Chapitre 27

La balade avait pour thématique : « À la découverte du tétras lyre. » Ce nom m'évoquait une créature tout droit sortie d'un film d'Harry Potter, jusqu'à ce que la mère de Laslo nous informe qu'il s'agissait d'un oiseau galliforme, également surnommé coq ou poule de bruyère.

– Il y a peu de chances que nous en observions aujourd'hui. Ils sont très farouches et ont tendance à se cacher, surtout en hiver, mais vous les entendrez peut-être roucouler.

La visite a commencé par la traversée d'une vaste étendue d'herbes jaunes et de bruyères, où se trouvaient quelques tourbières qui s'étaient formées dix mille ans plus tôt, à la fin de la dernière glaciation.

– Lorsqu'il gèle, le tétras lyre construit de petits igloos sous la neige, a mentionné la mère de Laslo, les mains glissées dans sa grosse doudoune verte.

Deux kilomètres plus loin, nous avons découvert un attroupement de bouleaux, le seul arbre capable de s'implanter dans ces sols acides. Notre guide nous a montré les petites inflorescences qui pendaient le long des branches et qui constituaient la nourriture du tétras lyre en hiver. Puis elle nous a expliqué pourquoi l'espèce était en déclin, notamment à cause des variations climatiques, le tétras lyre étant incapable de réguler sa température corporelle.

– Il y a aussi eu un feu de forêt qui a dévasté la région en 2011 et décimé la population de tétras lyres.

J'ai ressenti un petit choc dans ma poitrine. Ça me faisait toujours cet effet quand on évoquait une catastrophe naturelle. La grandeur de la nature s'exprimait de bien des façons : par sa beauté, tout comme par sa force de destruction.

Ma mère écoutait attentivement toutes ces informations. Elle ne s'était pas plainte une seule fois depuis le début de la promenade, mais je n'aurais su dire si elle prenait sur elle ou si elle passait un bon moment. De tourbières en bocages, nous avons atteint de petits pontons qui serpentaient par-dessus des marécages. « Plusieurs loups ont été aperçus par ici », nous a informés notre guide en désignant l'immense vallée ourlée par une sombre forêt.

Soudain, au détour d'un chemin, Irlanda m'a tirée par la manche en me désignant des broussailles :

– C'est le moment de s'éclipser.

– Quoi ?

Elle a tapoté l'épaule de ma mère.

– On va faire quelques selfies par là. Ne nous attendez pas. On vous rattrapera.

Ma mère a à peine eu le temps de balbutier quelque chose qu'on avait déjà décampé.

– Bon maintenant, c'est quoi le plan ? ai-je demandé alors qu'on était perdues au milieu de nulle part.

– On attend que le groupe s'éloigne. Et on laisse faire le destin.

– Hein ?

Qu'est-ce qu'elle s'imaginait ? Que ma mère allait tomber amoureuse et repartir à l'aventure comme lorsqu'elle avait vingt ans ? Il était temps qu'Irlanda redescende de son petit nuage. On ne rencontrait pas l'amour au détour d'un sentier de randonnée et ce n'était pas le remède à tout.

– Ça guérit plus de choses que tu ne le crois ! m'a-t-elle rétorqué. Mais je n'espère pas qu'elle rencontre l'amour. Je sais qu'il y a une chance sur un milliard pour qu'elle le trouve ici. Je veux juste lui laisser l'occasion de faire connaissance avec des gens de son âge et elle ne le fera pas si elle nous a dans les pattes.

– Et nous, comment on va faire pour rentrer ? Je ne me rappelle déjà plus comment on est arrivées jusqu'ici. Tu as entendu qu'il y avait des loups ?

Soudain j'ai entendu mon prénom fendre l'air :

– Elsa.

Puis une autre voix, que je connaissais bien :

– Elsa. Irlanda.

J'ai regardé Irlanda. Elle m'a incitée à me cacher derrière un arbre tandis que les voix se rapprochaient.

– Ne vous inquiétez pas, on va les retrouver, a déclaré une voix d'homme.

– Et si elles étaient tombées dans les marécages ?

Le plan d'Irlanda était en train d'échouer. Ma mère était complètement paniquée. J'ai voulu sortir de la cachette pour me manifester, mais Irlanda m'a retenue par la manche en secouant la tête, l'air de dire : « Non, attendons encore un peu. »

Ma mère est passée sous mes yeux avec un monsieur aux cheveux grisonnants qui tenait un bâton de randonneur avec lequel il tapotait le sol, comme s'il cherchait la trace de nos pas.

– Ces marécages ne sont pas profonds. Il n'y a rien à craindre. Elles ont peut-être eu envie de tracer leur chemin de leur côté. Vous savez à cet âge-là, on a d'autres préoccupations que de contempler la nature.

– Elsa ne m'abandonnerait jamais.

Mon cœur s'est serré.

– Quel âge a-t-elle ?

– Dix-neuf ans.

– Ma fille est partie un an en Amérique quand elle avait dix-neuf ans. Je peux vous dire qu'à cet âge-là ils ont soif d'aventure.

– Vous voulez dire que vous ne l'avez pas vue pendant un an ? s'est égosillée ma mère.

– Oui, mais c'est la vie, a-t-il répondu d'un air léger. Je me suis inquiété, évidemment, mais il faut bien qu'ils prennent leur envol un jour ou l'autre.

Un silence s'est installé. Je me suis rendu compte qu'ils avaient arrêté de crier nos prénoms depuis un bout de temps. L'homme regardait à présent vers le ciel comme s'il se pouvait qu'on se soit cachées dans les arbres.

– Vous entendez ce cri ? C'est un geai. Il donne l'alerte parce que nous avons pénétré sur son territoire.

– Dommage qu'il ne soit pas capable de nous dire s'il a vu ma fille, a rétorqué ma mère, un brin agacée.

Ne voulant pas l'inquiéter inutilement, je me suis redressée et j'ai traversé les broussailles, suivie par Irlanda.

– Ah, vous êtes là ! On vous cherchait partout.

– Je voulais m'inspirer de la nature pour créer une nouvelle chorégraphie, a bredouillé Irlanda d'un air confus.

Ma mère a regardé autour de nous comme si elle cherchait ce qui pourrait bien susciter l'inspiration entre ces fougères et ces arbres dénudés. L'homme a pointé son bâton vers un arbre qui possédait une forme de trou en son centre.

– Vous avez vu la forme de ce tronc ? On dirait deux corps qui s'enlacent.

On a tous regardé attentivement l'arbre, essayant de voir ce qu'il décrivait.

– Je vois leurs jambes, a avancé Irlanda d'un ton hésitant.

– Moi je vois plutôt un animal avec une gueule entrouverte, ai-je joué le jeu. Et toi, maman, qu'est-ce que tu vois ?

Elle a laissé quelques secondes s'égrener avant de déclarer :

– Un arbre.

On a tous rigolé de concert, car au fond c'était la réponse la plus sensée. Irlanda a tout de même pris l'arbre en photo, au cas où une étude minutieuse du cliché révèlerait les fameux corps enlacés, puis nous avons rejoint le groupe qui avait fait halte un peu plus loin.

– Tout va bien ? a demandé la mère de Laslo.

– Oui, tout va bien, ai-je répondu, un sourire aux lèvres en voyant que ma mère continuait à discuter avec le monsieur.

Irlanda a sorti des sandwichs de son sac à dos et nous nous sommes assises sur des pierres plates.

– Tu devrais lui présenter Laslo, a-t-elle conseillé. Ça l'aiderait à prendre conscience que tu as une vie indépendamment d'elle.

– Je ne peux pas lui présenter Laslo. Il s'imaginerait que c'est sérieux entre nous.

– Mais c'est sérieux entre vous, non ?

Je n'ai pas eu la force de démentir. Aujourd'hui le ciel était bleu et je n'avais pas envie d'ombrer la bonne humeur ambiante. De toute façon, tout se passait bien avec Laslo pour le moment. Alors oui, d'une certaine manière, on pouvait dire que c'était sérieux. Même si j'avais ma façon personnelle d'interpréter ce mot.

– Tu sais, je pourrais passer la voir de temps en temps.

– Rien ne t'y oblige.

– Ça ne me dérangerait pas. Moi je n'ai plus l'occasion de partager ce genre de moment avec mes parents et elle s'est occupée de moi pendant presque un an. Franchement, je le ferais avec plaisir.

Je l'ai remerciée du regard. Tout à coup j'avais l'impression qu'une bouffée d'air pur venait de souffler sur mon horizon. Si Irlanda pouvait prendre le relais de temps en temps, je pouvais envisager de partir en voyage, de passer un week-end à la mer, de planifier une activité sans me dire qu'elle pouvait être écourtée à tout moment. Je savais que cela leur ferait du bien à toutes les deux. Ma mère n'avait pas la même attitude avec Irlanda qu'avec moi ; elle se comportait de façon moins infantile avec ma meilleure amie. Je l'avais bien vu la veille lorsqu'elle nous avait raconté toutes ces anecdotes. Irlanda était un rayon de soleil qui amenait toujours les gens à faire ressortir le meilleur d'eux-mêmes. Elle abordait la vie comme elle dansait : en cherchant le bon pas qui permettait de se transcender.

Ma mère est venue s'asseoir à côté de nous. Irlanda lui a tendu un sandwich.

– Alors, ça va ? Pas trop mal aux jambes ?

– Ça fait du bien d'avoir mal aux jambes, a-t-elle répondu avec un regard ému. Ça me rappelle quand je suis partie en Bretagne. Je voulais absolument voir une petite chapelle de dolmens qui était cachée au cœur d'une forêt. Ton père n'arrêtait pas de dire que ce n'était pas loin. Alors on a marché pendant des kilomètres. J'étais tellement motivée à l'idée de voir cette chapelle et lui était tellement motivé à l'idée de prouver qu'il ne s'était pas trompé de chemin. Finalement on ne l'a jamais trouvée et j'ai eu des courbatures pendant des jours, mais ça ne m'a pas dérangée parce que j'avais passé une très bonne journée.

– Et comment est-ce qu'il a réagi lorsqu'il s'est aperçu qu'il s'était trompé de chemin ? ai-je osé demander.

– Oh, il n'a jamais admis qu'il s'était trompé de chemin. Pour lui, c'était les dolmens qui n'étaient pas sur le bon chemin ou nous qui n'avions pas assez marché. Il était très borné.

– Tiens ça me fait penser à quelqu'un, a murmuré Irlanda pour me taquiner.

– Alors tu reviendras marcher la semaine prochaine ?

– Je ne peux pas te le promettre, a répondu ma mère en s'excusant du regard. On ne sait pas de quoi demain est fait. Mais, dans tous les cas, ça restera une très belle journée.

Elle m'a pris la main. Pour la première fois de ma vie, je nous trouvais un point en commun. Nous ne nous projetions pas dans l'avenir, nous évitions les promesses, car nous savions à quel point tout dans la vie est fragile.

Nous n'avons pas aperçu de tétras lyres ce jour-là. Mais à plusieurs reprises j'ai vu le sourire de ma mère et, même s'il était aussi timide et fugace qu'un oiseau, c'est l'une des plus belles choses que j'ai pu observer.


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