Chapitre 32
Le lendemain, Irlanda s'est inquiétée que je ne vienne pas prendre ma douche. Elle a frappé à la porte et m'a trouvée, assise sur mon lit, mon smartphone entre les mains.
– Ça va ?
– J'ai un problème.
– Lequel ?
– Je viens de lire que pour maitriser la langue des signes de façon amateur, il fallait prendre deux cents heures de cours. Et pour la maitriser vraiment, quatre cents vingt heures !
– Tu veux apprendre la langue des signes ?
– Non ! C'est fini avec Laslo. Et je viens de réaliser qu'il va continuer à venir ici pendant une éternité. Quand j'ai commencé à sortir avec lui, je pensais qu'il aurait achevé sa formation en quelques mois. Mais il vient deux fois par semaine, ce qui fait seulement quatre heures de cours. Il me faut une calculette.
J'ai ouvert l'application de calcul.
– Attends, pourquoi vous avez rompu ? Ne me dis pas que c'est à cause de cette histoire de « Je t'aime » ?
J'ai tapé mon équation jusqu'à ce que l'écran affiche son verdict :
– Deux ans ! ai-je hurlé. S'il veut se former correctement, ça va durer deux ans !
Irlanda me toisait d'un air perplexe, totalement dénué d'empathie.
– Qu'est-ce qui s'est passé avec Laslo exactement ?
– D'abord, il m'a emmenée voir le coucher de soleil pour me parler de chèvres.
– C'est bizarre.
– Ah, tu vois, toi aussi tu trouves ça louche ! Je suis sûre qu'il voulait me faire une déclaration, mais il a dû sentir que je n'étais pas prête, alors il a pris les chèvres de son cousin en otage pour noyer le poisson. Ensuite, il a voulu qu'on officialise notre couple sur Facebook, puis il a voulu me présenter à ses parents.
– Désolée, mais à part cette histoire de chèvres, je ne vois rien d'étrange dans l'enchainement des évènements. Vous vous entendez super bien, tu l'as dit toi-même, alors votre relation commence à devenir plus sérieuse. À ta place, je me serais sentie plutôt flattée qu'il veuille te présenter à ses parents.
J'ai secoué la tête.
– C'étaient des signes avant-coureurs de la phrase fatidique. J'aurais dû le voir venir. C'est dommage. Je croyais qu'il était cool et qu'il ne précipiterait pas les choses.
– Quelle phrase fatidique ?
– Les trois petits mots débiles...
J'ai esquissé mon au revoir personnalisé.
Irlanda s'est renfrognée.
– Mais qu'est-ce qui ne va pas chez toi ? Tu ne te rends pas compte de la chance que tu as de rencontrer des garçons qui t'aiment vraiment ? Tu as plein d'opportunités et tu n'es jamais satisfaite. Qu'est-ce que tu leur reproches exactement ? D'avoir un cœur ?
– Raconte-moi ta pire rupture, Irlanda.
Elle s'est assise sur le lit, songeuse, comme si elle se plongeait dans un lointain passé.
– Euh... C'était par SMS. Il m'a envoyé un message pour me dire que c'était fini.
– C'est ça, ta pire rupture ?
– C'était pas drôle. Je ne m'y attendais pas.
– Quel âge tu avais ?
– Quinze ans.
– Est-ce que ça a changé fondamentalement celle que tu étais ? Est-ce que ça t'a freinée pour sortir avec d'autres garçons ?
– Non. Je me suis dit que c'était un crétin et je suis passée à autre chose.
– Hum... Est-ce qu'on t'a déjà dit « Je t'aime » ? ai-je poursuivi mon interrogatoire. À part Bryan.
Je savais que Bryan le lui avait dit, mais Bryan faisait partie de cette espèce rare d'être humain dénué de filtre qui disait tout ce qu'il ressentait. Il avait un cœur plus grand que celui d'une fille et d'un garçon réunis. Ce n'était pas un échantillon représentatif de la gent masculine, comme il l'avait dit lui-même.
– Oui. À peu près chaque garçon avec qui je suis restée plus d'un mois me l'a dit.
– Et tu les as crus ?
– Eh bien, oui, je crois qu'ils étaient sincères. Enfin, sur le moment. Les « Je t'aime » ont souvent un temps d'expiration.
– Moi, il ne m'a jamais dit « Je t'aime ». Alors que c'est la personne que j'ai le plus aimée de toute ma vie, celui avec qui j'ai tout partagé. Et non seulement il ne m'a jamais dit « Je t'aime », mais il m'a clairement fait comprendre qu'il ne m'aimait pas. Si un seul jour, je devais entendre ces mots, je voudrais que ce soit de sa bouche. Je ne peux pas supporter que d'autres mecs se permettent de me dire « Je t'aime ». Je ne peux pas le tolérer. Ça ressemble à une vaste supercherie. C'était le seul qui aurait pu donner un sens à ces mots, mais il a préféré les anéantir.
– Tu parles de Tristan ?
– Oui. Je ne t'en ai jamais parlé parce qu'on a rompu au moment où tu as perdu tes parents.
Irlanda était la seule à pouvoir comprendre. C'est à elle que je m'étais confiée la première fois que j'avais embrassé Tristan. Elle savait ce qu'il représentait pour moi. Elle savait que c'était le garçon à qui j'avais offert toutes mes premières fois.
– Vous ne vous êtes jamais revus après les inondations ?
– Si. Quand les routes ont été dégagées, je suis allée jusqu'à l'hôtel où il logeait. Il m'a prise dans ses bras, il paraissait vraiment heureux de me retrouver. On est allé se promener et on est entré dans un centre pour les sinistrés qui proposait plein de choses à donner. Tristan a trouvé une robe blanche magnifique. J'ai protesté que je ne pouvais pas l'accepter parce que je n'étais pas sinistrée et je l'ai reposée sur le tas. Quand on est sorti, il m'a demandé de regarder au fond de sa caisse pour prendre une bouteille d'eau. Et j'ai découvert la robe. Il l'avait emportée. Elle était vraiment ravissante.
Je me suis sentie submergée par l'émotion. Une émotion incontrôlable. Ce jour-là, il n'y avait pas eu de « Je t'aime » échangé. Mais cette robe je l'avais accueillie comme une preuve d'amour. Tout comme il m'offrait des glaces en guise de pardons, ce cadeau semblait avoir une signification.
– Malheureusement il ne m'a jamais vue avec, ai-je ajouté tout en réalisant que c'était la robe que j'avais portée pour l'anniversaire de Mattéo.
J'avais offert à Mattéo un souvenir que j'aurais voulu laisser à Tristan.
– Qu'est-ce qui s'est passé ?
– Il a été très occupé. Il donnait un coup de main à gauche et à droite pour aider ceux qui avaient été inondés. Il avait toujours quelque chose à faire : repeindre un mur, dégager un jardin. Je n'ai pas eu l'impression qu'il y avait de souci entre nous, juste qu'il avait d'autres priorités. Tout m'a paru normal jusqu'à ce qu'il m'appelle pour m'annoncer qu'il allait déménager. Cette rupture a été tellement brutale, inattendue, improbable.
Si j'accordais autant d'importance à peaufiner mes départs, c'est parce que ma rupture avec Tristan avait été minable. On s'était quittés en quelques secondes. Je n'avais pas vu son visage. Je n'avais pas pu lui adresser un regard, lui laisser quelque chose de moi. Je lui avais permis de m'oublier du jour au lendemain.
– Je me suis heurtée à un mur, ai-je conclu après lui avoir relaté le fiasco de cette conversation où Tristan, après avoir démêlé nos destins, avait fait le sourd quand j'avais abordé la question des sentiments.
– C'est un garçon, a commenté Irlanda. Les garçons ne sont pas très doués pour dévoiler leurs sentiments.
– Rappelle-moi combien de garçons t'ont dit « Je t'aime » ?
– Euh, trois. Quatre, si on compte Bryan.
– Voilà !
– Ce n'est pas pour autant qu'ils m'aimaient d'un amour profond. Vu la rapidité avec laquelle certains m'ont oubliée, j'ai de gros doutes.
– Oui, mais ils ont été capables de te le dire. Lui ne sait même pas ce que ça signifie. Pour lui, c'est pareil que saperlipouin-pouin.
– Sérieux ?
– Rataquimofoutimus.
– Quoi ?
– C'est exactement la réaction que ça a déclenché quand je lui ai parlé de sentiments. Comme si nous ne parlions pas le même langage.
– Alors tu cherches à te venger de ce que Tristan t'a fait sur les autres garçons ?
– Non. Enfin pas consciemment en tout cas. C'est surtout que toute cette histoire de sentiments me parait absurde à présent. Dès que je sens qu'ils commencent à s'attacher, qu'ils ont le « Je t'aime » au bord des lèvres, ça m'insupporte. Si la seule personne que j'ai aimée n'a pas su m'aimer en retour, alors je préfère n'être aimée par personne. Je ne crois plus en l'amour.
J'avais trouvé du réconfort dans la théorie selon laquelle l'amour est un mythe. Si l'amour n'existait pas, alors ça devenait acceptable que Tristan ne m'ait jamais aimée. Plus acceptable que l'idée que je n'aie pas réussi à allumer quelque chose dans son cœur.
– Tu ne crois pas que tu t'es construit ton propre mythe selon lequel l'amour est un mythe ? a suggéré Irlanda.
– Je ne sais pas. Parfois je suis perdue. Est-ce que l'amour est une construction sociale, un phénomène biologique, une réalité ? Je n'y vois plus clair.
– Peut-être que ces hypothèses ne s'excluent pas l'une l'autre, a-t-elle suggéré. Quand j'étais petite et que mes parents avaient des opinions contraires, je voulais à tout prix savoir qui avait raison. Plutôt que de défendre sa propre vision des choses, ma mère me racontait un conte que je trouve très pertinent.
Elle m'a jeté un regard comme si elle cherchait mon approbation. Je lui ai fait un petit signe de tête pour lui dire que je serais ravie de l'écouter.
Son regard s'est perdu dans le vide comme chaque fois qu'elle évoquait ses parents. J'avais presque l'impression que sa mère venait de se pencher par-dessus son épaule pour lui souffler ces mots :
– Une nuit, un animal est capturé et placé dans une tente au milieu d'un village. Les villageois sont curieux. Ils veulent savoir à quoi ressemble cet animal. Quatre hommes décident de se faufiler dans la tente pour toucher à tour de rôle la mystérieuse créature. Le premier ressort de la tente en déclarant : « Ça ressemble à un immense papillon qui bat des ailes. » Le second décrète : « C'est comme un énorme ver de terre. » Le troisième affirme : « C'est grand et lourd comme un tronc d'arbre. » Et enfin le quatrième soutient : « Ça ressemble à un balai. »
Je l'écoutais attentivement, même si je ne voyais pas où elle voulait en venir.
– Une dispute éclate, car chacun est persuadé de détenir la vérité. Le sage du village leur dit : « Attendons que le jour se lève et nous verrons. » Au petit matin, on fait sortir l'animal. C'est un éléphant dont les oreilles ressemblent à un papillon, dont la trompe est comme un énorme ver de terre, dont les pattes ont l'aspect rugueux d'un tronc d'arbre et dont la queue ressemble à un balai. Le sage dit : « Vous aviez tous raison, mais seulement en partie. »
Irlanda m'a adressé un sourire en concluant :
– Peut-être que toutes tes hypothèses sur l'amour sont vraies, mais seulement en partie. Peut-être que l'amour est un peu une construction sociale, un peu un phénomène physiologique, mais aussi un sentiment beau et profond. Tout cela ne se contredit pas forcément.
Elle semblait persuadée d'avoir trouvé la solution. Certes, ce conte était très joli. Mais, au fond de moi, j'avais l'impression que ce que des mots avaient brisé, des mots ne pourraient le réparer. J'éprouvais toujours le besoin de fuir. Je n'étais pas sûre d'avoir envie de laisser quelqu'un se faufiler à l'intérieur du bunker. Le bunker était mon rempart précieux. C'était grâce à lui que j'étais forte en toutes circonstances.
– Laslo n'est pas Tristan, a ajouté Irlanda comme si elle percevait mon hésitation. C'est un mec en or.
– Je te rappelle qu'il y a quelques mois encore, tu le surnommais détritus.
– Eh bien, ça a changé. Maintenant il mériterait d'être baptisé « homme béni des dieux susceptible de réveiller le cœur de ma meilleure amie. » Je ne t'ai jamais vue aussi heureuse dans tes relations précédentes.
Oh si. Elle ne s'en rappelait peut-être pas, mais j'avais été tout aussi heureuse avec Tristan. Ça ne voulait rien dire.
– Désolée si ça te déçoit, mais je crois que Laslo et moi, c'est vraiment terminé.
Les mots ont rapé ma langue comme si je venais de cracher quelques lamelles d'acier.
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