Chapitre 34
Derrière les barrières de sécurité, le feu crépitait, soufflant de gracieuses volutes blanches qui s'élevaient vers le ciel qui semblait décidé à ne pas jouer les trouble-fêtes. Il arborait ce bleu candide des soirées printanières où les nuages ressemblent à des anges innocents. L'âcreté de la fumée avait quelque chose de désagréable et de salvateur à la fois. Tout en distribuant mes flyers, je me plaisais à la respirer, comme si elle avait le pouvoir de brûler tout ce que je souhaitais oublier. La plupart des personnes portaient les couronnes de lierre ou de fleurs qui étaient vendues à l'entrée. Nous n'avions finalement pas imposé de dress code. Beltane célébrait la beauté et la créativité sous toutes ses formes.
J'ai disposé quelques flyers sur les ballots de foin où probablement plus tard des couples viendraient s'embrasser. Un garçon est apparu derrière moi et m'a touché les ailes, soi-disant pour vérifier que j'étais une vraie fée.
– Est-ce que je peux t'offrir un verre ? Ou un peu de rosée... C'est ce que boivent les fées, j'imagine.
Il était mignon avec ses yeux d'un brun profond et son sourire charmeur. En d'autres circonstances, je lui aurais retourné son sourire. Mais je n'avais pas l'esprit à flirter. J'ai redressé ma couronne et lui ai fourré un flyer dans les mains.
– Désolée, je ne suis pas disponible. Je suis juste là pour m'occuper de l'organisation.
Je me suis éloignée, me rapprochant du mât de mai. Au sommet, toute une série d'objets étaient accrochés, censés symboliser le fait que le bonheur est difficile d'accès. Il y avait de faux billets, un cœur, des plumes, une chaussure – ne me demandez pas pourquoi quelqu'un avait eu l'idée d'accrocher une chaussure pour illustrer le bonheur, peut-être parce que pour être heureux, il faut aller de l'avant ? Quoi qu'il en soit, notre mât avait fière allure avec ses rubans verts, bleus, roses, jaunes, mauves qui flottaient au vent.
L'animation allait bientôt commencer. Vingt personnes avaient été tirées au sort pour danser autour du mât, dix filles et dix garçons, auxquels s'ajoutaient Irlanda et Bryan que j'avais inscrits d'office parce que je voulais leur faire ce cadeau. En plus, Beltane célébrait les unions, alors ça paraissait cohérent d'avoir au moins un couple.
Chacun a attrapé un ruban – celui de Bryan était mauve, celui d'Irlanda était bleu – et ils se sont mis à danser, les garçons vers la droite, les filles vers la gauche sur une chanson de Faun aux sonorités celtiques. Au fur et à mesure que le mât se parait de couleurs, les participants devaient baisser la tête pour passer sous le ruban des autres. Chaque fois que Bryan et Irlanda se croisaient, ils se volaient un baiser.
Un attroupement s'était créé autour du mât. Tout le monde se laissait porter par la musique en admirant le spectacle. Puis soudain des mots m'ont hérissé le dos, comme des projectiles lancés en direction des danseurs.
– Ce sont des lesbiennes ou c'est une gouine et un travelo ?
Je me suis retournée, cherchant du regard la bouche venimeuse.
– À mon avis, ils ont cru que c'était la gay pride à cause des rubans multicolores. Hé, je crois que vous vous êtes trompés de fête. C'est pas la gay pride aujourd'hui !
Je me suis approchée du type qui se moquait ouvertement de Bryan et Irlanda et lui ai tendu un flyer, même si en vérité j'avais plutôt envie de le lui coller sur le front.
– Tiens, je crois que la dixième règle a été créée pour toi.
J'avais finalement opté pour une règle générale qui pouvait s'appliquer à bon nombre de situations : Tu n'as pas envie qu'on te gâche ta soirée ? Les autres non plus. Amuse-toi sans empiéter sur la liberté des autres.
– Je ne me sens pas concerné, a-t-il rétorqué après avoir jeté un coup d'œil au papier. Puis sous mes yeux il l'a froissé et l'a laissé tomber par terre comme un vulgaire détritus.
J'ai hésité à me pencher pour le ramasser, mais je n'avais pas envie de m'agenouiller face à ce type. Je me sentais impuissante à le remettre à sa place. Quel que soit le nombre de règles de bonne conduite qu'on pourrait établir, il y aurait toujours quelqu'un pour les ignorer.
Pour me calmer, je me suis dirigée vers le bar décoré de guirlandes de fleurs derrière lequel les serveurs portaient des bois de cerf ou des oreilles de lutins. J'ai commandé un verre d'ambroisie aux mûres et un paquet de chips. Nous avions renoncé à organiser un vrai buffet, Marine ayant préféré consacrer le budget à la déco plutôt qu'à la nourriture. « Dans vingt ans, plus personne ne se souviendra de ce qu'il a mangé ce soir-là. En revanche, on se souviendra de l'ambiance magique » avait-elle argué.
Personnellement j'espérais avoir oublié cette soirée dans vingt ans.
Je me suis assise sur un ballot de foin pour siroter mon verre. Beltane était la fête de la gaieté, du renouveau, de la lumière et pourtant je me sentais plus assombrie que jamais. Était-ce parce que l'année scolaire touchait à sa fin et que j'avais l'impression qu'elle ne m'avait rien apporté de plus que la précédente ? Enfin si, elle m'avait apporté Laslo. Mais au final à quoi cela avait-il servi ? À part à me retrouver assise toute seule à l'écart de la fête, incapable de m'amuser.
– Salut.
J'ai tourné la tête pour voir qui venait me draguer avec la ferme intention de l'envoyer balader et, là, mon cœur a sursauté. Ma cuirasse d'acier s'est fissurée en deux secondes à peine.
Sa présence était presque plus inattendue que celle d'un être magique. D'ailleurs, il ressemblait à un être invisible, un souvenir impalpable qui venait soudainement de se matérialiser. J'avais presque envie de le toucher pour m'assurer qu'il était bien réel. Il n'avait pas beaucoup changé. Il ressemblait toujours à l'homme du tableau de Pierre-Auguste Cot devant lequel nous nous étions arrêtés un jour au musée. « Ça ressemble à toi et moi », avais-je dit en désignant deux jeunes gens enlacés tendrement sur une balançoire. « Je ne trouve pas que ça nous ressemble », m'avait-il opposé comme si nous ne voyions pas la même chose.
– Qu'est-ce que tu fais là ?
– C'est Irlanda qui m'a invitée. Enfin, je pensais que ça venait de toi et que tu l'avais missionnée, mais vu ta tête, je commence à avoir un doute.
Il était là. Celui qui avait voulu que nous démêlions nos destins. Pourtant mon destin semblait encore, d'une certaine manière, entremêlé au sien.
La dernière fois que je lui avais parlé, il n'était qu'une voix au bout d'un téléphone, une voix qui m'avait répudiée et maintenant il ne pouvait dissimuler ce petit sourire qui donnait l'impression qu'il était heureux de me revoir. Ce petit sourire faisait remonter tant de souvenirs à la surface, de bons souvenirs, des instants de tendresse et de complicité qui s'opposaient farouchement à la façon dont nous nous étions quittés.
– Jolie robe, a-t-il commenté en s'asseyant sur le ballot à côté de moi.
Mes mains sont devenues moites tandis que je m'agrippais au voile blanc. Est-ce qu'il se souvenait que c'était lui qui m'avait offert cette robe ? J'étais heureuse qu'il découvre à quel point elle m'allait à merveille, à quel point son intuition s'était avérée juste lorsqu'il l'avait choisie ce jour-là, même si jamais je n'aurais imaginé en l'enfilant quelques heures plus tôt qu'il viendrait à l'admirer. J'avais choisi cette tenue parce que c'était celle qui me donnait le plus l'aspect d'une créature légère et virevoltante. Néanmoins, en ce moment, je me sentais plus tétanisée que virevoltante.
La passion et le danger, voilà ce que représentait Tristan. Oh, bien sûr, mes sentiments s'étaient fanés depuis tout ce temps, mais il était la bombe tapie dans un recoin insoupçonné. Un paramètre incontrôlable qui pouvait atomiser le bunker à tout moment.
– Pourquoi tu es venu ?
Je n'arrivais pas à croire qu'il ait fait deux heures de route rien que pour me voir, alors que la distance semblait si insurmontable à l'époque.
– Je suis revenu vivre dans le coin. Mes parents ont divorcé.
Ça ne répondait pas vraiment à ma question. Pourquoi tu es venu ? Pour moi ? Pour me reconquérir ? Pour rattraper le temps perdu ?
– Comment c'est arrivé ? Ils avaient l'air de bien s'entendre.
Il a incliné la tête vers moi pour approuver.
– Ma mère ne voulait pas qu'on déménage si loin, mais mon père avait peur qu'on ne nous propose pas mieux. En plus, son entreprise avait un poste vacant là-bas. Pour son boulot, c'était parfait. Mais ma mère ne s'y plaisait pas, moi non plus d'ailleurs. Ils se disputaient souvent. C'était assez pénible pour tout le monde. Bref, ils ont divorcé, ma mère est revenue vivre dans la région et me voilà.
– Ça ne me dit toujours pas pourquoi tu es venu à cette fête.
– Tu veux danser ?
Une chanson de Lewis Capaldi venait d'envahir le champ. Il s'est levé et m'a tendu la main. Décidément il avait l'art d'éluder mes questions. Je suis restée scotchée à mon ballot.
– Non.
Bien sûr, une partie de moi avait envie de me retrouver dans ses bras, juste histoire de voir ce que ça me ferait, mais l'autre trouvait que c'était trop facile. Il ne pouvait pas démêler nos destins, puis les réunir d'un claquement de doigt sans la moindre explication.
– Pourquoi j'ai l'impression que tu es furieuse contre moi ? a-t-il dit en se rasseyant.
– Tu m'as larguée par téléphone.
– Des tas de gens font ça. Tu aurais préféré que je me déplace pour te le dire en face ?
– Ce n'est pas ça le problème. C'est ce que tu m'as dit.
– Qu'est-ce que j'ai dit encore ? a-t-il soupiré comme si je m'accrochais à des détails inintéressants.
– Tu as sous-entendu que tu ne m'aimais pas, que tu n'avais aucun sentiment. Tu as insinué que l'amour n'existe pas.
J'ai vu son visage se durcir, son regard se teinter d'opacité. Ce visage-là collait tout à fait avec les mots qu'il m'avait dits ce jour-là. Non pas vraiment les mots, car au fond il avait dit si peu de choses, mais avec le silence dont il m'avait écrasée, avec tous ces mots en suspens, ces paroles rassurantes que j'avais attendues, qu'il n'avait jamais prononcées.
– Je n'ai jamais dit que ça n'existait pas. C'est surtout un sujet que je ne voulais pas aborder. Parler de sentiments, c'est inutile, superflu. Ça sert à rien.
Inutile. Superflu. J'avais l'impression de m'entendre parler. J'avais sorti le même baratin à Mattéo et à bien d'autres. Et pourtant ce discours, quand il sortait de la bouche de Tristan, me révoltait.
– En plus, c'était vraiment le pire moment pour mettre ce sujet sur le tapis, a-t-il ajouté. Pourquoi se parler de sentiments alors qu'on allait se séparer ?
– Peut-être que si on en avait parlé avant, on ne se serait pas séparé, ai-je rétorqué.
Il a secoué la tête.
– L'amour, ça ne suffit pas pour qu'une relation marche. Il faut que les deux personnes avancent dans la même direction. Nous deux, on n'allait pas dans la même direction. À quoi ça t'aurait servi que je te dise « Je t'aime » à part à chialer tous les soirs dans ton lit ?
Je ne savais pas s'il insinuait qu'il m'avait aimée mais ne me l'avait jamais dit. Je ne parvenais pas à décrypter ses paroles ni son regard qui prenait soin de m'éviter, bien à l'abri dans son sanctuaires de boucles. Qu'est-ce que j'aurais vu dans ses yeux s'il m'avait regardée ? Qu'y avait-il dans ses yeux qu'il ne voulait pas que je voie ? Tristan semblait toujours se réfugier derrière une aura de mystère. J'avais trouvé ça charmant autrefois. Je trouvais ça terriblement frustrant aujourd'hui.
Peut-être que si je déposais mon armure, il en ferait de même.
– Ça aurait servi à ce que je me batte pour toi. Si on avait eu des sentiments réciproques et qu'on avait eu l'audace de se le dire, on aurait réussi à surmonter la distance. J'aurais pu déplacer des montagnes pour toi si seulement tu m'avais prouvé que je comptais pour toi. On avait tout pour être heureux et toi tu es resté complètement muet.
Contrairement à ce que j'espérais, il s'est encore plus renfermé.
– Je ne te dirai pas que j'avais des sentiments pour toi juste pour flatter ton égo.
– Ce n'est pas une question d'égo. Au moins j'aurais pu me dire qu'on avait vécu une belle histoire. Tu n'imagines pas comme c'est horrible d'apprendre du jour au lendemain que la personne avec qui tu as tout partagé, vécu toutes tes premières fois, ne t'aimait pas. On est resté un an ensemble, à mes yeux c'était une super belle histoire d'amour. Et puis en un coup de fil, tout a changé. J'ai eu l'impression que j'avais été toute seule à ressentir ce que je ressentais, que je m'étais illusionnée du début à la fin. Et tous les bons souvenirs se sont transformés en mauvais.
– J'étais attaché à toi, a-t-il ajouté d'un ton adouci. Mais je ne suis pas doué pour parler de ça.
– Pourquoi ?
– Je ne sais pas. Peut-être parce que mes parents ne m'ont jamais encouragé à montrer mes émotions. Mon père me disait toujours qu'un garçon ne doit pas se montrer vulnérable. Que même si on est triste ou ému, il faut garder la face. Pour moi, montrer ses sentiments, c'est une faiblesse.
– Pas quand tu as en face de toi une fille sincère qui te prouve qu'elle t'aime tous les jours, ai-je rétorqué.
Il a haussé les épaules.
– Avant toi, je suis sortie avec une fille qui avait toujours besoin d'être rassurée. Elle s'est mise à me questionner sur mes sentiments, elle disait qu'elle avait des doutes, qu'elle n'était pas sûre de ce que je ressentais. Alors j'ai fait un gros effort pour m'ouvrir à elle. Je lui ai dit que je l'aimais, elle et personne d'autre. Je n'avais jamais dit ça à personne. Je lui ai dit pour ne pas la perdre et au final, ça n'a servi à rien.
– Qu'est-ce qui s'est passé ?
– Elle m'a dit qu'elle m'aimait aussi, mais ça ne l'a pas empêchée de me tromper et de me larguer un mois plus tard. Alors pour moi, le « Je t'aime », tu vois, il n'a pas beaucoup de signification. Les sentiments, ça n'offre aucune garantie. Quelqu'un peut te dire « Je t'aime » et te tromper et te larguer. Franchement, j'ai regretté de le lui avoir dit. Je me suis senti trahi et humilié. C'est pour ça que quand tu as commencé à me parler de sentiments au téléphone, je me suis braqué. J'avais pas envie de m'aventurer sur ce terrain. Pour moi, c'est un terrain miné.
– J'ai l'impression d'avoir payé les pots cassés pour ce qui s'est passé avec ton ex. Moi je ne t'aurais jamais quitté ni trompé.
– Qu'est-ce que tu en sais ? J'étais super loin. Tu allais forcément rencontrer d'autres personnes, être tentée. Je crois que tu ne te rends pas compte, mais c'était super compliqué pour moi à l'époque. Je venais de perdre mes affaires, ma maison, l'ambiance était survoltée entre mes parents. J'avais l'impression que ma vie était en train de s'effondrer.
– Alors tu as préféré perdre ta copine aussi ?
– Ça m'a paru moins pire d'arrêter avant qu'on se fasse du mal. Je n'aurais pas pu supporter si un jour tu avais appelé pour me dire : « C'est fini, j'ai trouvé un nouveau mec. » J'étais sûr que ça finirait par arriver.
– Ce n'est pas comme ça que tu m'as expliqué les choses.
– Parce que si je t'avais expliqué les choses, tu m'aurais dit « mais non, ça n'arrivera pas ». Peut-être que tu aurais réussi à me convaincre. Et puis j'aurais eu deux fois plus mal.
– Je ne t'aurais pas trahi. Peut-être que ça n'aurait pas marché à cause de la distance, mais je ne t'aurais jamais trahi.
– C'est facile de dire ça après coup. Écoute, pour moi, les paroles, c'est du vent. Seuls les actes comptent.
Il a regardé en direction du feu autour duquel des couples dansaient insouciamment, comme s'il se demandait pourquoi nous ne pouvions pas en faire autant. Il ne m'avait jamais paru si proche et si lointain à la fois. Seuls quelques centimètres nous séparaient et pourtant c'était comme si nos cœurs se tenaient l'un et l'autre à chaque extrémité de la muraille de Chine.
– Certaines filles ont besoin d'entendre certains mots, ai-je murmuré.
– Alors quoi, tu aurais préféré que je te baratine ?
– Non, bien sûr que non, il aurait fallu que ce soit sincère. Je n'avais même pas besoin que tu me dises « Je t'aime », tu aurais pu l'exprimer par d'autres mots. Il aurait suffi que j'en sois convaincue, que je me sente enveloppée, rassurée. Mais tu n'as même pas été capable de me dire que tu tenais à moi.
– Tu ne préfèrerais pas danser, qu'on oublie tout ça ? Je ne suis peut-être pas doué pour les mots d'amour, mais je sais danser.
Je ne savais toujours pas ce qu'il pensait, ce qu'il ressentait. Mais je savais que je ne pouvais pas le forcer à s'ouvrir. Il était comme ça. Il avait trempé son cœur dans l'acier. Il ne me le laisserait jamais l'apercevoir. Avec lui, je serais toujours dans le flou. Et peut-être qu'il avait raison, peut-être que les actes valaient plus que les mots, même si je trouvais ça triste de penser que peut-être il m'avait aimée, mais que jusqu'à la fin de nos vies, il garderait le secret.
Alors qu'il m'enlaçait par la taille et que je nouais mes mains autour de son cou, je m'attendais à entendre mon cœur se réveiller, sortir de sa longue torpeur. J'ai posé ma tête contre son torse, sensation qui autrefois me procurait mille frissons. Mais, à mon grand dépit, je ne ressentais rien. Peut-être que c'était trop tard, que le bunker était invincible maintenant.
Et puis, d'un coup, l'émotion m'a pris au ventre. Une émotion puissante, incontrôlable, qui semblait pouvoir puiser toutes les larmes de mon corps.
Mais ça ne venait pas de Tristan.
Entre deux flammes vacillantes, je venais d'apercevoir Laslo, dansant avec une fille. Voilà ce qui arrivait quand on laissait le silence s'installer. Bien sûr, j'aurais dû m'y attendre, mais c'était autre chose de le voir de mes propres yeux. J'avais l'impression de recevoir des milliers de petits coups de poignard, comme si on m'attaquait de l'intérieur. Pour une fois, cette rupture ne me donnait pas la sensation d'avoir gagné. Elle avait plutôt une saveur amère, un goût d'inachevé.
– Je ne suis pas un lion, je suis un chameau, ai-je murmuré en songeant au conte de Nietzsche que nous avait enseigné le prof de philo en début d'année.
– Qu'est-ce que tu dis ?
J'avais cru que j'étais un lion parce que je m'opposais à la vision de l'amour véhiculée par notre société. Mais j'étais un chameau qui portait le fardeau de Tristan, qui perpétuait son incapacité à aimer, qui obéissait à l'injonction tacite qu'il m'avait inculquée : ne dévoile jamais tes sentiments.
Et à chaque garçon que je quittais sous prétexte qu'il n'avait pas le droit de m'aimer, j'enseignais la même chose.
Je créais une armée de cœur bunkers.
Qu'est-ce que le monde allait devenir si tous les cœurs se fermaient, si chacun de nous, sous prétexte de se protéger, devenait froid, cruel, sans scrupules ?
Si l'amour déplace des montagnes, que déplacerions-nous avec nos cœurs bunkers ? Quelles forces nous habiteraient, hormis le vide et l'ennui ?
Un cœur bunker n'était pas juste un moyen de protection. C'était une machine de destruction. Car le bunker était fragile. Chaque relation le mettait en danger. Plus on passait du temps avec une personne, plus on prenait le risque de le fissurer. Pour le consolider, il fallait rompre. Pour se prouver qu'on n'avait pas de cœur, qu'on était bien à l'abri.
– Tu imagines si tout le monde était comme toi ? Si personne ne savait exprimer ses sentiments ?
– Peut-être que le monde serait en paix.
– Non, je ne crois pas. Il n'y aurait plus d'art, plus de musique, plus rien de ce qui rend les gens vivants. Et puis je ne crois pas que ce soit vraiment possible de ne pas avoir d'émotions. C'est juste de la dissimulation. Tu enfouis tout, mais ça reste là quand même. Et ça te dévore de l'intérieur.
– Je me sens très bien, merci. Tu as l'air beaucoup plus perturbée que moi, si tu veux mon avis.
Ses mains ont quitté mes hanches. Son regard était d'une humeur indéterminable.
– Pourquoi es-tu toujours si calme ? C'est insupportable !
– Qu'est-ce que tu veux de moi ?
– Savoir ce qu'il y a à l'intérieur de toi.
– Je te l'ai montré. Je n'y peux rien si tu ne l'as pas vu. Si tu cherches un mec pour te sortir les violons en te disant que tu es la fille la plus merveilleuse du monde, ça ne doit pas être très difficile à trouver. Des beaux parleurs, il y en a des tas.
Il a désigné le champ et sa horde de beaux garçons, comme s'il me laissait libre d'en choisir un.
– Je ne cherche pas un beau parleur.
– Si. Tu t'accroches aux mots comme si c'était la seule chose qui existait, la seule façon de te sentir aimée. Fais ce que tu veux, ça m'est égal. J'étais venu pour voir s'il y avait encore une étincelle entre nous. Mais tu me casses la tête pour des choses qui n'ont aucune importance, alors je préfère m'en aller.
Il a shooté dans une motte de terre et j'ai eu l'impression que c'était mon propre cœur qu'il malmenait. Je suis restée plantée au milieu du champ, brisée, tandis qu'il me tournait le dos. J'avais l'impression qu'il m'abandonnait une seconde fois. Puis du fin fond de mes entrailles, j'ai eu le courage de lui crier :
– Tu te trompes. Ça a de l'importance !
Dans le fond, je savais que je n'étais pas comme lui. Pour moi, les sentiments n'étaient pas un détail superflu. C'était la base d'une relation. C'est bien pour cela que toutes mes relations finissaient à la poubelle. J'avais besoin d'entendre mon cœur battre pour avancer. Et le bunker en étouffait les battements.
Comme si c'était un signe, la voix de Madonna a envahi le champ. C'était moi qui avais créé la playlist et je n'avais pas manqué d'y inclure ma chanson préférée. Des phrases auxquelles je n'avais jamais prêté attention résonnaient à mes oreilles, conférant à la chanson un tout autre sens.
Pain is a warning that something's wrong.
La douleur est un avertissement que quelque chose ne va pas.
Si je souffrais autant, c'est parce que je l'avais aimé. Cette douleur-là n'était pas factice. Oui, j'avais aimé Tristan. Si j'étais honnête avec moi-même, je savais que ce n'était pas une illusion. C'était la plus belle chose que j'avais ressentie. Et si j'avais été capable d'aimer Tristan, j'étais probablement capable d'aimer d'autres personnes.
Your heart is not open, so I must go.
Ton cœur n'est pas ouvert, alors je dois m'en aller.
Dans cette chanson, Madonna ne s'en va pas pour détruire, mais pour se mettre à l'abri d'un amour non-réciproque. Le pouvoir des au revoir, ce n'est pas le pouvoir de rompre avec n'importe qui, n'importe quand. C'est le pouvoir de dire au revoir à une personne qui n'a pas su nous aimer.
C'est ce que Laslo avait fait avec moi. Il était parti parce que ses sentiments n'avaient pas trouvé d'écho. Et peut-être qu'il en avait souffert autant que j'avais souffert du silence de Tristan.
J'avais besoin d'avoir une dernière discussion avec lui. Je ne voulais pas qu'il s'endurcisse à cause de moi, qu'il n'ouvre plus jamais son cœur à personne et qu'il fasse souffrir toutes les autres filles qui croiseraient son chemin.
Je devais mettre un terme à la malédiction des cœurs bunkers.
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