⚘07. Le coquillage sans perle
━ 7 septembre 2019 ━
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LES BULLES DE DIOXYDE DE CARBONE dansaient sous mes yeux, valsant dans l'eau tiède où se dispersait un cachet de paracétamol. Je le regardais tanguer, les lunettes couvertes de traces de doigts, les paupières alourdies par tout ce sommeil dont je m'étais privée. Je me sentais comme un coquillage à qui on aurait subtilisé la perle : je n'étais plus qu'une enveloppe charnelle, dépourvue de ce qui faisait d'elle un être humain.
Malo était assis au bord du sofa et caressait Van Gogh du bout des doigts, n'osant croiser mon regard. Je savais qu'il était inquiet : les œillades furtives qu'il m'adressait ne m'échappaient pas, même si un groupe de mariachis s'était installé dans ma boîte crânienne. Je savais aussi qu'il retenait bon nombre de questions, par peur que je me braque, que j'explose tout simplement.
Mais je n'allais pas exploser, je le jurais sur la vie de mon animal de compagnie — et dieu savait que j'y tenais à cette boule de poil. De toute façon, je ne me sentais même pas assez revigorée pour élever la voix ou pleurer à chaudes larmes. J'étais vraiment comme un coquillage.
Je ne me souvenais plus de notre soirée au Santa Monica, ou du moins tout s'arrêtait au moment où j'avais aperçu Lucie et Achille s'embrasser. Je me rappellais que le monde tournait autour de moi, tel une toupie et que la chaleur grimpait considérablement, obstruant mes bronches, m'étouffant de l'intérieur. Je ne savais pas comment nous étions rentrés chez nous, mais à vrai dire, je m'en moquais bien désormais.
— Clélie... Je... Qu'est-ce qu'il s'est passé hier ?
Je levai les pupilles vers Malo, l'observant se rapprocher de la table de la cuisine. L'inquiétude transparaissait sur son minois de lutin, balayant l'air espiègle qui chatoyait habituellement dans ses iris jade. Je voyais bien qu'il se sentait impuissant, qu'il subissait ma gueule de bois en se questionnant sur mes actes de la veille, sur comment j'avais fait pour me retrouver dans un tel état.
Sauf que je ne savais pas. Ou alors si, mais je n'étais pas sûre de parvenir à poser des mots dessus.
— J'ai bu, Malo.
— Sans déconner, rétorqua-t-il d'un ton cynique avant de se reprendre. Désolé, je voulais pas dire ça... C'est juste que... T'as jamais fait un truc comme ça, alors je comprends pas...
Je pris une profonde inspiration et choisis d'avaler mon médicament avant de lui répondre. J'avais l'impression que des lames de rasoir glissaient le long de ma gorge, serpentaient le long de mon œsophage pour venir percer mon estomac vide. Malgré les litres d'eau que j'avais englouti, je ne parvenais à étancher ma soif.
— Je sais pas... J'avais pas envie d'y aller dans cette boîte déjà, débutai-je en coinçant une boucle derrière mon oreille.
— Mais pourquoi tu ne me l'as pas dit plus tôt ? répondit immédiatement mon meilleur ami. On n'y serait pas allés et on aurait pu regarder Elite ensemble.
— Pourquoi je te l'ai pas dit ? Parce que t'avais tellement envie d'y aller, et moi je peux pas résister à tes yeux de chien battu. Je me sens toujours obligée de toujours tout te passer, d'accepter tout ce que tu veux faire juste pour pas te vexer. Mais hier, c'était peut-être la fois de trop.
L'inquiétude qui planait sur la physionomie de Malo céda sa place à une certaine culpabilité, mélangée à une once de honte. Le brun passa une main dans ses cheveux sombres, laissant ses phalanges achever leur course sur son menton. Il se mordit l'intérieur de la joue, entrouvrit les lèvres puis les referma, ne sachant que répondre.
— Je crois que je me sentais seule. Et même s'il y avait Jasmine, Anh et Léo avec moi, ce n'était pas toi. Moi, tout ce que je voulais c'était au moins passer ma première soirée d'étudiante en compagnie de mon meilleur ami.
— Je suis désolé, murmura Malo d'une voix rauque. J'aurais pas dû partir avec Sasha, j'aurais dû rester avec toi.
— Non, t'avais bien le droit de faire ce que tu veux, puis t'avais l'air de bien t'amuser avec elle. Ce que je veux dire, c'est juste que je me sentais affreusement seule parmi toute cette foule. Un vrai comble, tu ne trouves pas ? expliquai-je en laissant échapper un rire nerveux. Alors j'ai vidé ton verre, parce que je me suis dit que ça servait à rien de te déranger, puis j'ai cherché une autre personne vers qui me tourner. Mais j'ai vu que mon parrain, et lui aussi avait d'autres projets.
Des flash de la soirée de la veille me revinrent à l'esprit et je me vis, plantée au milieu de la piste de danse, statique, avec le monde qui tournait sans moi, qui s'épanouissait sans que je puisse y contribuer.
— Je me sens trop mal maintenant, Clélie, souffla Malo en enfouissant sa tête dans ses mains. La prochaine fois que tu n'as pas envie de quelque chose, dis-le, te fie pas à mes "yeux de chien battu".
— Je ferai ça, promis, assurai-je, sentant le goût du médicament remonter le long de mon tube digestif.
Malo s'approcha prudemment de moi, comme un soigneur viendrait à la rencontre d'un animal apeuré, les bras ballants et les lèvres pincées. Je lui rendis son rictus, sentant mes yeux picoter et l'observai se pencher vers moi. Ses bras vinrent entourer mes épaules et j'enfouis mon visage dans son t-shirt. Nous nous retrouvâmes bientôt plongés dans une étreinte maladroite mais terriblement sincère, et bon sang, qu'est-ce que cela faisait du bien.
J'humais avec force les effluves de musc de son parfum, les paupières fermées, savourant cet instant de tranquillité. Une perle salée, unique, roula le long de ma joue et je souris, libérée de ce poids que je gardais enfouie en moi.
— T'sais, parfois j'ai l'impression d'être comme un coquillage sans sa perle. Ça fait mal, mais quand t'es là, un peu moins.
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━ 9 septembre 2019 ━
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LE DOS APPUYÉ CONTRE LE MUR extérieur de l'amphithéâtre, le nez penché sur mon téléphone à consulter les réseaux sociaux, plus pour paraître occupée qu'autre chose, j'attendais que le premier cours du tutorat commence.
En PACES, les cours étaient tapés à l'ordinateur et distribués au moment des séances du tutorat. Le tutorat, c'était une sorte de soutien en plus des cours des profs. Durant ces deux heures quotidiennes, des élèves de deuxième année se portaient volontaires pour nous expliquer avec plus de précision les méandres de la biocell ou encore nous fournir leurs moyens mnémotechniques à succès. Souvent, ils accompagnaient leurs explications par des schémas, que l'on pouvait photographier à la fin du cours si on le souhaitait, et c'étaient eux aussi qui géraient les colles d'entraînement hebdomadaires.
Deux jours s'étaient écoulés depuis notre soirée au Santa Monica, et durant ces dernières quarante-huit heures, nous n'avions pas fait grand chose avec Malo. En outre, nous avions passé le plus clair de notre temps à revoir nos cours de la semaine. Malo avait à nouveau visionné le cours de biochimie de vendredi, complétant ses notes avec la plus grande attention. Et pendant ce temps, je m'étais contentée de faire des fiches de physique, mes écouteurs enfoncés dans les oreilles, fredonnant doucement.
Je n'étais pas allée en cours ce matin et à vrai dire, je pensais même ne plus y remettre les pieds pendant un moment. Je ne parvenais pas à demeurer concentrée dans une salle où 800 autres personnes s'agitaient, et les voix monotones de nos professeurs n'arrivaient pas non plus à susciter mon attention. Puis il fallait partir tôt de chez soi car il y avait bien souvent trop de monde devant la faculté, et ce, bien avant l'ouverture des portes.
Malo n'avait pas trop compris mon choix et m'avait demandée si je lui faisais la tête par rapport aux événements de vendredi. J'avais hoché négativement de la tête, le rassurant sur ses hypothèses infondées et lui jurant que non, je ne lui en voulais pas. Rassuré, Malo s'était donc rendu au cours de biochimie de ce matin, tout seul, comme un grand.
— Alors ? On a décidé de sécher les cours ?
Je quittai l'écran de mon téléphone et mes orbes ambre se posèrent sur Léopold. Je décollai mon dos du mur et lui fis la bise, un sourire au bout des lèvres. Les mèches de Léo paraissaient encore plus désordonnées que d'habitude et ses pommettes creuses étaient cramoisies.
— T'as couru toi, je me trompe ? demandai-je alors que Léopold essuyait les gouttes qui perlaient à la racine de ses mèches cendrées. Et pour répondre à ta question, j'ai décidé que je viendrais plus. Le tutorat va commencé donc on aura les polycopiés des cours entiers, comme ça je pourrai travailler le matin au lieu d'écouter Nadeau raconter sa vie en UE 4, ajoutai-je en faisant référence à notre professeure de biostatistiques. De toute façon, les cours sont sur l'ENT si jamais j'ai besoin de les regarder.
— C'est pas faux, concéda Léo en attrapant les bretelles de son sac à dos. Moi je sais que j'ai besoin d'entendre pour apprendre, mais si tu arrives à travailler sans c'est tout bénef pour toi.
J'approuvai d'un hochement de la tête. Les portes de l'amphi 404 s'ouvrirent peu de temps après et nous nous engouffrâmes à l'intérieur. Le groupe de tuteurs de biochimie était rassemblé près du tableau, des paquets de polycopiés dans les bras. J'allais m'approcher d'une étudiante aux longues tresses caramel lorsqu'un petit "psst" parvint à mes oreilles.
Je fronçai les sourcils, cherchant l'origine du bruit et étouffai un rire lorsque j'aperçus Anh, une pile de feuilles coincée sous son bras, qui esquissait une discrète macarena. Je l'imitai l'espace d'un instant avant d'aller à sa rencontre.
— Alors comme ça t'es tuteurs d'UE 1 ? m'enquis-je en m'emparant du cours qu'il me tendait. C'est vraiment une bonne idée ça, tu crois ?
— Fais gaffe à ce que tu dis, Clélie. T'sais ça me dérangerait pas de t'enlever des points sur ta colle si tu continues à te moquer de moi, prévint le jeune homme, ses yeux bridés brillant de malice.
Je ne répondis pas, or le sourire que j'affichais voulait tout dire. J'attendis que Léo dise bonjour à Anh avant de m'installer au quatrième rang, juste à côté d'un groupe d'amis qui riait comme des hystériques. Nous patientâmes quelques minutes de plus et j'en profitai pour surligner les termes en gras de mon poly d'atomistique, écoutant d'une oreille distraite Léo qui me racontait son expédition au supermarché.
— Et là, la caissière me regarde trop mal et soupire en déverrouillant la caisse pour la seconde fois. Limite elle me traite d'imbécile ! C'est quand même pas ma faute si leur putain de machine arrivait pas à détecter mon surligneur ! Je vais lui balancer dans la face, tu vas voir qu'elle va le détecter cette fois, s'agaça le blond en élevant la voix.
— T'as totalement raison, déclarai-je machinalement, le nez toujours plongé dans mes pages sur les électrons et l'hybridation.
— Clélie, est-ce que tu m'écoutes au moins ?
— Ouais ouais, tu voulais te battre avec la caissière, ça j'ai bien compris.
Le cours commença après que Léopold eut achevé de me conter ses aventures. Les tuteurs nous expliquèrent tour à tour le contenu du polycopié, revenant sur les points importants avec des exemples pour nous aider. Pendant qu'un deuxième année présentait sa partie, les autres membres du groupe restaient à disposition des PACES ayant des questions.
Cela m'amusait de voir Anh courir dans tous les sens lorsqu'une main se levait dans l'assemblée. Pour une fois avoir pris connaissance de la question du PACES, froncer les sourcils et se tourner vers ses amis, un air de confusion planant sur son visage. Ce n'était que la première séance et pourtant, il paraissait déjà regretter sa décision.
La pause arriva aux alentours de vingt-heure trente, nous offrant l'occasion de nous reposer un peu. Mon cerveau était en surchauffe à force d'ingurgiter toutes ces informations et bien que pour l'instant elles n'étaient pas des plus compliquées à enregistrer, je devais avouer que je commençais à saturer.
— Alors pour la pause, on a pensé faire un petit jeu sympa, exposa Anh en s'emparant du micro-cravate. On va faire cinq binômes constitués d'un tuteur, qui sera allongé par terre, et d'un PACES avec les yeux bandés qui tiendra un pot de flamby dans les mains. Le PACES sera guidé par son tuteur ou sa tutrice et devra viser la bouche de ce dernier. Celui qui arrive à gober le plus vite son flamby à gagner. Vous avez tout compris ? Des volontaires ?
Un vague "oui" parcourut les rangées d'étudiants et certains commençaient à se lever, pressés de jouer. Je les suivis du regard pendant un instant, contente qu'ils se soient portés volontaires. Je n'étais pas très friande de ce genre de jeu, préférant largement observer les autres se ridiculiser à ma place, et visiblement je n'étais pas la seule à penser ainsi. En outre, Léopold, même s'il connaissait Anh, ne bougea pas d'un pouce et sortit même son téléphone, prêt à filmer son meilleur ami.
La pause s'étendit jusqu'à neuf heure moins le quart, Anh avait le visage recouvert de caramel liquide et des morceaux de flanc à la vanille étaient coincés dans ses mèches onyx : son binôme ne l'avait vraiment pas loupé. Mais il fallait avouer qu'il l'avait cherché aussi, s'il n'avait pas proposé ce jeu, sa chemise serait restée propre.
La séance se poursuivit avec plus de sérieux jusqu'à vingt-et-une heure quinze et nous fûmes libérés après cela. Léopold prenait tout son temps pour ranger ses affaires, se débattant avec la fermeture éclair très peu coopérative de sa trousse. Étant fatiguée, je n'avais pas vraiment envie de l'attendre, aussi l'enjambai-je d'un pas en lui souhaitant une bonne soirée.
Je descendis les marches de l'amphi en direction de la sortie, remontant la anse de mon sac à main, m'apprêtant à affronter la nuit. Anh m'arrêta à mi-chemin, me tapotant l'épaule.
— Tu veux que je te ramène chez toi ?
Ce à quoi je répondis, juste avant de sortir :
— Désolée mon gars, je rentre pas avec un Flamby géant moi.
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