Chapitre 33
Une semaine était passée. Je n'avais pas cherché à recontacter Laslo. Emmurée dans ma fierté et mes certitudes, j'avais laissé nos chemins se séparer. Notre rupture était donc bel et bien entérinée.
Je ne l'avais pas revu une seule fois. Je m'assurais toujours que la voie soit libre pour sortir de l'immeuble. Néanmoins parfois, en passant devant le cours de madame Henkle, malgré le silence absolu qui régnait, j'avais l'impression de sentir sa présence. Son regard s'accrochait quelques instants à ma silhouette et je sentais un minuscule interrupteur s'allumer quelque part en moi, mais je percevais davantage tous les milliers d'interrupteurs qui étaient éteints.
Il y avait comme un vide en moi. C'était probablement à cause de l'ocytocine, cette hormone de l'attachement qui vous donne l'impression que certaines personnes sont indispensables à votre vie. L'ocytocine créé un phénomène de dépendance, c'est bien connu. Tout finirait par rentrer dans l'ordre. Il fallait juste attendre que mon corps retrouve son fonctionnement normal.
J'avais aussi un problème avec mon hippocampe, ce petit chef d'orchestre de la mémoire, qui avait, semblait-il, emmagasiné trop d'informations. Je n'arrivais pas à faire table rase comme d'habitude, à élire les souvenirs que je souhaitais garder et à balayer les autres. Si seulement j'avais pu remplacer le sourire de Laslo par la grosse tête de Rosa l'hippopotame.... Mais je me souvenais de tout. Des premiers mots échangés au dernier regard. De chaque instant de complicité, de la moindre caresse, de la façon dont il était habillé chaque fois que je l'avais embrassé, de toutes les nuances de regards que nous avions échangés, des ambiances électriques aux rires communicatifs, de la façon dont ses cheveux partaient en chaos quand il se réveillait et de la façon dont sa voix prenait une teinte suave quand il me désirait, tout était là dans ma mémoire, telle une mosaïque que je pourrais contempler en permanence. Tout paraissait présent. Le temps refusait de faire son travail, d'imprimer le sceau du passé et d'archiver cette histoire dans des tréfonds inaccessibles. Quelque chose avait dû bugger, mais ça finirait par passer. Le corps humain est prévu pour s'autoréguler. Il fallait juste faire preuve de patience. Tout du moins, je l'espérais.
Heureusement la fête de Beltane approchait à grand pas, occupant une grande partie de mon temps libre. J'avais réussi à convaincre Irlanda de participer à l'organisation. Avec l'arrivée du beau temps, beaucoup de membres du comité avaient déserté, préférant se prélasser dehors. Nous avions peu de temps devant nous et besoin de petites mains.
– Hé ! Tu peux me passer le scotch ?
Louisa regardait en direction d'Irlanda qui, appliquée à réaliser sa couronne de fleurs, ne l'avait pas entendue. On avait opté pour des marguerites jaunes pour symboliser la lumière du soleil, agrémentées de quelques branches de thym et de feuilles de laurier pour le clin d'œil aux fées.
– Irlanda ! l'ai-je interpellée, ce qui l'a immédiatement fait sursauter. Tu peux passer le scotch ?
– Tu t'appelles Irlanda ? a relevé Trevor, occupé à poncer le mât pour enlever les petites irrégularités de l'écorce. Je parie qu'il y a une longue histoire derrière ce prénom...
J'ai frémi. Il était clairement en train de la draguer, totalement inconscient que c'était la pire manière de s'y prendre. Si nous avions été dans une bande-dessinée, on aurait pu voir de la fumée sortir des oreilles d'Irlanda. Elle s'est levée et s'est approchée comme si elle avait l'intention de le ficeler au mât avec un morceau de scotch sur la bouche.
– Et toi pourquoi tu es grand ? Tu as mangé beaucoup de soupe quand tu étais petit ? Tu comptes des géants parmi tes ancêtres ? Et pourquoi tu es blond ? Tu viens de Finlande, de Norvège, de Suède ? Tu as des origines vikings ?
– Euh non, a-t-il répondu, désarçonné.
– Eh bien, moi, je m'appelle Irlanda. C'est tout. C'est comme ça.
La présidente du comité venait de faire son apparition. Elle s'est approchée pour faire la bise à Irlanda :
– Moi c'est Marine. Et non je ne suis pas née dans l'océan. Même si on me pose toujours la question. C'est agaçant à la longue de devoir prouver que je n'ai pas de queue de poisson.
Tout le monde a rigolé, ce qui a aussitôt détendu l'atmosphère.
Marine a déposé une pile de flyers sur la table, tout en murmurant :
– J'espère que ça suffira.
Je me suis emparée d'un flyer et j'ai lu : « Les dix règles d'or pour une soirée réussie. »
Règle numéro un : On ne dit pas bonjour à une fille en lui mettant la main aux fesses. Les filles préfèrent entendre le son de ta voix. C'est beaucoup plus sexy.
Règle numéro deux : Les gros mots, ça n'excite personne.
Règle numéro trois : Non signifie « Je ne te donne pas l'autorisation de faire ce que tu as envie de faire. » Pas la peine de chercher, il n'existe pas d'autre signification à ce mot.
Règle numéro quatre : Une fille qui a bu est vulnérable. Ne profite pas de la situation.
Règle numéro cinq : Si tu n'es pas sûr qu'une fille soit d'accord, considère qu'elle ne l'est pas. Ou pose-lui la question. C'est la façon la plus simple d'obtenir la réponse.
– La boîte de simulation virtuelle n'a pas fonctionné ? a questionné Irlanda.
– Si, ça a cartonné. On a reçu quelques plaintes, mais uniquement de mecs qui s'étaient faits mettre dehors et qui prétendaient n'avoir rien fait. Malheureusement, on n'a pas les moyens de louer un vigile et une boîte de simulation virtuelle pour chaque évènement, donc il faudra tout miser sur les affiches cette fois.
– Je veux bien les distribuer, ai-je proposé.
– Tu ne préfères pas profiter avec ton copain ?
J'ai perçu un brin de sarcasme dans sa voix. Comme si elle me reprochait de ne pas m'être suffisamment impliquée lors de la précédente soirée. C'est vrai que j'avais passé tout mon temps dans les bras de Laslo et que j'avais omis de venir ranger le lendemain.
– Il faut les distribuer uniquement aux garçons ? ai-je insisté, faisant mine de ne pas avoir saisi son reproche.
– Non, à tout le monde. Les dernières phrases sont pour les filles.
J'ai continué ma lecture.
Règle numéro six : Aucune tenue, aussi sexy soit-elle, ne justifie qu'on te manque de respect.
Règle numéro sept : Evite de t'éloigner de la fête avec un garçon que tu ne connais pas. Si tu le fais, préviens une de tes amies.
Règle numéro huit : N'hésite pas à affirmer clairement ce qui te dérange.
Règle numéro neuf : Si quelque chose tourne mal, viens nous trouver ou parles-en à une amie. Ne garde pas ça pour toi.
J'ai retourné le flyer pour lire la suite, mais il n'y avait rien au dos. J'ai levé les yeux vers Marine.
– Euh, pourquoi il n'y a que neuf règles alors qu'il est inscrit « les dix règles d'or pour une soirée réussie » ?
– Le mauvais fichier a été envoyé à l'imprimeur, a-t-elle maugréé.
– Et c'était quoi la dixième règle ?
– Franchement je n'en ai aucune idée. C'est Rachel qui les a établies. Elle fait partie d'un groupe féministe. J'ai validé sa proposition. Puis elle a envoyé le mauvais fichier, on s'est disputées et elle m'a bloquée de partout. Et maintenant impossible de me rappeler quelle était la dixième règle. De toute façon, ça ne servirait à rien, les flyers sont déjà imprimés.
– Est-ce que je peux inventer la dernière règle ?
– Et la recopier à la main sur les deux cents flyers ? a-t-elle répliqué, le regard un brin moqueur.
– Je n'ai pas grand-chose à faire de mes mains pour le moment. Ça pourrait m'occuper.
– Si ça t'amuse, ce n'est pas moi qui vais t'en empêcher. Mais il faut trouver quelque chose de pertinent.
– Je trouverai.
Bryan s'est emparé de la couronne de fleurs d'Irlanda et l'a posée sur sa tête.
– Alors ? Ça me va bien ? a-t-il demandé en posant une main sur sa hanche en mode mannequin.
Il portait un long gilet qui ressemblait à un kimono. Avec ses cheveux courts, il semblait se situer à mi-chemin entre le samouraï et la geisha.
– On a prévu des couronnes de lierre pour les garçons, a informé Marine d'un ton hésitant.
– Je pourrais te confectionner une couronne avec du lierre et des marguerites, a proposé Irlanda, ce qui a eu l'air de plaire à Bryan.
– Tu es vraiment la meilleure, l'a-t-il remerciée en se penchant pour l'embrasser, ce qui a déclenché une paralysie du visage de Trevor, comme s'il venait d'avoir une attaque.
Marine a paru mal à l'aise elle aussi et est partie s'intéresser au travail des autres.
– Au fait, tu sais ce que représentes ce mât ? a chuchoté Bryan en se penchant vers Irlanda pour la mettre dans la confidence. Ce sont les parties intimes d'un dieu. C'est pour ça que Trevor s'en occupe avec autant de délicatesse.
On a tous rigolé face à Trevor qui caressait le mât pour évacuer la sciure de bois.
– Quoi ? a-t-il demandé. Qu'est-ce qui vous fait rire ?
– Rien, rien, a-t-on prétendu en retournant à nos couronnes.
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