaient pas encore commencé à faire l'appel.

Je soufflai de soulagement — et aussi parce que j'avais un point de côté à force de marcher à vive allure —, observant les étudiants m'entourant. Aucune de ces têtes ne m'était familière, aussi en conclus-je que j'allais me retrouver toute seule. Cela ne me dérangeait pas plus que ça en réalité, étant l'unique occupante de mon appartement depuis douze jours. Toutefois, j'aurais bien aimé que Léo soit là, juste pour entendre les blagues nulles qu'il sortait à chaque fois qu'il était stressé. 

Les portes battantes de l'amphi s'ouvrirent un quart d'heure après mon arrivée. Une deuxième année bloqua la porte avec une table tandis qu'un autre se faufilait dans la salle, les bras chargés d'un cartons remplis de sujets. Enfin, un tuteur rejoignit sa collègue postée près de la table, tenant une liste dans sa main. Il passa une main dans ses mèches ébènes, se racla la gorge et je souris. 

Anh était aussi stressé que s'il passait l'épreuve. 

— Alors, je vais vous demander de sortir votre carte du tutorat ainsi que votre calculatrice, débuta le Vietnamien tout en se débattant avec ses feuilles. Quand j'appellerai votre prénom, vous entrerez dans l'amphi et irez vous asseoir où les tuteurs vous diront d'aller.  

Après avoir écorché une dizaine de noms, en avoir oublié trois et avoir fait tomber sa liste de ses mains, mon tour arriva enfin. 

— Clélie Carlier.

Je me frayai un passage parmi les PACES restants et m'avançai jusqu'aux portes, serrant mon sac à main contre moi. 

— Bonne chance, công chúa, murmura l'étudiant en médecine à mon passage. 

— Merci.


Anh m'attendait à la sortie de la fac, assis sur l'un des bancs de pierre du parking, les yeux en amande scrutant l'écran de son téléphone. L'épreuve de physique venait de se terminer et une fois tous les étudiants émargés, j'avais pu quitter l'amphithéâtre. Dans l'ensemble, je pensais m'être plutôt bien débrouillée, bien que j'avais fixé le plafond et soupiré à de nombreuses reprises lorsque les propositions ne m'inspiraient guère.

Je ne m'attendais pas à un classement fantastique, mais pas non plus catastrophique. 

— Alors ? T'as réussi ? demanda Anh en me voyant approcher. 

J'haussai les épaules pour simple réponse. 

— On verra bien, puis au pire, dis-toi que c'était grave dur. J'ai fait l'épreuve d'UE 1 pendant qu'on vous surveillait et clairement j'ai à peine eu 30/50, alors que bon, je suis censé être calé quoi, expliqua le jeune homme en se levant. 

— Ou alors t'es peut-être juste mauvais, c'est pour ça que t'as pas réussi à avoir tous les points ? Allez Anh... Tu viens ou tu fais la gueule ? 

Anh et moi, nous avions l'habitude de rentrer ensemble le soir lorsque j'avais tutorat avec lui. Le brun habitant à quelques mètres à peine de ma résidence, nous avions trouvé plus logique de parcourir un bout de chemin tous les deux, au lieu de partir chacun de notre côté tels des âmes vagabondes. Au moins, nous vagabondions ensemble, discutant sous la clarté de l'astre de Séléné, échangeant des murmures et des secrets. 

— Tu veux venir manger à l'appart ?

Nous étions arrivés au niveau du feu rouge situé près de la fac. La brise nocturne s'était levée, soulevant mes boucles mordorées semblables à des rubans sombres dans la pénombre. Anh se pinça les lèvres, l'air visiblement gêné par ma proposition et je baissai les yeux en direction de mes Converses, les joues rougissant.

— C'est pas un rendez-vous, si c'est ça que tu te demandes, ajoutai-je en esquissant un sourire timide. Juste une petite bouffe entre potes, en hommage à Malo qui nous a quittés durant cette dure période.

Anh laissa échapper un rire et la nervosité qui coulait dans mes veines se dilua. Le feu passa au vert au même instant et nous nous engageâmes vaillamment sur le passage clouté. Nous pouvions entendre la musique qui pulsait dans les voitures attendant près de nous, des airs de Michael Jackson mêlés aux nouveaux hits du moment. 

— Je veux bien venir. Mais c'est moi qui cuisine : d'après Malo, faut fuir tes courgettes au curry comme la peste, se moqua Anh et je lui envoyai un léger coup de coude dans les côtes. Aïe !

— Je cuisine très bien ok ? C'est juste que Malo supporte pas de manger tous les jours des légumes. 

Anh lâcha un "c'est bon, je rigole", avant de passer un bras autour de mes épaules. J'eus un mouvement de recul, étonnée par l'audace dont il venait de faire preuve mais aussi bouleversée par les picotements qui fourmillaient dans mon ventre. Anh s'en aperçut et son sourire disparut : il regrettait son geste, j'en étais sûre. 

Aussi le rassurai-je en me rapprochant de lui. 

— C'est pas un rendez-vous, murmurai-je tout bas. 

— C'est pas un rendez-vous, répéta Anh tout aussi doucement. 

Peu de temps après avoir pénétré dans l'appartement, nous fûmes accueillis par un Van Gogh ronronnant. Le félin au pelage cuivré était descendu de son canapé et serpentait entre les mollets d'Anh, réclamant des caresses de la part de mon ami. Je souris en voyant le deuxième année se transformer en fan numéro un de cette boule de poil, et posai mes affaires dans un coin du salon.

Anh avait tenu à préparer lui même les spaghettis, ayant sûrement trop peur que je l'empoisonne — voyons, je n'étais pas une si mauvaise cuisinière quand même. Alors je me contentais de l'observer du coin de l'œil, assise sur la table de la cuisine, les jambes battant dans le vide. Il me faisait rire ainsi, attendant désespérément que l'eau boue, refusant de la quitter une seule seconde du regard. Anh était aussi concentré que lorsqu'il m'avait aidée à faire mon TD de chimie organique, ce que je trouvais mignon.

Il mettait du cœur à l'œuvre alors que je me contentais normalement d'allumer la plaque électrique et de regarder mon téléphone pour passer le temps.

— Je peux te poser une question ? déclarai-je une fois qu'il eut plongé ses pâtes dans l'eau et activé le minuteur.

Anh hocha la tête, m'invitant à continuer.

— Ton prénom, il veut dire quoi ? Je te demande ça parce que je sais que les prénoms asiatiques ont des significations très poétiques, beaucoup plus que le mien ou celui de Malo.

— Rayon de soleil. Plus niais tu meurs, ajouta-t-il cyniquement avant que je ne le coupe.

— Ça te va bien.

Anh esquiva mon regard avec maladresse, rivant ses iris onyx en direction du parquet, se mordant l'intérieur de la joue. Un petit silence s'installa entre nous, seulement perturbé par les remus de l'eau et les miaulement de Van Gogh depuis le pas de la porte. Je déglutis doucement, examinant avec intérêt mon vernis écaillé, ne sachant quoi dire pour rompre la glace.

— Toi aussi je suis sûr que ça veut dire quelque chose de joli. Je vais chercher.

Alors je l'observai, perchée sur la table. Anh grommela que la connexion était pourri et je gloussai faiblement. Puis, il arrêta de faire défiler les pages sous ses yeux et se redressa.

—  « Clélie, du latin cluere, celle qui a de la renommée », lut-il avec application. Ça te correspond bien, công chúa.

— Hum... Je suis pas trop célèbre tu sais, rétorquai-je en me pinçant les lèvres. Au lycée, je faisais pas vraiment partie du groupe des gens populaires, ceux qui sortent tout le temps et que tout le monde adore. Alors que toi, avec ta bonne humeur et tes petits sourires, tu ressembles vraiment à un rayon de soleil.

Anh esquissa un pas en avant, les prunelles scintillantes, mais se ravisa — à mon plus grand désarroi. Les battements de mon cœur avaient bien vite ralenti et les fourmillements avaient disparu. Nous n'étions pas dans un film pour adolescents, nous n'allions pas tomber dans les bras l'un de l'autre après quelques phrases de ce genre. Même si je devais avouer que l'idée m'était passée par la tête plus d'une fois depuis le début de la soirée.

— T'as pas besoin de faire partie de la bande des gens populaires pour être quelqu'un.





Il était aux alentours de vingt-trois heure lorsqu'Anh décida qu'il était temps pour lui de s'en aller. Après notre repas, nous nous étions assis sur le sofa en cuir et avions regardé quelques épisodes d'une série sur le compte Netflix de Malo. Anh n'avait cessé d'imiter les réactions disproportionnées d'un des personnages, se tournant vers moi à chaque fois, attendant que je ris face à ses grimaces.

Nous avions aussi prédit avec qui chacun des membres de la bande allait finir à la fin de l'année. Et alors qu'Anh était persuadé que Malo et Jasmine sortiraient ensemble d'ici le second semestre, je ne pouvais m'empêcher de croire qu'il irait beaucoup mieux avec Alizé. Puis vint aussi la question de Jasmine, qu'Anh voyait très peu mais qui semblait aller mieux, ainsi que celle d'Achille, qui brûlait nos lèvres depuis qu'il s'était séparé de la métisse.

— Il s'est quand même bien foutu de notre gueule celui-là, avait craché Anh en soupirant. À quel moment tu conserves ton plan Q alors que t'es en couple ?

J'avais haussé les épaules. Qu'est-ce que j'en savais moi ? Même si je ne trouvais pas cela correct du tout, cela ne me donnait pas le droit de critiquer la façon dont mon parrain menait sa vie. Peut-être aurais-je agi de la sorte si je m'étais retrouvée dans sa situation, ou peut-être pas. On ne pouvait savoir tant que l'on ne vivait pas la chose de nos propres yeux.

— Moi je pourrais jamais faire ça, avait-il ajouté. Quand t'aimes quelqu'un, tu te consacres exclusivement à cette personne, tu vas pas voir ailleurs ou alors c'est parce que t'es pas amoureux d'elle.

— Je pense que c'est plus compliqué que ça. Y a des personnes qui sont perdues parmi leurs sentiments et qui pensent agir au mieux alors que du point de vue des autres, elles sont pires que des ouragans.

Anh s'était pincé les lèvres après cela et nous n'avions plus rien dit jusqu'à ce qu'il décide de partir.

La brise glaciale du couloir s'engouffrait par la porte entrouverte de mon appartement. Quelques éclats de rire ainsi que des airs de musique résonnaient dans la résidence comme chaque jeudi soir. Anh se tenait sur le pas de la porte et j'étais debout face à lui, écaillant distraitement mon vernis tandis que le jeune homme se raclait nerveusement la gorge.

— Bon... Faut que je rentre chez moi, du coup, lança Anh en se grattant l'arrière de la nuque.

— Ouais... C'était cool, avouai-je en relevant les yeux vers lui.

Depuis quand était-il aussi grand ? Était-ce moi qui avait subitement rétréci ?

— Grave.

Une seconde passa, puis deux. Mon cœur battait la chamade dans ma poitrine, il cognait si fort contre mes côtes que je me demandais s'il n'allait pas lâcher. Mais pourquoi me sentais-je toute bizarre ? Pourquoi avais-je l'impression que mes membres se liquéfiaient, qu'à tout moment je pourrais m'écrouler au sol et disparaître à tout jamais ? Mais que se passait-il encore ? Qu'est-ce qui ne tournait pas rond chez moi à la fin ?

— C'était pas un rendez-vous, tentai-je de me convaincre, mes iris effleurant du regard les lèvres d'Anh.

— C'était pas un rendez-vous, approuva Anh d'une voix rauque, visiblement tout aussi perturbé que moi.

Et puis sans se concerter, on s'était embrassés.

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